J.-C.Trichet La BCE « n’est en aucun cas là pour réparer les erreurs des gouvernements »

Par Jean QUATREMER , Jean-Claude TRICHET, le 15 juillet 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Jean-Claude Trichet est Président de la Banque centrale européenne (BCE). Jean Quatremer est journaliste à Libération et auteur du blog Coulisses de Bruxelles

Jean Quatremer a interviewé, en exclusivité pour Libération, Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne (BCE). Une version abrégée a été publiée le 13 juillet 2010 dans le journal papier. Il a mis en ligne la version complète de l’entretien sur son blog Coulisses de Bruxelles.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de remercier Jean Quatremer de l’autoriser à vous présenter son entretien avec Jean-Claude Trichet.

La crise de la dette souveraine qui a secoué la zone euro depuis janvier dernier est-elle terminée ?

Les interrogations des investisseurs et des épargnants sur les dettes souveraines sont un phénomène mondial, qui caractérisent particulièrement les pays industrialisés. Ceux-ci, en effet, ont été affectés durement par la crise financière des années 2008 et 2009 et les comptes financiers publics ont, dans l’ensemble, beaucoup souffert. Dans le cas particulier de la Grèce, une partie des investisseurs s’était convaincue que le gouvernement de ce pays serait incapable de prendre les décisions courageuses absolument indispensables et qu’il ne trouverait ni en Europe, ni au sein de la communauté internationale la capacité de soutenir son plan de redressement. D’une manière plus générale la capacité des Européens de faire face à une situation difficile me parait avoir été initialement très sous-estimée. Songez que nous avons, au moment où je parle, un plan de redressement grec approuvé par le FMI, par la Commission, en liaison avec la BCE, et par les gouvernements européens de l’Eurogroupe. De nombreux pays européens ont adopté des plans de redressement ambitieux. Tous se sont engagés à accélérer leur consolidation budgétaire. Et les gouvernements de la zone euro ont décidé de soutenir le plan de redressement grec pour un montant de 80 milliards d’euro. Ils ont également décidé de créer un Fonds de stabilisation financière pour la zone euro en mobilisant 440 milliards d’euro et ce fonds vient en sus des 80 milliards déjà mentionnés et de 60 milliards d’euros qui peuvent également être mobilisés au niveau de l’Union européenne. Les investisseurs pensaient tout cela impossible, il y a quelques mois, voire quelques semaines. Ils prennent progressivement ces décisions en compte.

Les marchés ont donc sous-estimé la volonté politique de l’Union ?

C’est vrai une partie des investisseurs et des participants du marché ont tendance à sous-estimer la capacité de l’Europe à prendre des décisions audacieuses. À leur décharge, je dirais simplement que la structure institutionnelle de l’Europe est très différente de ce à quoi ils sont habitués, en particulier de l’autre côté de l’Atlantique. Les processus de décision ne sont pas les mêmes. Mais ce serait une grave erreur que de sous-estimer l’Europe, en particulier la zone euro.

Les médias et les économistes anglo-saxons se sont déchainés durant cette crise, prédisant même l’effondrement de l’euro, ce qui a alimenté la panique des marchés. N’y a-t-il pas un biais anti-euro des Anglo-saxons ?

Je ne crois pas aux théories du complot. Sur le long terme, l’opinion mondiale oscille régulièrement. Il y a trente ans, les États-Unis étaient en déclin inéluctable face à un Japon promis à la domination mondiale. Ensuite, cela a été le phénomène inverse. On a constaté le même phénomène successivement pour l’Europe – souvenez-vous de l’"Europtimisme" de la fin des années 80 - l’Asie, l’Amérique latine. Il faut tenir compte de cette tendance de l’opinion mondiale et notamment de l’opinion économique et financière à exagérer la situation. À certains moments, nous en bénéficions, à d’autres, nous en souffrons. Mais objectivement, je crois que l’Europe a une capacité de rebond que la communication mondiale sous-estime. La construction communautaire est un projet très ambitieux, un concept qui n’a jamais été expérimenté dans l’histoire de l’humanité et cet incontestable succès est actuellement minimisé. Cela ne durera pas.

Les marchés et les économistes semblent perturbés par le fait que l’euro est une monnaie sans État.

L’Union ne se réduit pas à une simple collection d’Etats souverains. Elle dispose de ses propres institutions, notamment une Commission qui travaille selon la "méthode communautaire" de Jean Monnet, un parlement élu au suffrage universel et une Cour de justice aussi influente à certains égards que la Cour suprême américaine, ainsi que d’une capacité d’action quasi fédérale dans un certain nombre de domaines comme le commerce extérieur, la politique de concurrence et la politique monétaire. La monnaie unique n’est donc pas isolée : il s’agit d’un des domaines dans lesquels l’Europe est allée très loin dans son intégration. Pour autant, c’est vrai, elle n’est pas une fédération politique achevée.

Les marchés ont attaqué là où la cuirasse européenne était la plus faible, l’absence de politique économique et budgétaire unique.

Je ne présenterai pas les choses comme cela. Depuis la très grave crise qui a éclaté en 2007 et à laquelle nous avons résisté en évitant une récession qui aurait pu être aussi grave que celle de 1929, l’ensemble des politiques budgétaires des États industrialisés sont vulnérables, et pas seulement celles de la zone euro. L’ampleur de la récession a considérablement affaibli un certain nombre de budgets qui étaient déjà dans une situation difficile. Je n’interprète pas ce qui s’est passé - et qui est en voie d’être progressivement résolu - comme une attaque spécifique contre les risques souverains de la zone euro, mais plutôt comme une mise en cause de la politique budgétaire des pays industrialisés. Il se trouve que certains pays sont apparus comme étant plus vulnérables que d’autres. Il est vrai que cela met directement en cause la qualité de la surveillance des politiques budgétaires par les autres gouvernements.

Les attaques contre la dette souveraine étaient-elles prévisibles ?

Notre position constante, notamment lorsque des pays comme la France, l’Allemagne et l’Italie ont essayé de faire voler en éclat, en 2004-2005, un pacte de stabilité et de croissance jugé « stupide » et trop contraignant, a toujours été de défendre fermement la rigueur budgétaire. Cela est totalement justifié par ce que nous vivons aujourd’hui. Ce n’était pas a priori parce que nous pensions que nous pourrions, un jour ou l’autre, nous retrouver dans une situation où la faiblesse d’un pays de la zone euro pourrait créer un problème de stabilité financière global, mais parce que nous considérions comme très important que la zone euro dans son ensemble ne soit pas affaiblie par des politiques budgétaires malsaines. Nous n’avons jamais exclu qu’il puisse y avoir une dégradation de la situation budgétaire se traduisant par une augmentation importante des primes de risque sur les obligations souveraines. Mais, ce que nous vivons aujourd’hui a été amplifié par la crise financière "privée" de 2008-2009, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est cette combinaison de facteurs qui a rendu la situation plus difficile à gérer.

L’Europe n’a-t-elle pas réagi trop tardivement à la crise de la dette souveraine alors que dès janvier 2009 tous les éléments de la crise étaient déjà réunis ?

Il fallait d’abord que le pays confronté à une défiance des marchés adopte une politique budgétaire qui permette de convaincre l’ensemble des opérateurs que la trajectoire budgétaire redevenait soutenable. C’est ce qui a manqué en 2009 à la Grèce. C’est toute la différence avec un pays comme l’Irlande qui, en dépit de sa situation très difficile, a anticipé et adopté un plan de redressement important sans attendre de se retrouver dans une situation extrêmement difficile vis-à-vis des investisseurs. De plus, dans le cas de la Grèce, il y a eu un problème très anormal et très grave de données fausses. C’est pour cela que le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, avec en particulier Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, insiste sur la nécessité de disposer, de préférence au sein de la Commission, d’une entité indépendante qui puisse dire le droit en matière statistique et établir un diagnostic budgétaire fiable. C’est un point décisif : si les vrais chiffres avaient été connus, il est probable que l’histoire n’aurait pas du tout été la même.

Ne vous êtes-vous pas montré trop tolérant à l’égard de la Grèce lorsque ce pays a menti une première fois sur ses statistiques en 2005 ?

Dès cette époque, nous avons demandé très fermement à ce qu’Eurostat puisse aller enquêter sur place pour vérifier la réalité des chiffres, mais les gouvernements ne l’ont pas voulu. La situation étant alors moins dramatique, certains pays ont refusé eux-mêmes de se soumettre à de telles investigations …

Pourquoi avoir attendu le 10 mai 2010 pour intervenir sur le marché secondaire de la dette souveraine en rachetant des obligations grecques et d’autres pays ? Si vous l’aviez fait plus tôt, vous auriez fait boire le bouillon aux spéculateurs qui pariaient sur un effondrement du prix de ces obligations.

Nous avons agi parce que, dans quelques pays de la zone euro, nous avons constaté des dysfonctionnements très graves, sans précédents, des marchés financiers le 6 mai après-midi et le vendredi 7 mai. Nous avons considéré, à ce moment-là et pas avant, que nous avions un problème très grave pour la transmission de notre politique monétaire au sein d’une fraction de la zone euro et qu’il fallait s’efforcer de rétablir un fonctionnement plus normal des marchés concernés. Notre objectif n’était pas de changer notre politique monétaire, qui consiste à garantir la stabilité des prix pour nos 330 millions de concitoyens européens. L’inflation est un impôt sur les pauvres et les plus vulnérables.

La BCE n’est donc pas là pour éponger les dépenses inconsidérées des États membres ?

La Banque centrale n’est en aucun cas là pour réparer les erreurs budgétaires des gouvernements, erreurs contre lesquelles elle les a constamment alertés.

Axel Weber, le président de la Bundesbank, a critiqué publiquement la décision de la BCE d’intervenir sur le marché de la dette souveraine, car il considère qu’elle remet en cause son indépendance en volant au secours d’États qui ont violé leurs obligations.

Il y a eu une décision du Conseil des gouverneurs prise à une très large majorité.

Néanmoins, vous avez déjà racheté 59 milliards d’euros d’obligations d’État. C’est énorme !

Ces interventions sont stérilisées. Notre politique monétaire est inchangée car nous considérons qu’elle est appropriée pour garantir la stabilité des prix. Pour éviter de modifier notre politique monétaire en accroissant la liquidité, nous reprenons intégralement la liquidité donnée au titre de ces interventions.

La BCE ne devient-elle pas une sorte de « bad bank » qui permet aux banques commerciales de se débarrasser des obligations souveraines douteuses ?

Non. Notre intervention a pour seul objet de nous aider à avoir une meilleure transmission de notre politique monétaire en contribuant à un meilleur fonctionnement de certains marchés obligataires.

La prochaine étape de la crise ne risque-t-elle pas d’être celle de la dette privée comme on le voit en Espagne où les établissements bancaires sont très fragilisés ?

La mise en cause de certaines signatures privées a été à la source de la crise internationale que nous traversons. C’est à la suite de cette crise "privée" que nous avons été confrontés au problème des risques souverains. Nous devons, au niveau de l’ensemble des pays industrialisés, renforcer la solidité et la crédibilité de l’ensemble des politiques publiques et en particulier de la politique budgétaire. Il faut aussi continuer d’assainir l’ensemble des bilans d’un certain nombre d’institutions. C’est ce que nous sommes en train de faire avec les « stress test » qui ont été fort heureusement décidés par les Européens et dont les résultats, banque par banque, seront publiés.

Y a-t-il encore beaucoup de cadavres cachés dans les placards des banques ?

L’objet du stress test est de mesurer la résilience des banques dans des circonstances extrêmes. La transparence est très importante. C’est ce que l’on a vu aussi aux Etats-Unis qui ont été confrontés dans le passé à une absence de confiance généralisée qui a été corrigée par la publication de tels « stress test ».

Pour éviter qu’une telle crise se répète, faut-il davantage d’intégration budgétaire ?

Il faut, en particulier, que nous puissions aller le plus loin possible, sans nécessairement modifier le traité dans un premier temps ; notamment, en matière de surveillance très précoce, de quasi automaticité des sanctions, de renforcement et d’élargissement des sanctions afin que nous ayons, dans la zone euro, l’équivalent de ce que nous aurions si nous étions dans une fédération budgétaire.

Mais un budget fédéral ne serait-il pas la solution idéale ? Car, même aux États-Unis, l’État fédéral n’exerce aucune tutelle sur les budgets des États fédérés. Mettre en place une telle surveillance au niveau européen risque de susciter la résistance des parlements nationaux.

La solution fédérale impliquerait un grand bond institutionnel. Or, une fédération politique achevée ne me paraît pas, pour le moment, désirée par les pays eux-mêmes, même si, en tant que citoyen, je regrette que l’occasion d’aller plus loin n’ait pas été saisie dans les années 1990. En attendant, l’union économique repose sur la responsabilité des États membres eux-mêmes. Cette responsabilité, ils l’exercent bien sûr dans le cadre de leurs propres institutions nationales. Mais les "pairs", c’est-à-dire les autres gouvernements, dûment éclairés par la Commission en liaison avec la BCE, ne doivent pas hésiter à prendre toutes leurs propres responsabilités : ils doivent veiller à ce qu’aucun d’entre eux n’adopte des politiques qui mettraient en cause la stabilité de l’ensemble de la zone euro. Ils viennent d’expérimenter à quel point ils partageaient un destin en commun.

Pourquoi ne pas gérer en commun une partie de la dette des États européens ?

Nous avons toujours été contre la fusion des trésoreries, car cela déresponsabiliserait les États qui n’auraient plus d’incitation financière à bien se gérer.

Les plans de rigueur annoncés dans le plus grand désordre par les États membres ne risquent-ils pas de tuer dans l’œuf la croissance ?

C’est une erreur que de croire que la rigueur budgétaire s’oppose à la croissance et à la création d’emplois. En ce moment, notre problème principal est celui de l’absence de confiance de la part des ménages, des entreprises, des épargnants et des investisseurs qui ont le sentiment que les politiques budgétaires ne sont ni saines, ni soutenables. C’est cette absence de confiance qui menace la consolidation de la reprise. Les économies qui se lancent dans des politiques de rigueur qui crédibilisent leur politique budgétaire renforcent la confiance, la croissance et la création d’emplois.

Les pays occidentaux pourront-ils un jour rembourser leur dette qui a explosé depuis le début de la crise financière ?

Les pays industrialisés n’ont jamais fait défaut depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et mon hypothèse est qu’ils ne feront pas défaut. Cela suppose qu’ils s’engagent dans des programmes d’ajustement budgétaire qui leur redonnent la maîtrise de leur dette.

L’Allemagne propose que l’on instaure une procédure de défaut organisée.

Cela ne me paraît pas être une hypothèse de travail.

Faut-il créer une agence de notation européenne, les agences anglo-saxonnes ayant mis de l’huile sur le feu durant cette crise ?

Les agences de notation en général ont exercé une influence « procyclique ». Elles ont tendance à amplifier les mouvements en hausse ou en baisse des marchés financiers. On le voit encore aujourd’hui de manière très visible. Ceci va à l’encontre de la stabilité financière. Il est probablement opportun de ne pas continuer d’avoir un oligopole mondial de trois agences. Mais le problème de fond est d’atténuer, voire d’annuler cette amplification à laquelle contribuent les agences de notation.

Deux ans après la faillite de Lehman Brothers, l’Union n’a quasiment adopté aucune nouvelle régulation à la différence des États-Unis.

L’Europe n’est pas un État fédéral et met donc un peu plus de temps à prendre des décisions. J’ai pleine confiance que les Européens introduiront de manière méthodique dans leur législation les orientations qui vont être décidé au niveau du G 20.

Copyright 13 juillet 2010-Quatremer/Coulisses de Bruxelles


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