Pourquoi la Russie est-elle si réticente à l’idée d’évacuer des Circassiens syriens en Russie ? A. Barkhudaryants explique que l’arrivée massive des Circassiens fuyant la guerre civile en Syrie dans les républiques du Caucase du Nord risque de fragiliser l’ordre politique local basé souvent sur des considérations démographiques.
FONDEES par les mouhajirs - « migrants » en arabe, terme utilisé pour désigner les personnes déportées ou déplacées à cause de la Grande guerre caucasienne de 1817-1864 - , la communauté circassienne de Syrie compte de 80 000 à 100 000 personnes. Avec celle de la Jordanie (100 000 pers. ) et de la Turquie [1] elle fait partie des trois grandes diasporas circassiennes au Moyen-Orient.
Traditionnellement intégrés à l’appareil militaire et sécuritaire du régime, les Circassiens de la Syrie sont particulièrement mis en danger depuis l’éclatement de la guerre civile dans ce pays. L’essentiel des persécutions provient de la part des rebelles les considérant comme un soutien à l’Etat baathiste.
On aurait pu attendre des autorités russes qu’elles fassent de cette situation une source de propagande pro-Assad importante. Une médiatisation de la situation des Circassiens de Syrie aurait en effet permis de corroborer leur discours selon lequel les membres de l’opposition au régime appartiennent à des groupes jihadistes semant la terreur [2]. Or, il n’en n’est rien. Bien plus, Moscou se montre sinon opposée, du moins très réticente vis-à-vis de la possibilité d’évacuer des Circassiens syriens en Russie, dans les régions de leur origine. Bien que paraissant le moyen le plus efficace pour garantir leur sécurité, le gouvernement russe ne semble entreprendre aucune démarche non plus auprès de Damas lorsque la communauté circassienne est menacée par les troupes du régime.
Cette attitude est d’autant plus surprenante compte tenu du soutien actif qu’apportent les Circassiens du monde entier à l’indépendance de l’Abkhazie (les Abkhazes sont en effet une branche du peuple circassien) – la décision phare de la politique extérieure russe prise en 2008 que Moscou essaie vainement de promouvoir auprès de la communauté internationale depuis lors.
La situation peut paraître paradoxale à moins qu’on en cherche les raisons géopolitiques à l’intérieur de la Russie elle-même. Plusieurs dossiers sensibles font en effet partie de ce qu’on y appelle la « question circassienne ». Le présent article essaiera donc d’expliquer la position russe concernant les Circassiens syriens à travers l’identification des risques que pourrait présenter le rapatriement de ces derniers pour l’ordre géopolitique actuel du Caucase du Nord.
Dès le début des troubles en Syrie, les Circassiens ont déclaré leur neutralité. Ils n’ont pourtant pas été épargnés par les violences, tant du côté des rebelles (en raison de leur engagement dans l’appareil militaire et sécuritaire), que de celui du régime.
L’épisode le plus dramatique eut lieu en novembre 2012 quand deux villages circassiens du plateau du Golan furent bombardés lors d’affrontements entre l’armée du régime et les rebelles [3]. Respectivement habités de 400 et de 500 personnes et considérés parmi les lieux les plus sûrs de la Syrie, les villages d’Ajam et Bariqa avaient, avant cet événement, connu l’afflux des Circassiens de tout le pays. Ces villages ont ensuite été pris en tenailles par les forces pro-régime d’un côté et les rebelles de l’autre. Maintes tentatives d’évacuer les civils de la zone de bataille ont échoué, essentiellement à cause de changements d’avis de dernière minute de la part des troupes pro-régime. La population des villages a finalement réussi à fuir la zone de combat la nuit du 10 novembre [4].
Les affrontements en Syrie ont causé des flux considérables de Circassiens fuyant la guerre et s’installant, avec l’aide d’autres membres de la diaspora, en Jordanie et en Turquie. Vers la fin du mois de juin 2013, la Jordanie à elle seule accueillait quelque 5 000 réfugiés circassiens. Les ressources de la diaspora ne sont pourtant pas suffisantes pour évacuer et ensuite prendre en charge tous ceux qui en ont besoin. Le 29 juin 2013, lors d’une conférence, le dirigeant de la communauté circassienne de la Syrie annonçait qu’environ 2 000 de ses membres souhaitaient quitter le pays mais n’en avaient pas les moyens [5].
Dans ce contexte, la question se pose d’une éventuelle évacuation de cette communauté vers la terre de son origine – le Caucase du Nord. En novembre 2012, moins de 1 000 visas avaient été accordés par la Russie aux Circassiens syriens. Justifiant le refus d’en délivrer davantage par les quotas d’immigration, les autorités russes peinent à déterminer leur position sur la question.
En réponse aux requêtes des organisations circassiennes demandant au gouvernement russe d’organiser un rapatriement d’urgence de leurs compatriotes de Syrie en Russie, le Ministère des Affaires Etrangères russe a déclaré le 31 janvier 2013 que « les Circassiens de Syrie ne [faisaient] pas l’objet de persécutions ni de la part du régime, ni de la part de l’opposition » [6].
Cependant, face aux critiques des organisations circassiennes Moscou a, semble-t-il, légèrement changé de position peu après. En mars 2013, une mission parlementaire mandatée par le gouvernement russe pour se rendre en Syrie a en effet reconnu dans une certaine mesure la gravité de la situation des Circassiens. La mission a également constaté que la situation dans la ville de Homs, où les Circassiens résident en grand nombre, était particulièrement critique en raison de la famine et en l’absence de toute aide médicale [7].
Malgré ces conclusions, aucune mission d’évacuation n’est pour lors mise en place par le gouvernement russe. Les nombreuses pétitions, adressées par les organisations de diaspora aux différentes autorités russes, n’ont pas eu d’effet. Les Circassiens, fuyant la guerre civile en Syrie, ne bénéficient d’aucun statut particulier et sont considérés comme de simples migrants. De ce fait, leur arrivée sur le territoire russe demeure assujettie aux quotas généraux d’immigration.
Il semblerait que la raison principale des réticences du gouvernement russe soit le militantisme traditionnel des Circassiens. Ce peuple est en effet très bien organisé – on trouve dans ses communautés, quel que soit le pays de résidence, un organe de gouvernement appelé « Adyghe Khase » (« le Parlement du peuple Adyghe », « Adyghes » étant le terme par lequel les Circassiens se désignent eux-mêmes).
Il existe, en outre, un très grand nombre d’organisations non gouvernementales circassiennes.
Le Kremlin a réussi à contrôler celles qui sont domiciliées en Russie. La plus grande d’entre elles - l’Association Circassienne Internationale - aurait même été créée par les services secrets russes pour mieux gérer les rapports avec les diasporas circassiennes étrangères et pour maintenir leurs revendications communautaires (que nous détaillerons plus tard) dans les limites jugées acceptables par la Russie. Par ailleurs, l’ACI est habilement instrumentalisée par le gouvernement central afin de jouer le rôle de contre-pouvoir à l’égard des pouvoirs locaux. En effet, Moscou s’efforce de maintenir faibles exprès les gouvernements des républiques caucasiennes afin de renforcer la dépendance de la périphérie à l’égard du centre.
La situation en Karatchaïévo-Tcherkessie est à cet égard exemplaire. Les ONGs, défendant la cause circassienne, souvent soutenues par de puissantes familles locales, jouissent d’un ample soutien de la part de l’opinion publique et forment une véritable force d’opposition face à l’élite Karatchaï au pouvoir (un peuple turcique). Des ONGs similaires existent également en Kabardino-Balkarie. Le poids des organisations circassiennes est tellement important que, contrairement à la ligne prescrite depuis Moscou, le Président de la Kabardino-Balkarie (Arsen Kanokov, depuis 2005) se serait impliqué dans le financement indirect du rapatriement des Circassiens syriens pour renforcer la légitimité de son pouvoir. La réponse du centre fut immédiate : pour certains, le Kremlin serait en effet responsable du meurtre du bras droit du Président Arsen Kanokov [8].
Ainsi, l’instrumentalisation de l’ACI répondrait aux objectifs de cette stratégie de contrôle et de satellisation. L’arrivée de nouvelles populations circassiennes, avec leurs propres organes communautaires pourrait à l’inverse la mettre en péril.
De plus, les organisations circassiennes non soumises au contrôle du Kremlin promeuvent avec une bien plus grande liberté deux dossiers jugés très sensibles par Moscou :
. La reconnaissance des événements de la Grande guerre caucasienne de 1817-1864 en tant que génocide du peuple circassien. L’activisme des organisations circassiennes a déjà fait reconnaître le génocide par le Parlement de la Kabardino-Balkarie en 1992 et par celui de la Géorgie en 2011 ;
. La présentation des Circassiens comme population autochtone de la région lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Sotchi. A défaut de cela, les organisations circassiennes menacaient d’appeler la communauté internationale au boycott des Jeux Olympiques d’hiver en Russie [9].
En dernière analyse, l’arrivée massive des Circassiens fuyant la guerre civile en Syrie dans les républiques du Caucase du Nord risque de fragiliser l’ordre politique local basé souvent sur des considérations démographiques. Ainsi, en Karatchaïévo-Tcherkessie la majorité de la population appartient aux Karatchaïs et cet argument justifie leur présence au sommet du pouvoir de la république. En bouleversant cet état de fait, l’évacuation des Circassiens et leur arrivée dans ces régions pourraient dès lors remettre en cause l’équilibre de ces régimes. Cette déstabilisation aurait été, à son tour, un autre facteur menaçant les JO de Sotchi.
Copyright Février 2014-Barkhudaryants/Diploweb.com
Ressource
The Jamestown Foundation, Eurasia Daily Monitor, jamestown.org/edm/
[1] Selon les estimations, le nombre de personnes d’origine circassienne en Turquie varie entre 150 000 et 2 000 000. Cf. Emil Souleimanov, « Syrian Circassians unlikely to repatriate to the Norrth Caucasus », old.cacianalyst.org
[2] POUTINE Vladimir, « A Plea for Caution From Russia », nytimes.com, mis en ligne le 11 septembre 2013.
[3] « Deux villages circassiens sont en train d’être bombardés en Syrie », kavkaz-uzel.ru, mis en page le 8 novembre 2012
[4] Valery DZUTSEV « Circassians Become Targets in Syria ; Activists Seek International Help », The Jamestown Foundation Eurasia Daily Monitor Volume :9 Issue : 207, jamestown.org, le 12 novembre 2012
[5] Valery DZUTSEV, « Circassian Activist Says Protests Are Instrumental in Resolving Circassian Issues », The Jamestown Foundation North Caucasus Analysis Volume : 10 Issue : 126, jamestown.org, le 10 juillet 2013
[6] « Les représentants des organisations circassiennes ont caractérisé de “non correct” et de “surprenant” la réponse du MAE de Fédération de Russie à la demande d’accélérer l’évacuation des compatriotes de la Syrie », kavkaz-uzel.ru, mis en page le 2 février 2013.
[7] Valery DZUTSEV, « Expert Cites Dangers of Syrian Circassian’s Return to the North Caucasus », The Jamestown Foundation Eurasia Daily Monitor Volume : 9 Issue : 80, jamestown.org, le 23 avril 2012
[8] Valery DZUTSEV, “Opponents Pressure Head of Kabardino-Balkaria”, The Jamestown Foundation Eurasia Daily Monitor Volume : 10 Issue : 121, jamestown.org, le 26 juin 2013
[9] Valery DZUTSEV, “Syrian Circassian Refugees in Turkey Ask to Be Repatriated to Russia”, The Jamestown Foundation Eurasia Daily Monitor Volume : 10 Issue 163, jamestown.org, le 16 septembre 2013
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