L’Albanie sur la route euro-atlantique

Par Odile PERROT, le 9 juin 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Democratization officer au sein de la mission de l’OSCE au Kosovo, de 2000 à 2002, Odile Perrot est docteur en science politique. Elle consacre ses activités scientifiques aux questions de démocratisation dans les Balkans.

Les élections du 28 juin 2009 sont l’occasion d’un coup de projecteur sur un pays méconnu des Balkans occidentaux : l’Albanie.

L’Albanie a intégré l’OTAN en avril 2009 et vient de déposer officiellement sa candidature à l’Union européenne. Cette arrivée sur la scène euro-atlantique peut surprendre. En effet, si l’Albanie a fait des progrès notoires depuis les années 1990, la situation reste préoccupante dans les domaines de l’économie, la corruption et la capacité à gouverner selon les normes démocratiques. Loin de constituer un État de droit fiable et une démocratie consolidée, l’Albanie bénéficie surtout – et ce n’est pas le moindre de ses atouts – d’une situation géopolitique centrale dans une région qualifiée de poudrière.

DERNIER pays du bloc d’Europe de l’Est sorti du communisme, l’Albanie désignera ses députés le 28 juin 2009. Elle reste l’un des pays les plus pauvres des Balkans, avec un PIB par habitant de 6 000 dollars américains, soit presque six fois moins que celui de la France [1]. 12% de la population vivent avec moins d’un dollar par jour et le chômage avoisine 30% de la population active. Tristement connue pour ses boat people débarquant sur les côtes italiennes, épuisés, le visage hâve et le regard vide, l’Albanie s’est retrouvée au bord de la guerre civile au milieu des années 1990. Elle est devenue une plaque tournante de différents trafics. D’un autre côté, son potentiel touristique et culturel est comparable à celui de la Grèce. Sa population est jeune et dynamique : près d’un quart des 3,6 millions d’Albanais ont moins de 14 ans. Le secteur agricole occupe 58% de la population active - mais ne contribue qu’à un cinquième du PIB - pourrait avantageusement investir le créneau du « bio ». Son histoire a été épargnée par les conflits de minorités qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie voisine durant les années 1990. Pays au profil contrasté, l’Albanie a intégré l’OTAN en avril 2009 et vient de déposer officiellement sa candidature à l’Union européenne. Cette arrivée sur la scène euro-atlantique peut surprendre. En effet, si l’Albanie a fait des progrès notoires depuis les années 1990, la situation reste préoccupante dans les domaines de l’économie, la corruption et la capacité à gouverner selon les normes démocratiques. Loin de constituer un État de droit fiable et une démocratie consolidée, l’Albanie bénéficie surtout – et ce n’est pas le moindre de ses atouts – d’une situation géopolitique centrale dans une région qualifiée de poudrière. C’est donc la stratégie de stabilisation régionale menée par les institutions euro-atlantiques qui explique la dynamique d’association actuelle.

La gestion des affaires publiques

Tous les pays membres de l’Union européenne (UE) issus du bloc communiste étaient déjà engagés dans une trajectoire de transformation politique et économique quand le régime albanais a organisé les premières élections libres en 1991. L’entrée en démocratie a toutefois été marquée par des scrutins irréguliers, des lois constitutionnelles provisoires (le projet de Constitution de 1994 a été rejeté par référendum) et une « pratique désastreuse » [2] de la gestion du pouvoir, où les hommes politiques se réunissaient souvent en catimini, à huis clos, pour sceller des accords de partage du pouvoir. En 1997, la faillite des pyramides financières [3] a déclenché une insurrection dans le sud, poussant les autorités à décréter la loi martiale. Pour ramener le pays à la paix, la mission « Alba » de l’OTAN a été déployée et des élections anticipées ont été organisées sous la pression de l’UE et des Etats-Unis. Pour restaurer la légitimité des institutions, il est apparu impérieux de rédiger une norme fondamentale capable de renforcer l’autorité d’un État en faillite [4]. Ecrite avec l’assistance d’experts de la Commission de Venise [5], la nouvelle Constitution a été adoptée par référendum en 1998. Dense et complexe, elle définit un régime parlementaire démocratique. La pratique du pouvoir des Premiers ministres successifs, notamment Sali Berisha, a toutefois entraîné une « dérive des institutions » [6] en faveur d’un exécutif primo-ministériel. Là réside le problème majeur de l’Albanie, où ce sont moins les textes de loi que la gestion de la chose publique qui entrave sa marche vers l’Europe communautaire.

A titre d’illustration, la Constitution dispose que la procurature et le ministre de la Justice sont indépendants du pouvoir politique mais, depuis 1998, tous les procureurs ont été destitués par le Parlement. L’ironie est que les procureurs, généralement issus de l’opposition pour respecter les équilibres partisans à la demande des internationaux, sont systématiquement destitués par le parti qui les a nommés. Une fois au pouvoir, celui-ci ne souhaite pas être mis en cause par un magistrat trop consciencieux. C’est le cas du procureur général, Ina Rama, qui, quoique proche du parti au pouvoir en mai 2009, a subi des attaques répétées de la part de la classe politique pour avoir ouvert une enquête sur deux ministres.

Au fond, l’élite au pouvoir ne s’habitue pas au jeu institutionnel, qu’elle préfère détourner à des fins d’ambitions politiciennes. Les accords extra-parlementaires se sont ainsi multipliés, le Parlement intervenant, en aval, pour assurer le cadre légal d’arrangements conclus entre les partenaires politiques. Ces marchandages sont la règle jusqu’au sommet du pouvoir. Le résultat des dernières élections présidentielles de 2005 a sans doute été le fruit d’un compromis entre le Premier ministre sortant, Fatos Nano, et son successeur, Sali Berisha. A la tête du gouvernement, ce dernier a réuni une grande partie du Parlement en dehors de la salle plénière, dans un bureau, afin de faire accepter des amendements à la Constitution et une série de nominations. L’opposition, initialement hostile à ces manipulations, n’a pourtant pas émis de critiques. Il est vrai que certaines compensations lui avaient été promises.

Les instances européennes n’ont eu de cesse de dénoncer ces pratiques anti-démocratiques. Tout récemment, elles ont condamné la loi sur la lustration, votée en décembre 2008, qui concerne l’ouverture des archives de l’époque communiste. Le texte prévoit que soient écartées de toutes les fonctions publiques les personnes qui ont collaboré avec la police secrète de 1944 à 1990, entre le début de la dictature communiste d’Enver Hoxha et l’instauration du multipartisme puis le renoncement au stalinisme par son successeur Ramiz Alia. Suspendue jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle se soit exprimée à la demande de l’opposition albanaise, la loi a été contestée par l’Union européenne qui s’est inquiétée de l’indépendance des institutions constitutionnelles du pays. La querelle a ainsi mis en évidence les dysfonctionnements d’une classe politique qui mime la démocratie dans le seul but de se maintenir au pouvoir et d’en exploiter les ressources.

Autre point d’inquiétude, les « affaires » qui occupent la Une de la presse témoignent de l’enracinement des pratiques prédatrices au plus haut niveau. Sali Berisha avait fait de la lutte contre la corruption l’un des thèmes de sa campagne en 2005 mais, si la corruption quotidienne au niveau individuel a été réduite, la prévarication des hauts responsables s’est accrue. Exemple incontournable, la construction de la « mammoth highway » devant relier l’Albanie au Kosovo, depuis le port de Durrës jusqu’à la ville frontière de Morinë, aurait déjà coûté 230 millions d’euros aux contribuables albanais. 89% des dépenses du pays pendant l’année fiscale 2008 auraient été consacrés au projet, qui pourrait engloutir 3,2% du PIB en 2009. L’appel d’offre, gagné par le consortium turco-américain Bechtel-Enka, aurait également été entaché d’irrégularités. L’actuel ministre des Affaires étrangères, Lulzim Basha, qui était ministre des Transports et travaux publics à l’époque des faits, a été mis en cause et son immunité a été levée par le Parlement [7].

En outre, le procureur Ina Rama a ouvert une enquête sur les sources de richesse des vingt-huit personnes inculpées dans l’explosion du dépôt de munitions qui a eu lieu le 15 mars 2008, à Gërdec. Dans ce dépôt où des travailleurs, parfois mineurs, étaient payés 80-120 euros par mois et travaillaient sans aucune protection ni mesure de sécurité, des armes ont été fabriquées pour être revendues, notamment à l’armée afghane gouvernementale sous contrat américain. L’ambassadeur américain, un temps inquiété, a été mis hors de cause par la commission d’enquête formée par le Congrès américain. Avec le recul, on peut se demander si les Etats-Unis n’ont pas « indemnisé moralement l’Albanie en lui donnant l’assurance de faire partie de l’OTAN » [8]. D’autant que l’invitation faite à l’Albanie a sauvé le gouvernement Berisha, qui avait fait de l’intégration aux structures euro-atlantiques l’une de ses promesses électorales.

Pour les Albanais, le coût de ces « affaires » et d’une gestion publique dirigée par et pour les intérêts personnels de quelques-uns est élevé. Selon un rapport du Bureau d’audit de l’État (Supreme State Audit Office) publié en mars 2009, la corruption des membres du gouvernement aurait coûté 32 millions d’euros aux Albanais en 2008. Or, le contrôle international et le contexte de crise se renforçant, la situation économique du pays risque de s’aggraver. Jusqu’au début des années 2000, l’Albanie était parvenue à maintenir le cap de la politique monétaire en respectant le programme du FMI, mais l’absence de transparence entourant les privatisations et l’existence d’une économie informelle constituent de lourds handicaps. Les institutions financières internationales ont, par exemple, émis des réserves au sujet de la vente de la centrale de distribution électrique OSSH au groupe tchèque CEZ, qui s’est accompagnée du transfert des dettes de la société privatisée à l’entreprise publique KESH. Les autorités vivent toutefois au rythme des échéances électorales sans s’inquiéter des mises en garde internationales de limiter les dépenses publiques, de se concentrer sur les problèmes structurels et de respecter les règles de stabilité monétaire. A l’approche des élections de juin 2009, le gouvernement de Sali Berisha a ainsi promis une augmentation des salaires et des retraites.

Tractations partisanes, interférences avec la justice, corruption endémique et gestion critiquable des privatisations. Il semble « peine perdue » [9] d’espérer une possible responsabilisation de la classe politique, son éducation, sa moralisation, quand bien même la perspective européenne aurait un effet d’entraînement positif. Le pessimisme des analystes est également lié au constat que la jeune génération partisane, même éduquée à l’étranger, est formée dans les canons et la mentalité de l’ancienne génération. Ceux qui constitueront la future élite se sont choisi un parrain de l’ancien monde, dont ils adoptent les schèmes comportementaux. Ils emploient la même rhétorique et le même vocabulaire que leurs mentors et reproduisent les réflexes clientélistes de leurs prédécesseurs. Il n’y a donc pas rupture avec l’ancienne élite, mais reproduction. L’UE sert d’alibi pour consolider les privilèges d’une classe politique qui cherche avant tout à assurer sa place au soleil, sans aucune volonté de réussir l’intégration européenne ni de favoriser le progrès social de l’Albanie.

Facteurs stratégiques

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi l’UE et l’OTAN ont fait de Tirana un partenaire de premier plan, l’Alliance ayant accueilli l’Albanie en son sein au début du mois d’avril 2009. Tout d’abord, il faut rappeler que l’Albanie est le seul pays de la région qui n’est pas issu de l’ex-Yougoslavie et a l’avantage de ne pas devoir assumer l’héritage des guerres des années 1990. L’Albanie n’est pas gênée par le critère de coopération avec le Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie (TPIY) et sa politique n’est pas obérée par les questions de frontières et de minorités nationales. Elle est toutefois voisine des anciennes entités yougoslaves et de la Grèce, rassemble la moitié des presque six millions d’Albanais des Balkans et compte une minorité grecque au sud, où des tensions éclatent parfois. Elle représente donc un pôle de stabilité régionale indispensable et un carrefour géopolitique primordial entre l’Orient et l’Occident. En outre, elle constitue un jalon-clé de la zone de libre-échange centre-européen mise en place par l’Union européenne, afin de construire un grand ensemble régional favorisant la coopération économique mais aussi culturelle et démographique, en attendant son incorporation à l’ensemble communautaire.

La perspective européenne

Comme dans les autres pays issus du bloc de l’Est, l’ouverture démocratique en Albanie a coïncidé avec une grande demande d’Europe. Le gouvernement et la population soutiennent largement l’adhésion à l’UE [10], allant parfois jusqu’à considérer que l’Union européenne a une dette morale et culturelle envers un peuple, dont le héros Skanderbeg a défendu la chrétienté face aux Ottomans au 14ème siècle et dont le territoire national a été délimité en fonction des calculs des puissances à l’issue des guerres balkaniques.

Les premières étapes du rapprochement européen ont été d’ordre économique. Ainsi, en 1992, un accord non-préférentiel sur la coopération dans les domaines de commerce et de l’économie est entré en vigueur. Trois ans plus tard, l’Albanie demandait l’ouverture des négociations pour un accord européen, une dynamique stoppée dans son élan en raison des irrégularités entourant les élections législatives de 1996 et des violences de 1997. A partir de 1999, l’UE a accordé à l’Albanie des « concessions commerciales très généreuses » [11] exemptant de droits de douanes les importations albanaises. Mais c’est surtout le sommet de Zagreb qui a réactualisé la perspective européenne de l’Albanie. En novembre 2000, à la suite des changements intervenus en Croatie et en Serbie, ce premier sommet Union européenne-Balkans occidentaux a amorcé la stratégie de l’Union européenne vis-à-vis des pays du Processus de stabilisation et d’association (Albanie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Croatie, République fédérale de Yougoslavie - réunissant alors la Serbie et le Monténégro - et Slovénie). En ce qui concerne l’Albanie, les représentants réunis à Zagreb ont prudemment décidé de mettre en place un groupe de travail UE/Albanie pour évaluer la capacité du pays à répondre aux obligations d’un éventuel Accord de stabilisation et d’association (ASA). Le groupe a établi un rapport, sur la base duquel la Commission a exprimé un avis favorable à la négociation d’un ASA, fin 2001.

Le sommet de Zagreb de novembre 2000 a lancé le Processus de stabilisation et d’association, qui offre aux pays de la région la possibilité d’intégrer l’UE en les préparant grâce à une assistance plurielle. Fondé sur les conditionnalités de Copenhague [12], complétées par celles de Zagreb (2000) relatives à la coopération et à la réconciliation régionales, il est jalonné pour chacun des pays d’un examen annuel, qui s’appuie sur les rapports de la Commission. C’est donc à celle-ci qu’il revient d’évaluer périodiquement les progrès réalisés par chaque pays. Pierre angulaire de la politique de l’UE vis-à-vis des Balkans, le Processus associe la sécurité régionale et un partenariat formel avec l’UE, par le biais des Accords de stabilisation et d’association. Il implique l’établissement progressif d’une zone de libre-échange, un rapprochement des législations, en particulier dans le secteur du marché intérieur, ainsi qu’une coopération renforcée dans le domaine « justice et affaires intérieures ».

En juin 2003, le sommet de Thessalonique a identifié les enjeux de la politique de l’Union européenne et rappelé que « l’avenir des Balkans est dans l’Union européenne ». Aux Balkans, en contrepartie, de relever le grand défi que représente l’adoption des normes européennes. A cette fin, l’Union européenne a proposé d’engager avec les pays des Balkans occidentaux un « partenariat européen », qui débouche sur un « plan d’action » pour accélérer l’application concrète des objectifs de l’ASA. De sommets en rapports, l’UE a précisé et affiné les conditions et mesures destinées à aider au développement socio-économique des Balkans occidentaux, le soutien financier étant désormais regroupé au sein de l’instrument d’aide de préadhésion (IAP) [13], qui vise à aider ces pays à réformer et à développer leur système politique et leur économie.

Les négociations entre l’Albanie et l’UE en vue d’un ASA auraient dû ouvrir en 2002, mais elles ont été reportées, notamment parce que le droit albanais dans les domaines liés à la reprise de l’acquis communautaire (droit de la concurrence, politiques communes, politique étrangère et de sécurité commune, coopération « justice et affaires intérieures ») était à l’état embryonnaire. Et c’est le 12 juin 2006 que l’Albanie a signé un ASA, cinq ans après ceux de la Macédoine et de la Croatie ; l’Accord de stabilisation et d’association est entré en vigueur le 1er avril 2009. Confirmé comme cadre au rapprochement vers l’UE, l’ASA ne constitue pas pour autant une promesse ni une garantie. Le Premier ministre Sali Berisha a certes déposé la candidature officielle de son pays dans la foulée, lors du sommet de Prague de fin avril 2009, mais les instances communautaires ont rappelé que l’obtention du statut de candidat officiel dépendait d’un avis de la Commission, qui serait préparé à la demande du Conseil.

Concernant la possible candidature de l’Albanie à l’UE, trois éléments essentiels entrent en ligne de compte. Tout d’abord, Tirana devra répondre à un questionnaire de l’Union européenne, ce qui prendra au moins un an. Il a fallu 21 mois à la Macédoine pour répondre au document de 15 000 pages qui lui avait été adressé. Ensuite, les élections législatives du 28 juin 2009 seront un test pour le futur candidat, qui devra prouver sa capacité à respecter les canons internationaux en matière électorale et faire oublier les irrégularités des consultations antérieures. L’assassinat du député socialiste Fatmir Xhindi, début mai 2009, a néanmoins jeté une ombre sur la campagne. Le Mouvement européen en Albanie a, quant à lui, regretté que la marche vers l’UE se fasse de manière accélérée et pour des motivations clairement électorales, sans débat démocratique et sans un plan d’action clair de la part du Parlement. La population est mal informée des réalités de la candidature albanaise et du coût social inéluctable des mesures d’association. Or, la politique de construction et d’harmonisation pluridimensionnelle de l’UE implique une révolution administrative, une convergence économique et sociale, ainsi qu’une transformation de la gouvernance démocratique qui modifient en profondeur les structures du pays. Aveuglés par les retransmissions clinquantes de cérémonies officielles à Bruxelles, les Albanais sont maintenus dans l’ignorance du processus. Alors que la réussite de l’intégration européenne passe nécessairement par la prise de responsabilités politiques incontournables pour relever les défis d’harmonisation, l’adhésion à l’UE est utilisée comme ressource de légitimation par les élites au pouvoir.

Last but not least, le rapport de suivi annuel de la Commission européenne attendu à l’automne 2009 sera déterminant. Rappelons que le dernier document publié le 5 novembre 2008 avait certes souligné que l’Albanie avait progressé dans la construction de l’État de droit et d’une économie de marché viable, mais que les réformes devaient être poursuivies concernant notamment la corruption et la réforme des organes judiciaires, mais encore la restructuration de certains secteurs économiques et la mise en œuvre des normes européennes relatives à la criminalité organisée, au trafic de drogue et au blanchiment de capitaux.

La dynamique d’association de l’Albanie à l’Union européenne est complétée par la participation de Tirana au Conseil de coopération régionale et à l’Accord de libre-échange centre-européen. Le premier, héritier du Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-est, réunit une trentaine de pays, des organisations internationales et des institutions financières internationales. Les États participant ont fait serment de respecter les droits de l’homme et des minorités, de favoriser la coopération régionale, de contribuer à l’instauration de régimes démocratiques et d’encourager la création d’une économie libre de marché. Le Conseil de coopération régionale n’inclut pas d’objectif d’intégration dans son programme. Il correspond plutôt à une réorganisation de l’aide allouée aux pays de la région, sa mission étant de gérer l’aide de Bruxelles. L’Albanie appartient également à l’Accord de libre-échange centre-européen (ALECE/CEFTA), entré en vigueur le 1er janvier 2008, qui lie les Etats issus de l’ex-Yougoslavie (Slovénie exceptée) à l’Albanie et la Moldavie, afin de favoriser leur intégration commerciale intra-régionale. Parce qu’il devrait accélérer de facto les échanges avec l’UE, la classe politique albanaise y a vu une occasion d’entrer « dans l’antichambre de l’Union européenne » [14]. Toutefois, ces initiatives régionales, comme d’autres (Processus de coopération en Europe du Sud-est, Communauté énergétique, Communauté européenne des transports), visent avant tout au renforcement des structures étatiques et à l’établissement d’une zone de coopération économique régionale. La formule proposée s’inscrit dans une vision globale de la stabilisation et du développement économique et témoigne d’une volonté politique d’établir une stabilité régionale durable. Cette stratégie forme un tandem avec celle de l’OTAN, deuxième pivot de l’ensemble euro-atlantique auquel l’Albanie aspire.

Membre de l’OTAN

Parallèlement au rapprochement avec l’Union européenne, l’Albanie a franchi les étapes permettant d’intégrer l’Alliance nord-atlantique. En 1992, elle a rejoint le Conseil de coopération nord-atlantique (aujourd’hui Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA)), qui réunit les pays membres et les pays partenaires afin de dialoguer sur les questions de sécurité. Deux ans plus tard, elle est devenue membre du Partenariat pour la paix, un instrument de coopération pratique entre pays partenaires qui vise à soutenir la réforme du secteur de la défense, à encourager la création de forces armées et d’autres institutions de défense modernes, et à développer l’interopérabilité afin de préparer l’adhésion des pays partenaires. En 1999, Tirana a adhéré au Plan d’action pour l’adhésion, un programme de conseil, d’assistance et de soutien technique. Dans le sillage de ce partenariat, l’Albanie a participé aux actions de l’OTAN en ex-Yougoslavie. Elle a fourni des troupes à la force de maintien de la paix SFOR, en Bosnie-Herzégovine, et a établi une base logistique à Tirana pour les forces alliées opérant au Kosovo. L’association de l’opérationnel et de l’institutionnel s’est poursuivie jusqu’à l’adhésion en avril 2009. Ainsi, en 2003, 140 soldats albanais ont été déployés en Afghanistan dans le cadre de l’ISAF et les « trois pays de l’Adriatique » (l’Albanie, la Croatie et la Macédoine) ont signé la Charte de l’Adriatique, contribuant au processus d’intégration. Puis, les signaux positifs en faveur de l’intégration de l’Albanie se sont multipliés. Au sommet de Riga (novembre 2006), l’OTAN s’est engagée à poursuivre l’élargissement à l’Albanie, la Croatie et la Macédoine. En mars 2008, le rapport de progrès du Plan d’action pour l’adhésion 2007-2008, agréé par les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, a validé les progrès de ces pays à l’aune des critères politiques et militaires de l’Alliance [15]. C’est à la suite de ce rapport que le processus d’intégration a été lancé pour la Croatie et l’Albanie. La candidature de l’ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM) a été bloquée par la Grèce qui n’accepte pas que ce pays porte le nom d’une de ses régions.

A Bucarest, en avril 2008, l’Albanie a reçu une invitation à rejoindre l’OTAN et, à Strasbourg, en avril 2009, elle a obtenu le statut de membre. En un an, le protocole d’adhésion a donc été signé, puis ratifié par les États membres et candidats, avant que le Secrétaire général de l’OTAN n’informe le ministre albanais des Affaires étrangères qui a ordonné à son ambassadeur à Washington de déposer l’instrument de ratification au département d’État. En temps normal, l’ensemble de ces démarches durent au moins dix-huit mois, mais les États-membres ont été incités à accélérer la procédure afin que le sommet d’avril 2009, qui consacrait les 60 ans de l’Alliance, marque également le troisième élargissement [16] depuis 1989. Tirana ne s’y est pas trompée et a célébré son adhésion à l’Organisation nord-atlantique quelques jours à l’avance, se couvrant de drapeaux et d’affiches annonçant « le miracle de la liberté ». Les thématiques libératrices et démocratiques ont ainsi légitimé l’adhésion à l’organisation de sécurité collective. Le Secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, a déclaré que ce nouvel élargissement démontrait que « l’idée de la liberté est irrésistible » et le porte-parole de l’OTAN, James Appathurai, s’est félicité que l’Albanie remplisse les critères de l’Alliance dans les domaines de la démocratie et de la réforme des structures militaires. Pourtant, au-delà des discours de circonstances, Tirana a surtout été récompensée pour son rôle de « modérateur », car elle « contribue activement à la coopération régionale » et a « sur la question du Kosovo une position responsable, [contribuant] ainsi à la stabilisation européenne » [17].

Dans le contexte des désordres de l’après-guerre froide, l’OTAN a opéré une redéfinition de sa nature et de ses missions. Organisation de légitime défense collective pendant l’affrontement Est-Ouest (1947-1990), elle a été investie par la suite de la responsabilité élargie de sécurité collective dans les Balkans. Rassemblés autour de « valeurs communes », les partenaires transatlantiques ont développé une stratégie d’élargissement de l’espace de coopération comme fondement de la paix régionale, qui passe par l’établissement d’une ceinture de nations fidèles capables de protéger les portes et renforcer les confins de l’Occident. Ainsi, dans leur déclaration du 3 avril 2009 à Bucarest, les chefs d’État et de gouvernement ont souligné combien le processus d’élargissement permet « de faire avancer la stabilité et la coopération » et de « [renforcer] la sécurité pour tous dans la zone euro-atlantique » pour construire « une Europe entière, libre et en paix ». Il faut comprendre que, si l’adhésion de l’Albanie « ne renforce que marginalement la dimension militaire de l’Alliance », elle constitue surtout « un signal politique fort en faveur de la stabilisation des Balkans qui s’adresse à plus long terme aux autres pays de la région (Monténégro, Bosnie et peut-être un jour Serbie) » [18].

L’intégration euro-atlantique sert ainsi de levier au renforcement de la sécurité et de la stabilité dans la région, où la coopération entre voisins est un pré-requis « en particulier en matière d’élimination des héritages négatifs et d’amélioration du développement économique » [19]. L’Albanie est partenaire à part entière de ce nouvel ordre géopolitique, comme l’illustre la récente proposition de Washington d’abandonner son projet de construction d’un bouclier anti-missile en Pologne et de le déplacer en Albanie. L’intégration de celle-ci à l’OTAN résulte donc d’un choix politique. Elle correspond aux intérêts de l’Alliance, poursuit l’effort de pacification des Balkans et s’inscrit dans une stratégie d’ensemble de sécurité et de stabilité du continent européen.

En résumé, les processus d’association de l’Albanie s’inscrivent dans une stratégie intégrée, où l’Union européenne et l’OTAN ont chacune défini leurs responsabilités. Dans le projet du traité de Lisbonne, l’Union européenne s’en remet ainsi à l’Alliance pour ce qui est de sa défense et sa sécurité. Pari est donc fait que la jeune démocratie albanaise s’alignera d’autant plus vite sur les canons occidentaux qu’elle sera intégrée aux instances régionales, où elle peut jouer un rôle stabilisateur clé. Selon cette logique, la construction d’un État de droit, le développement économique et la coopération régionale sont des moyens plus que des fins. Pour l’UE, toutefois, le défi est à la fois d’ordre symbolique et pratique. Il s’agit d’étendre son rayonnement régional et de prouver sa vocation de héraut de la démocratie, afin de s’affirmer comme l’horloger de la grande Europe.

Copyright juin 2009-Perrot/diploweb.com


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[1Ces chiffres et ceux qui suivent sont issus du World Factbook de la CIA (2009), du rapport conjoint de la Banque mondiale (BM), du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), de l’Institut albanais des statistiques (2009) et du Vienna Economic Forum (2004 et 2005).

[2Thomas FRACHERY, « La réforme de l’État en Albanie », séminaire « La Réforme de l’Etat dans les pays post- communistes » du CERSA, Université Paris II, 14 octobre 2008.

[3De 1996 à 1997, près des deux tiers de la population ont déposé de l’argent dans des sociétés de placements qui offraient des rendements si élevés qu’ils ne pouvaient être payés qu’en puisant dans les fonds des nouveaux déposants. Avant leur chute, les pyramides avaient un passif atteignant presque la moitié du PIB de l’Albanie. Loin d’anticiper la crise, les hommes politiques, dont la campagne avait parfois été financée par ces fonds, ont même apporté leur caution à certains de ces ponzi schemes.

[4En mars 1997, les effectifs de l’armée et de la police désertaient en masse, un million d’armes étaient pillées dans les arsenaux, les postes de douane et bureaux de perception étaient incendiés. Environ 2 000 personnes ont été tuées dans les émeutes. Le secteur économique a été durement touché : bon nombre d’usines ont suspendu leur production, le commerce a été interrompu et les recettes publiques ont fondu. Fin juin 1997, le lek avait perdu 40 % de sa valeur par rapport au dollar et les prix avaient augmenté de 28 % en six mois.

[5La Commission pour la démocratie par le droit est un organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles. Créée en 1990, elle est composée d’experts indépendants nommés par les États membres du Conseil. Elle peut assister un État lors de l’élaboration de sa Constitution, publie des études théoriques sur des questions de droit et facilite la coopération entre les Cours constitutionnelles.

[6Entretien téléphonique avec Thomas FRACHERY, doctorant allocataire de recherches de Paris II Panthéon-Assas, le 29 mars 2009.

[7Voir les articles sur le sujet publié sur le site de Balkan Insight

[8Entretien téléphonique avec Thomas FRACHERY, doctorant allocataire de recherches de Paris II Panthéon-Assas, 29 mars 2009

[9Ibid.

[1096% des Albanais seraient en faveur de l’intégration européenne. Voir « L’Albanie prévoit de déposer officiellement sa candidature à l’UE », 10 mars 2009 – article disponible sur le site d’Euractiv.

[11Odeta KUMBARO, « Les premiers pas de l’Albanie vers l’Union européenne : L’accord de stabilisation et d’association », European Issues, n° 55, Fondation Robert Schuman, juillet 2002.

[12Le Conseil européen de Copenhague, qui s’est tenu en juin 1993, a fixé trois préalables à l’adhésion : un critère politique (présence d’institutions stables garantissant la démocratie et les droits de l’homme, primauté du droit, respect des minorités et leur protection), un critère économique (existence d’une économie de marché viable et capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’UE) et un critère de reprise de l’acquis communautaire.

[13Pour la période 2008-2010, le montant indicatif total de l’aide financière apportée par l’Union européenne au titre de l’instrument d’aide de préadhésion (IAP) s’élève à 4, 47 milliards d’euros.

[14Besnik MUSTAFAJ, ancien ministre des Affaires étrangères, interview publiée sur le site de la Fondation Robert Schuman, European Interview n° 14, 12 février 2007

[15Les critères d’adhésion à l’OTAN sont de trois ordres : politique (démocratie, liberté individuelle, État de droit, utilisation de moyens pacifique pour régler les différends, respect des règles des Nations unies concernant le recours à la force, respect des règles de l’OSCE concernant le traitement des minorités nationales, résolution des conflits interethniques et des différends frontaliers par des moyens pacifiques), militaire (participation à la structure militaire de l’Alliance et à la planification des forces et des capacités, mise à la disposition de forces pour la défense collective, interopérabilité des forces du candidats avec les autres membres de l’OTAN, standardisation de ses équipements, acceptation de l’approche large de sécurité propre au concept stratégique du Sommet de Washington, reconnaissance du rôle essentiel de l’arme nucléaire), financier (contribution au budget civil et militaire selon une clé de répartition calculée en fonction du PIB (O,0685% pour l’Albanie), mise en place des procédures efficaces de protection des données OTAN).

[16Après ceux de 1999 et 2004.

[17Robert LECOU, Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi n° 1272, autorisant la ratification des protocoles au traité de l’Atlantique Nord sur l’accession de la République d’Albanie et de la République de Croatie, Assemblée nationale française, n° 1409, 28 janvier 2009, p. 15

[18Ibid., p.9

[19Amadeo WATKINS et Srdjan GLIGORIJEVIC, « Partenariats d’hier et d’aujourd’hui », Revue de l’OTAN, été 2007.

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