Géopolitique des relations américano-japonaises. La relation entre Washington et Tokyo est une relique d’un monde disparu. Malgré un panache parfois maladroit du nouveau Premier ministre japonais, les États-Unis doivent encourager et accompagner la volonté du Japon de jouer un rôle politique régional et international conforme à son statut de puissance économique. Une alliance américano-japonaise est clairement dans l’intérêt des États-Unis.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de publier la Chronique Etats-Unis publiée le 15 décembre 2009 sur le site de la Chaire Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques.
LA RELATION avec le Japon n’apparaît peut-être pas comme le dossier de politique étrangère le plus urgent pour Barack Obama. Elle est cependant incontournable si les États-Unis veulent conserver une influence significative dans une région, l’Asie, dont le dynamisme économique, les tentations nationalistes, les conflits frontaliers, les menaces transnationales, et la course aux armements en font le centre de gravité de la scène internationale [1]. Même si le Japon connaît une crise de confiance et que les relations entre Tokyo et Washington traversent quelques turbulences, une alliance américano-japonaise rénovée est essentielle pour la stabilité internationale.
Dans les années 1980, les Américains (comme les Européens) craignaient que le Japon ne surclasse les économies occidentales. Ces craintes ne se sont pas concrétisées. Au contraire, les Japonais paraissent actuellement plongés dans une crise de confiance.
Depuis environ deux décennies, le pays du soleil levant doit en effet composer avec une économie stagnante et est confronté à des défis colossaux. Malgré un rebond au deuxième trimestre 2009, l’économie japonaise, très dépendante des exportations, a été durement touchée par la crise qui frappe les États-Unis et l’Europe. Entre janvier 2008 et janvier 2009, les exportations japonaises ont ainsi chuté de 46 % [2]. La dette publique atteint ainsi 180 % du PIB. Le vieillissement de la population exerce une pression considérable sur les finances publiques tout en constituant un frein au dynamisme économique. Le Japon devrait céder son rang de deuxième économie mondiale à la Chine dès 2010 [3]. Face à l’émergence économique, politique et militaire de la Chine, les Japonais ont le sentiment de voir leur place et leur rôle sur la scène internationale se réduire rapidement.
Dès lors, il n’est guère surprenant que le moral des Japonais, en particulier des élites économiques et politiques, soit empreint de morosité et même de défaitisme [4]. C’est dans ce contexte que les élections législatives d’août 2009 ont conduit à une alternance politique majeure à Tokyo. Après un demi-siècle de pouvoir quasi-ininterrompu, le Parti Libéral du Japon (PLJ) a en effet été nettement battu par le Parti Démocratique du Japon (PDJ). Ce dernier a remporté 300 des 480 sièges de la chambre basse. La plateforme électorale du PDJ était centrée sur les questions de politique intérieure. 40 pages du programme du parti étaient consacrées à la relance de l’économie, à la lutte contre un taux de natalité anémique et à la réforme du système de sécurité sociale. La section traitant de politique étrangère ne comportait que trois pages [5]. Afin de gagner l’appui des éléments les plus à gauche de sa coalition, Yukio Hatoyama a promis de renégocier un accord de 2006 concernant la relocalisation d’une base militaire américaine et de mettre un terme à la participation japonaise aux opérations navales internationales dans l’Océan Indien qui appuient l’intervention en Afghanistan [6]. À la fin août 2009, on peut lire dans le New York Times, une tribune dans laquelle Hatoyama, nouveau Premier ministre japonais, affirme que le modèle américain a été battu en brèche par la guerre en Irak et par la crise financière. Hatoyama y fait aussi part de sa volonté de rééquilibrer la relation américano-japonaise. Cette publication ouvre alors la voie aux tensions actuelles entre Washington et Tokyo [7].
Ces tensions se cristallisent autour du débat sur la relocalisation de la base aérienne de Futenma. La présence militaire américaine est en effet devenue, au cours des dernières années, un enjeu politique sensible au Japon, particulièrement sur l’île septentrionale d’Okinawa où sont stationnés l’essentiel des 37 000 soldats américains présents dans l’archipel [8]. Pour les populations vivant dans le voisinage de ces installations militaires, celles-ci sont synonymes de bruit, de pollution et de criminalité. Au-delà, un nombre croissant de Japonais semblent vouloir remettre en question et corriger la soumission de leur pays à Washington depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont ces bases militaires sont le symbole.
Alors que la présence militaire américaine est une question délicate pour les dirigeants politiques japonais, l’administration Obama est irritée par le souhait du nouveau gouvernement japonais de rouvrir les discussions entourant la base de Futenma. Après de longs mois de négociation, ces discussions s’étaient conclues par un accord en 2006. En vertu de celui-ci, une partie des troupes américaines devraient être relocalisée dans une autre installation sur l’île d’Okinawa et l’autre partie devrait être redéployée vers l’île américaine de Guam. Le coût de ce déménagement est évalué à 26 milliards de dollars [9]. L’administration américaine a consenti à la mise en place d’un groupe de travail sur la question. Le président Obama a cependant clairement signifié que le mandat de ce groupe se limite aux aspects techniques et pratiques de l’application de l’accord de 2006. De son côté, le gouvernement japonais entend renégocier cet accord. Les discussions dans le cadre de ce groupe de travail ont alors été suspendues le 8 décembre 2009.
Les négociations relatives à la base de Futenma ont pollué la visite de Barack Obama au Japon en novembre. La présence militaire américaine est un sujet politiquement sensible au Japon. Les discussions sur cet enjeu sont par ailleurs compliquées par les rivalités politiques et bureaucratiques qui ont cours au sein d’un gouvernement japonais et d’une administration américaine qui ne sont entrés en fonctions que très récemment [10]. Le cabinet du PDJ est divisé sur l’ampleur que doit prendre la refonte de la relation avec les États-Unis. Le devenir de la base de Futenma semble même cristalliser une certaine rivalité politique entre le Premier ministre Hatoyama et le ministre des Affaires étrangères Katsuya Okada. Le premier ne semble en effet pas vouloir que le second puisse tirer un quelconque profit politique du règlement du différend avec les Américains sur cette question. Du côté de Washington, le centre de gravité de la gestion de la relation des États-Unis avec le Japon semble se déplacer du Département de la Défense, qui en avait largement le monopole depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, vers le Département d’État. Un tel changement ne peut guère s’opérer sans quelques rivalités et chantages bureaucratiques qui viennent parasiter le processus décisionnel.
Dans sa configuration actuelle, la relation entre les États-Unis et le Japon demeure largement un vestige de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Elle doit donc être nécessairement repensée pour répondre aux opportunités et aux défis de la scène internationale du 21e siècle. Si les dirigeants japonais éprouvent encore des difficultés légitimes dans cette entreprise, l’administration américaine ne paraît pas avoir encore tout à fait saisi l’ampleur et les conséquences de l’alternance politique à Tokyo lors des élections d’août 2009.
L’allié tranquille et docile qu’était le PLJ a cédé sa place à un parti plus revendicatif, moins expérimenté, avec le PDJ, mais qui illustre la volonté du Japon de s’affirmer dans le jeu international, et en premier lieu, régional. Le nouveau gouvernement japonais n’entend cependant pas remettre fondamentalement en question l’alliance avec les États-Unis en abrogeant, par exemple, l’accord de défense signé entre les deux pays en 1951. La présence militaire et le parapluie nucléaire américain demeurent les meilleures garanties de sécurité pour le Japon face aux velléités nucléaires nord-coréennes et face à la modernisation rapide des armées chinoises. L’alliance américano-japonaise est également perçue par Pékin comme une assurance vis-à-vis d’éventuelles intentions japonaises alors que les plaies de l’histoire entre les deux pays sont encore vives. Enfin, cet accord de défense permet aux États-Unis de conserver une présence forte dans une région, l’Asie de l’Est, où leur hégémonie est en déclin relatif face à l’essor de la puissance chinoise.
Or, la Guerre froide est terminée et le Japon entend s’émanciper de la tutelle américaine pour mener une politique indépendante et proactive dans une région extrêmement dynamique, où les risques mais aussi les opportunités sont considérables. Au-delà des propos d’Hatoyama sur la faillite du modèle américain, de la volonté de renégocier l’accord sur la base de Futenma, de la décision de mettre un terme à la participation japonaise à l’opération navale alliés dans l’Océan Indien, c’est le désir exprimé par le nouveau Premier japonais de créer une communauté d’Asie de l’Est articulée autour de la Chine et du Japon et excluant en apparence les États-Unis qui inquiète le plus Washington [11]. Il a fait part de cette ambition lors du sommet de l’ASEAN en octobre dernier. La perspective de l’établissement d’une telle architecture régionale est cependant lointaine. Les oppositions internes aux accords commerciaux, les divergences entre puissances régionales, les querelles, notamment territoriales, entre États de la région, les disparités de développement économique et de régimes politiques, le devenir de l’ASEAN, ou encore la place des États-Unis sont autant d’obstacles à une intégration régionale ambitieuse [12].
La relation entre Washington et Tokyo est une relique d’un monde disparu. Malgré un panache parfois maladroit du nouveau Premier ministre japonais, les États-Unis doivent encourager et accompagner la volonté du Japon de jouer un rôle politique régional et international conforme à son statut de puissance économique. Une alliance américano-japonaise est clairement dans l’intérêt des États-Unis. Même si d’autres dossiers de politique étrangère demandent actuellement plus d’attention et même si les tergiversations du gouvernement japonais sont irritantes, l’administration Obama perçoit positivement une évolution de la relation avec le Japon. Il lui faudra y consacrer du temps et de l’énergie, même si pour nombre d’observateurs de la politique étrangère américaine, le Japon n’apparaît plus actuellement comme un partenaire important.
Copyright 15 décembre 2009-Toureille
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Le site de la Chaire Raoul Dandurand Voir
Les chroniques bi-mensuelles de Julien Tourreille Voir
Plus
Après la catastrophe du 11 mars 2011, un article de Barthélémy Courmont, "La submersion du Japon". Voir
[1] Robert Kaplan, « Hillary’s Road Trip », The Atlantic, 13 février 2009.
[2] Justin McCurry, « Export slump deepens Japanese economic crisis », The Guardian, 25 février 2009.
[3] Hiroko Tabuchi, « Chinese Economic Juggernaut is Gaining on Japan », The New York Times, 1er octobre 2009.
[4] Fred Hiatt, « Does Japan still matter ? », The Washington Post, 11 décembre 2009.
[5] Philippa Fogarthy, « Will Japan’s global ties change ? », BBC News, 16 septembre 2009.
[6] Roger Cohen, « Obama’s Japan Headache », The New York Times, 11 décembre 2009.
[7] Yukio Hatoyama, « A New Path for Japan », The New York Times, 26 août 2009.
[8] Blaine Harden, « Report : Japan suspends talks about U.S. air base », The Washington Post, 9 décembre 2009.
[9] Blaine Harden, « Report : Japan suspends talks about U.S. air base », The Washington Post, 9 décembre 2009.
[10] Josh Rogin, « Clinton – Okada summit falls victim to DPJ infighting », The Cable, Foreignpolicy.com, 2 novembre 2009.
[11] Philip Stephens, « US-Japan : an easy mariage becomes a ménages à trois », Financial Times, 10 décembre 2009.
[12] Simon Montlake, « Australia, Japan float rival plans for EU-style Asian bloc », The Christian Science Monitor, 25 octobre 2009.
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