En Inde, le jeu électoral est dominé par une myriade de petits partis, parfois implantés dans un seul et unique État. Une régionalisation politique grandissante qui va une fois encore obliger les deux principaux partis de gouvernement à former des coalitions, à l’issue des élections.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter une carte et un texte publiés dans Alternatives Internationales n°62, mars 2014, pp. 50-53.
LE SYSTEME des partis indien constitue une forme d’anomalie. Le mode de scrutin mis en œuvre, uninominal à un tour, aurait dû déboucher sur un système bipartisan. Or l’échiquier politique, longtemps dominé par un seul parti, le Congrès, a été peu à peu occupé par un nombre croissant de partis régionaux. La bipolarisation de la vie politique ne s’est développée qu’à partir des années 1990 sous la forme de coalitions rivales dirigées tantôt par le Congrès, tantôt par le BJP (nationalistes hindous), et associant précisément ces formations régionales.
Définir les partis régionaux n’est pas chose aisée en Inde tant cette notion recouvre une grande variété de situations. Historiquement, les premiers à voir le jour étaient régionalistes du fait qu’ils défendaient une identité ethnolinguistique comme les partis dravidiens du Tamil Nadu (du DMK à l’AIADMK). C’est dans la même veine que s’inscrivent le Telugu Desam Party (TDP) en Andhra Pradesh et l’Asom Gana Parishad (AGP) en Assam. Enfin, comme la religion sikh est surreprésentée au Punjab, son lieu de naissance, et qu’elle est indissociable de la langue punjabie, l’Akali Dal - parti fondé en 1920 -, bien que formation religieuse est aussi, de fait, régionaliste.
Entrent ensuite dans la catégorie des partis régionaux d’anciens partis nationaux qui se sont retrouvés confinés à une ou deux provinces à la suite de la partition de 1947 qui a vu la naissance de l’Inde et du Pakistan, comme la Kerala Muslim League. Ou bien à l’issue d’un déclin électoral progressif, comme les formations communistes, omniprésentes au Bengale occidental et au Kérala, mais groupusculaires dans le reste du pays.
D’autres partis sont régionaux parce qu’ils reposent sur une caste ou une tribu dont l’aire d’extension coïncide avec un ou deux États, comme le Samajwadi Party (Parti socialiste) de Mulayam Singh Yadav, bien implanté en Uttar Pradesh grâce au soutien des Yadavs (caste d’éleveurs). Ou encore le Republican Party of India initié par Ambedkar et seulement présent au Maharashtra en raison du soutien des Mahars (la principale caste intouchable de l’État).
La régionalisation du jeu politique est la tendance dominante des années récentes
D’autres finalement sont régionaux parce qu’ils reposent sur un leader dont le réseau - parfois coextensif avec sa propre caste - est de nature régionale, comme le National Congress Party (NCP) de Sharad Pawar (un parti de Marathas au Maharashtra) ou le Biju Janata Dal de Patnaik en Orissa. Ces partis sont chaque fois le fruit des luttes de factions qui ont provoqué la décomposition de grands partis comme le Congrès ou le Janata Dal (centre gauche, lui-même issu d’une scission du Congrès).
Quelle que soit la cause de cette régionalisation du jeu politique, il s’agit de la tendance dominante des années récentes. Le nombre de partis nationaux reconnus par la Commission électorale (et qui ont donc passé la barre des 4 % des suffrages exprimés) est tombé de 14 en 1952 (à l’époque la barre était à seulement 3 %) à 6 en 2004, les heureux élus étant le Congrès, le BJP, le Bahujan Samaj Party - qui n’a pourtant pas de députés en dehors de l’Uttar Pradesh - le NCP – qui n’existe vraiment qu’au Maharashtra – et les deux partis communistes. En revanche, le nombre des partis régionaux reconnus par la Commission est, lui, passé de 58 à 231. Quant à leur part de l’électorat, elle a progressé de 9,7 % en 1967 à 43,6 % en 1991, 51,4 % en 2004 et 52,5 % en 2009. Le nombre de partis représenté à
la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement indien, corrélativement, est passé de 27 en 1952 à 44 en 2009.
La fragmentation du jeu politique a privé le Congrès et le BJP de la majorité au parlement à partir des années 1990 lorsque les partis régionaux ont remporté la moitié des suffrages exprimés. Dans ces conditions, les partis nationaux se sont résignés à former des coalitions. Le premier à jouer ce jeu fut le BJP, le Congrès gardant encore à l’époque une nostalgie de sa grandeur passée qui ne le prédisposait pas au rôle de primus inter pares. Le BJP forma donc une première coalition - post-électorale - en 1998, la National Democratic Alliance (NDA) qui tomba très vite après la défection de l’une de ses pièces maîtresses, l’AIADMK. Il disputa les élections de 1999 à la tête d’une coalition préélectorale au même intitulé, la NDA se partageant cette fois les circonscriptions à l’avance, ce qui rendait l’arrangement plus solide et, de fait, le gouvernement dura le temps d’une législature jusqu’en 2004. Mais comme la NDA n’avait remporté que 269 sièges, le BJP dut pour arriver à la majorité (272 députés) élargir encore son alliance et la porter à 15 partis qui lui apportèrent chacun entre 1 et 22 voix à la Chambre basse.
Le Congrès a suivi la même évolution dans les années 2000. En 2004, il a formé une coalition baptisée United Progressive Alliance (UPA). N’ayant obtenu que 145 sièges, le parti a dû non seulement s’allier à 15 partis, qui lui ont apporté entre 1 et 24 sièges chacun, mais obtenir en outre le soutien (sans participation) des communistes pour former un gouvernement qui, là encore, a tenu le temps d’une législature jusqu’en 2009. Cette entrée de l’Inde dans l’ère des coalitions a donc permis de stabiliser les gouvernements (alors que l’Inde avait dû procéder à trois élections anticipées en 1991, 1998 et 1999, elle est revenue à un rythme quinquennal). Cela a aussi permis de clarifier les choix proposés aux électeurs puisque le regroupement de la majorité des partis autour de la NDA et de l’UPA a marqué une bipolarisation sans précédent du jeu politique.
Toutefois, les défaites du BJP en 2004 et surtout en 2009 ont précipité la désintégration de la NDA qui est passée de treize partis à quatre. Parallèlement, à mesure que le parti du Congrès s’empêtrait dans des controverses politiques et des affaires de corruption de plus en plus spectaculaires, ses alliés de l’UPA ont également pris leur distance, se réservant, pour choisir leurs partenaires, au lendemain des scrutins. Dans le même temps certains partis régionaux se sont eux-mêmes fragmentés ! Sont ainsi apparues des formations subrégionales, voire franchement locales, comme à Bombay (voir carte p. 51). Un éclatement dont le Congrès a bénéficié en 2009 dans certains États (Andhra Pradesh, Maharashtra, Tamil Nadu), les nouveaux venus ayant rogné la base électorale des « vieux » partis régionaux, rivaux du Congrès.
Aujourd’hui, le caractère incertain des élections générales prévues pour le printemps prochain [2014] pousse les partis régionaux à se présenter à leurs électeurs en dehors d’alliances préélectorales, et ce pour la première fois depuis la fin des années 1990. L’anticipation d’une défaite probable du Congrès, le caractère sulfureux du champion du BJP, Narendra Modi, figure controversée depuis le pogrom anti-musulman de 2002 qui eut lieu au Gujarat alors qu’il dirigeait l’État, font en effet des alliances préélectorales un pari risqué. Aucun parti régional majeur ne souhaite donc compromettre ses chances de victoire en s’affichant auprès de l’un des deux partis nationaux. Du coup, la coalition préélectorale la plus nombreuse sera peut-être faite de partis… régionaux. Cette « troisième force » regroupe déjà une demi-douzaine de formations autour du JD(U) de Nitish Kumar du SP de Mulayam Singh Yadav, de l’AIADMK de Jayalalitha et des communistes du CPI(M). Mais ce regroupement, du seul fait qu’il ne compte pas deux partis du même État, ne présente pas un intérêt électoral majeur et risque d’imploser dès le lendemain du scrutin.
Le déclin des coalitions préélectorales emmenées par le Congrès et le BJP aura pour principal effet de renouer avec la vieille dispersion des voix qui prévalait au milieu des années 1990 en l’absence d’un partage préalable des circonscriptions. La formation du gouvernement dépendra donc non seulement du score du Congrès et du BJP, donné gagnant par les sondages, mais aussi de négociations post-électorales entre les partis. Celles-ci ont l’inconvénient de se dérouler par définition en dehors du contrôle démocratique des électeurs. Mais elles confirment l’importance des partis régionaux qui détermineront en partie l’issue du scrutin.
Dans une configuration ou l’écart de sièges entre le BJP et Congrès ne serait pas trop grand, ce dernier peut encore espérer former un gouvernement avec une plus large coalition. Ou, s’il est vraiment trop faible en sièges, soutenir un Premier ministre de la « troisième force » sans participer à son gouvernement comme ce fut le cas en 1990. Mais la montée en puissance de la campagne menée par Narendra Modi, le défaitisme régnant au sein du Congrès et l’opportunisme des formations régionales semblent éloigner cette perspective. L’hypothèse la plus probable est aujourd’hui celle d’un gouvernement dirigé par le BJP et soutenu par une coalition regroupant de nombreux partis régionaux.
Ceux-ci - sauf lorsqu’ils ont de nombreux électeurs musulmans – ne sont en effet pas dissuadés de se rapprocher du parti nationaliste hindou en dépit de ses relents xénophobes. Le caractère de plus en plus lignager des partis régionaux (nombre d’entre eux sont dirigés par les rejetons de leurs fondateurs) va en effet de pair avec un opportunisme indifférent à toute idéologie.
Copyright pour le texte et la carte : Alternatives Internationales, n°62, mars 2014, pp. 50-53.
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