Responsable « Asie Centrale » au Comité de rédaction de la revue en ligne Regard sur l’Est (www.regard-est.com). Documentaliste et traductrice de russe, Membre de l’association LRS (Littérature russe et d’expression russe)
Géopolitique de l’énergie. Alors que de grandes manoeuvres stratégiques se déroulent autour des réserves énergétiques d’Asie centrale, il importe de savoir comment les différentes composantes des sociétés kazakhstanaise et turkmène ont cherché à s’approprier les revenus des exportations d’hydrocarbures qui comptent parmi les principales richesses de leur pays. Cet article novateur lève le voile sur un paramètre tabou : l’appartenance clanique ou tribale.
Avec, en bas de page, une fiche pays sur le Kazakhstan et une fiche pays sur le Turkménistan.
L’ORGANISATION des secteurs des hydrocarbures kazakh et turkmène, tant à l’époque soviétique qu’après l’indépendance en 1991, est assez mal connue en raison de la rareté des informations. La nature des régimes en place, d’une part - notamment au Turkménistan, où même la liste des membres du gouvernement relève quasiment du secret d’État – et le caractère tabou de certains aspects qui nous intéressent ici, à savoir l’appartenance clanique ou tribale [1] des décideurs, d’autre part, expliquent cette rareté.
Les questions d’organisation humaine et institutionnelle et l’histoire de la constitution de ces secteurs est négligée au détriment de l’aspect géostratégique de l’évacuation des hydrocarbures qui est plus souvent traité, particulièrement dans le cas turkmène. Aussi la question de savoir comment les différentes composantes des sociétés kazakhstanaise et turkmène ont cherché à s’approprier les revenus des exportations d’hydrocarbures qui comptent parmi les principales richesses de leur pays, alors que ces secteurs sont en pleine construction, nous paraît pertinente.
Tandis qu’en 2002, le Kazakhstan se dotait de la compagnie nationale KazMunajGaz (KMG), verticalement intégrée, capable de partir à la conquête de marchés étrangers, comme celui de la Roumanie quelques années plus tard, le Turkménistan n’avait pas encore franchi ce pas. Les principales étapes menant à la création de KMG sont exposées dans cet article, avec en regard, les obstacles qui n’ont pas permis au Turkménistan de suivre une voie comparable, malgré des éléments communs comme l’émergence de figures majeures dans le secteur. Celles-ci appartiennent à des structures tribales dont le rôle ne doit pas être négligé dans les luttes pour le contrôle du secteur, la formation de ministères et la lutte pour le pouvoir, dans le cadre de deux régimes qui ont évolué l’un vers une dictature, l’autre vers un pouvoir autoritaire fort.
L’économie du Kazakhstan était, comme celle du Turkménistan, l’une des plus intégrées à l’économie soviétique. Le Turkménistan qui avait, comme son voisin, pour principale mission de fournir aux autres républiques des matières premières, essentiellement le coton et le gaz, n’a pas développé un secteur secondaire semblable à celui du Kazakhstan.
La croissance de la production de pétrole dans ces deux pays et surtout le décollage de leurs exportations d’hydrocarbures au cours des années 1990 (les exportations de pétrole kazakh ont été multipliées environ par près de 9 et celles du gaz turkmène par plus de 3, entre 1992 et 2002) ne doit pas faire oublier qu’elle tenait une place relativement marginale dans l’ensemble soviétique. De plus, la production de gaz turkmène avait diminué en 2002 de 36,5% par rapport à celle de 1991 à la suite d’un effondrement au cours de la seconde moitié des années 1990. La part du pétrole turkmène dans la production soviétique atteint 5,3% en 1950 et ne fait ensuite que décroître pour stagner autour de 1% durant la deuxième moitié des années 1980. La production de gaz naturel turkmène ne décolle qu’en 1975 avec une part de 17,9% du total soviétique et se hisse au deuxième rang dans les années 1980. Ce qui avait alors rendu l’économie turkmène relativement prospère. Peu peuplé et faiblement industrialisé [2], ce pays était et reste en mesure d’en exporter une large part, soit 65% de sa production en 1992, contre 30% en 1990.
Au Kazakhstan, la production de pétrole a augmenté lentement, mais régulièrement, dans les années 1980, avec l’exploitation de gisements comme ceux de Kamyšitovyj et de Žanažol. En 1992, il était le second derrière la Russie avec environ 5 % de la production de l’ex-URSS et le seul de cette même ex URSS à être exportateur net de pétrole brut. La production de gaz naturel s’est également développée lentement. La part du gaz kazakh, elle reste, entre 1965 et 1991, inférieure à 2% dans la production soviétique totale. Les gisements d’hydrocarbures se trouvent dans six des quatorze régions administratives : Atyrau, Mangistau, Ouest du Kazakhstan, Aktûbinsk, Kyzyl-Orda, et, dans une moindre mesure, Karaganda. En 2000, les deux premières concentraient environ 70 % de la production kazakhe, les 30% restants étant fournis par la région d’Aktobe et Kyzyl-Orda.
Au Turkménistan, la répartition géographique des gisements s’étend des rives de la mer Caspienne, à l’Ouest, jusqu’aux frontières Sud-Est et au Nord-Est, à proximité de la frontière avec l’Ouzbékistan. L’une des dernières découvertes est le champ gazier d’Osman en 2007, près de la ville de Mary, dans l’Est du pays. Le site le plus ancien est celui de Čeleken, au bord de la Caspienne, où des militaires russes observèrent, dans la première moitié du XIXe siècle, des geysers de pétrole. Cette ressource était exploitée et commercialisée par la tribu des Yomut dont le chef Kiat-bek et sa famille possèdaient la moitié des geysers vers 1836.
Tribus turkmènes et hordes kazakhes
Le système tribal turkmène, ancêtre de celui qui existe au début du XXe siècle se constitue entre les XIVe et XVIIe siècles. Sept groupes turkmènes numériquement importants sont aujourd’hui les Teke, Saryk, Yomut, Chovdur, Geklen, Salyr et les Ersary. Les plus nombreux sont les Teke qui composent au moins 40% de la population. Certains Teke, appelés Ahal-Teke vivent dans la région de Ahal, située dans le centre sud du pays et qui comprend la capitale Achgabat. Au Kazakhstan, la formation des Grande, Moyenne et Petite hordes date du XVIe siècle, début d’une longue période pendant laquelle le territoire du pays actuel n’était pas inclus dans un empire.
La répartition de la représentation des hordes et des tribus dans les différentes instances du pouvoir au sein des deux républiques soviétiques aurait bénéficié, jusqu’à l’indépendance, d’une « règle » tacite sur laquelle s’était créé un certain équilibre. Au Kazakhstan, un équilibre de la représentation des trois hordes était observé au sein des équipes dirigeantes. Avec la disparition du parti communiste soviétique, l’appartenance à l’une des hordes au Kazakhstan est devenue un facteur important de la vie politique, à la fois au niveau national et régional. Durant sa présidence depuis 1991, Nursultan Nazarbaev a alterné des stratégies de maintien au pouvoir, en utilisant notammant des rivalités entre hordes. Après 1991, au fur et à mesure de l’établissement d’un pouvoir présidentiel de plus en plus autoritaire, cette « règle » a été de moins en moins respectée puis abandonnée au profit de la horde à laquelle appartient N. Nazarbaev. Au Turkménistan, l’évolution de cette politique très différente, a nénamoins aussi abouti à une prépondérance de la représentation du clan de Saparmurat Niazov.
L’historien kazakh Nurbulat Masanov précise qu’il existe de vrais clans qui ont un caractère non pas ethnique mais politique et clientéliste et nous retiendrons, pour la période considérée, cette acception au sens de groupes liés par des intérêts politiques et économiques et s’entraidant pour les défendre, y compris dans des relations de dépendance. A ces notions de tribu et de horde, bien conservées parmi les élites politiques, s’ajoute donc la dimension clientéliste qui peut l’emporter sur les appartenances dites tribales. Ces intrications complexes entre identité tribale c’est-à-dire l’appartenance à une horde et appartenance à un clan, au sens défini ci-dessus, sont le signe d’une nouvelle recomposition de réseaux dans lesquels la notion de « famille » domine au sommet du pouvoir au Kazakhstan. Selon le journaliste et philosophe kazakh Nurlan Amrekulov, la parenté a laissé place au clan qu’il définit comme un groupe de parents proches et dont le poids est particulièrement fort dans les secteurs monopolistiques, comme celui des hydrocarbures au Kazakhstan. L’exemple de la compagnie nationale kazakhe KazMunajGaz en est une illustration avec la présence de Timur Kulibaev, gendre du président N. Nazarbaev au poste de président du Conseil de surveillance depuis juin 2006.
Étouffement des velléités turkmènes
Au Turkménistan, depuis 1991, des stratégies semblables à celles des trois hordes kazakhes, considérées comme l’un des modes d’accès au pouvoir ou à des réseaux influents au sein de la vie politique [3], n’ont pu être échafaudées au même niveau et, en tout cas, pas dans une lutte ouverte pour le contrôle du gaz. La personnalité même de S. Niazov et le régime ultra-répressif qu’il avait mis en place les ont limitées. Des relations clientélistes existent bien, mais la lutte pour le pouvoir a été nettement gelée avec l’élimination systématique de tout rival potentiel.
Le président turkmène S. Niazov, lui-même Ahal-Teke, et décédé en décembre 2006, refusait officiellement de distinguer ces différents clans ce qui, par ailleurs, ne l’empêchait pas d’assurer leur représentativité lors des nominations des responsables régionaux et au sein de son gouvernement. Ainsi, les responsables régionaux étaient issus du groupe majoritaire dans la région. Si chaque responsable régional étant considéré comme un vrai chef par son entourage ou son cercle intime, S. Niazov les démettait et les remplaçait sans cesse. Il leur aurait interdit la possibilité de devenir vice Premier ministre, évitant ainsi de voir des personnes d’autres clans entrer dans son cercle. Des rivalités régionales existaient, mais ne s’exprimaient pas ouvertement et leur issue dépendait du Président. Les ministres du Pétrole et du Gaz n’ont pas fait exception à la règle. Sur la période 1994-2002, se succèdent pas moins de huit hommes d’État. Le premier d’entre eux, Nazar Suûnov, après avoir inspiré le premier programme de développement du secteur, préfère émigrer dès 1995, tandis que le dernier de la période considérée, Kurbannazar Nazarov est envoyé comme ambassadeur aux Émirats Arabes Unis au bout de dix huit mois de service.
En 2002, est créée la compagnie nationale KazMunajGaz, « machine » à conquérir des marchés à l’international, avec une ambition affichée : faire du Kazakhstan l’un des dix plus grands producteurs d’hydrocarbures mondiaux. Cette création institutionnelle survient après plusieurs années de luttes internes entre deux figures politiques.
Les prémices de l’expansion de l’industrie des hydrocarbures du Kazakhstan indépendant
L’exploitation de deux gisements d’importance majeure, Karačaganak et Tengiz, découverts dans les années 1970, a contribué au développement de l’industrie des hydrocarbures au Kazakhstan indépendant. L’ingénieur-pétrolier kazakh Tulegen Žukeev est l’un des principaux instigateurs du projet d’exploitation du champ de Tengiz à la fin des années 1980. Ayant reçu l’approbation de N. Nazarbaev, alors Président du Cabinet des ministres de la république, le vice-Président du Conseil des ministres de la RSS du Kazakhstan [4] Erik Asanbaev, proche de la Petite horde, son collègue Kadyr K. Bajkenov [5], membre de la Moyenne horde, le président du Comité d’État à l’Economie Kalyk Abdullaev, membre de la Grande horde et Tulegen Žukeev, membre de la Petite horde, constituent un groupe de soutien à ce projet afin de court-circuiter les autorités soviétiques qui avaient déjà pris langue avec la compagnie américaine Chevron. Au fur et à mesure de l’avancement du projet, des dissensions apparaissent au sein du groupe. Des intrigues entre la Petite et la Grande hordes se nouent contre des représentants de la Moyenne au sein du Cabinet des ministres. D’autre part, N. Nazarbaev tente de prendre la direction du projet. Enfin, le mécontentement des partenaires occidentaux vis-à-vis des responsables qui cherchent à défendre les intérêts de l’État kazakh ont raison de l’unité du groupe. N.Nazarbaev et le président de Chevron signent néanmoins en avril 1993 un accord pour la création de la société mixte TengizChevronOjl. Son directeur en 1993-1994 est Ravil’ Čerdabaev, chef de l’administration de la région d’Atyrau et membre d’une « dynastie de pétroliers » kazakhs, comme l’URSS avait commencé à en former dès les années 1930. Il est alors proche du représentant d’une autre de ces « dynasties », Nurlan Balgimbaev. Le rôle de ce dernier dans le secteur des hydrocarbures deviendra prépondérant dès 1994.
Création du ministère de l’Industrie pétrolière et gazière et d’entreprises kazakhs
A la veille de l’indépendance, ni le Kazakhstan, ni le Turkménistan n’était pourvu de ministère de l’industrie pétrolière ou gazière. En juillet 1990, le directeur de la partie turkmène du groupement de production Soûzgaztehnologiâ publie un article [6] dénonçant la situation de l’industrie gazière turkmène qui n’est alors qu’une « dépendance » du consortium soviétique Gazprom [7], la majeure partie du profit important réalisé lors de la vente du gaz revenant à ce dernier. Les pouvoirs ont donc dû créer les structures de leur secteur après 1991.
En l’absence d’un tel ministère au Kazakhstan, c’est à celui de l’Energie et de l’Electrification de la république et au Comité d’État à la géologie et à la conservation du sous-sol qu’échoit la gestion des hydrocarbures, à la fin de l’année 1991. Quelques mois plus tard, le 7 février 1992, ce ministère est supprimé et remplacé par celui de l’Energie et des Combustibles. Celui-ci est à son tour divisé, le 13 juin 1994, en un ministère de l’Industrie de l’Energie et du Charbon et en un ministère de l’Industrie pétrolière et gazière. Ce dernier aura donc vu le jour près de trois ans après l’indépendance et fera partie de ceux qui comptent le plus de Kazakhs, soit environ 80% [8].
La bataille pour le contrôle du secteur des hydrocarbures
Au cours des trois années du gouvernement de S. Tereŝenko [9], naissent de nouvelles entreprises, sous des noms déjà utilisés à l’époque soviétique, dans un secteur des hydrocarbures en formation. Le foisonnement des créations et les changements de statuts juridiques se poursuivent jusqu’en 1997, date de la fondation des deux compagnies KazahOjl et de KazTransOjl.
En octobre 1994, ce gouvernement est remplacé par celui d’Akežan Kažegeldin qui est un membre de la Moyenne horde. S’ouvre alors une lutte féroce entre représentants des intérêts pétroliers et partisans du Premier ministre. Au cours de la période 1991-1999, caractérisée par cette bataille interne au Kazakhstan pour le contrôle des hydrocarbures, le président N. Nazarbaev affermit son pouvoir en procédant à des changements importants dans les institutions de l’État, à savoir la création de l’Assemblée des Peuples du Kazakhstan en mars 1995, l’annulation des élections législatives, le référendum sur le mandat présidentiel en avril, la nouvelle Constitution et la formation d’un parlement à deux chambres. Les trois hordes se partagent alors encore le pouvoir avec, pour la Grande : le sommet de l’État et la présidence du Sénat, pour la Petite : le ministère de l’Industrie du Pétrole et du Gaz et la chambre basse (Majlis) et pour la Moyenne le gouvernement, mais cette dernière n’a aucune représentation aux postes clés du Parlement. Avec l’arrivée de A. Kažegeldin au poste de Premier ministre et le lancement des privatisations des entreprises pétrolières, s’engage un duel entre celui-ci et son ministre de l’Industrie du Pétrole et du Gaz N. Balgimbaev.
Tandis que le Turkménistan a ignoré les réformes et fonctionné sur l’ancien modèle soviétique jusqu’à la fin 1995, le Kazakhstan a été l’un des premiers États issus de l’effondrement de l’ex-URSS à adopter des mesures de passage à l’économie de marché avec un programme intitulé « Une stratégie pour l’avenir et le développement du Kazakhstan en tant qu’État souverain ». Entamées en 1991, les privatisations au Kazakhstan indépendant se sont déroulées en trois étapes. La dernière qui court de 1996 à 1998, correspond à un regain d’intérêt pour le secteur des hydrocarbures de la part des étrangers.
Les premières annonces de privatisation dans ce secteur tombent durant l’été 1995. Les entreprises concernées sont Ûžneftegaz, Aktûbinskneft’, la raffinerie de Chimkent, puis en 1996 MangistauMunajGaz (MMG) qui avait créée en 1995. Le lancement de la privatisation de cette dernière, met le feu aux poudres. Sept compagnies se montrent intéressées : deux américaines, une iranienne, une indonésienne, deux kazakhstanaises (dont la direction de MMG) et une russe. Les offres russe et iranienne sont rejetées pour des raisons respectivement financières et politiques. C’est finalement le Directeur de l’Agence pour les plans stratégiques Eržan Utembaev qui persuade N. Nazarbaev de choisir l’indonésienne, Central Asia Petroleum Ltd Company. Ce qui est annoncé le 11 mai 1997.
En février 1997, c’est-à-dire avant que ne soit décidé le sort de MMG, N. Balgimbaev accuse A. Kažegeldin d’avoir intentionnellement mis à mal MMG et favorisé sa crise financière. Des attaques dirigées contre A. Kažegeldin proviennent également des responsables mêmes de la société, effrayée par la perspective de licenciements massifs suite à sa privatisation. Le ministre du Pétrole et du Gaz N. Balgimbaev obtient du président N. Nazarbaev, d’une part, la suppression de son ministère, en février 1997 [10] et d’autre part, la constitution, un mois plus tard, de la compagnie nationale KazahOjl qu’il dirige lui-même tout d’abord jusqu’en octobre [11]. N. Balgimbaev propose à l’un des gendres de N.Nazarbaev, Timur Kulibaev, d’en devenir le vice-président.
Le Kazakhstan était, à l’avènement de son indépendance, dépourvu de système de gestion du réseau de tubes. La dimension internationale que peut prendre le Kazakhstan dans le domaine des hydrocarbures en augmentant ses exportations, motive l’intervention de l’État avec la création de KazTransOjl (KTO). Celle-ci a pour mission la mise en place d’un nouveau système de transport du pétrole et la gestion des relations avec les États voisins producteurs d’or noir. KTO est une société par actions de type fermé, détenue à 100% par l’État, et dirigée entre 1997 et 1998 par N. Kapparov. En décembre 1998, N.Nazarbaev déclare que les tubes transportant les hydrocarbures resteraient sous contrôle étatique. Ce qui confirme la réticence des autorités à céder des parts dans les entreprises du secteur pétrolier.
La création de la compagnie nationale KMG
A. Kažegeldin est contraint de démissionner en 1997, officiellement en raison de sa politique des privatisations. Celles-ci sont perçues, dans les années 1995-1997, comme une « braderie » de biens de l’État vendus à des personnes ayant des relations bien placées ou à des étrangers. Cependant la politique de vente au cas par cas se poursuivant sous son successeur N. Balgimbaev, la démission de A. Kažegeldin pourrait plutôt refléter des querelles entre les diverses élites. La nomination de N. Balgimbaev au poste de Premier ministre peut être alors aussi interprêtée comme une compensation à la faible représentativité de la région occidentale du pays, au sein du gouvernement. Outre le fait de remplacer son rival, N. Balgimbaev obtient un autre succès avec la création de la société par actions KazMunajGaz par la fusion des deux entreprises KazahOjl et Transport Nefti i gaz, celle-ci ayant été fondée en mai 2001. L’influence du secteur pétrolier s’accroit donc auprès de N. Nazarbaev, tandis que celle de A.Kažegeldin diminue jusqu’à son départ du gouvernement en octobre 1997. Le mandat international lancé contre lui en 1999 et le dévoilement de ses liens avec l’affaire du « Kazakhgate » l’éloigne de la sphère politique de son pays.
L’hebdomadaire kazakhstanais Respublika s’interroge sur l’intérêt de la création de KMG, en cette année 2002, et sur la pertinence de la nomination au poste de président de Lâzat K. Kiinov, alors akim [12] de la région de Mangistau. Sept autres dirigeants sont nommés pour le seconder, l’un d’eux est T. Kulibaev, neveu de N. Nazarbaev, deux sont originaires d’Atyrau, l’un est d’origine russe.
Le 23 novembre 1993, S. Niazov annonçait un programme à long terme pour le développement du secteur des hydrocarbures, qui comprenait la réorganisation administrative du secteur. En cela, le Turkménistan suivait le Kazakhstan qui avait lancé le sien en novembre 1992 [13]. Le programme turkmène comportait trois phases. La première prévoyait une augmentation de la production de pétrole dans la partie occidentale du pays, grâce aux sociétés mixtes déjà créées avec Bridas, et Eastpak et d’autres à fonder. Dans l’industrie du gaz, la question de l’évacuation était déjà posée. La deuxième phase portait sur la période 1998-2004 avec des explorations en mer Caspienne et dans les régions côtières ainsi que dans la partie centrale et orientale du pays. La dernière période allant de 2010 à 2020, envisageait la poursuite de l’exploitation de champs dans la partie centrale et orientale du pays et l’exploration de champs de gaz. La réorganisation administrative consistait en une liquidation des konzerns, créés en 1992 à partir d’organismes soviétiques. Ils sont remplacés par un ministère du Pétrole et du Gaz, dirigé par Nazar Suûnov, de 1993 à 1994. Le Turkménistan institue donc son propre ministère, un an avant le Kazakhstan, avec pour ambition majeure d’augmenter sa production de pétrole.
L’entourage politique, familial et professionnel de Nazar Suûnov qui est un membre du clan des Yomut, illustre la définition du terme « clan » posée plus haut. Sur le plan politique, il bénéficiait du soutien des députés de la région de Balkan, du responsable de la région de Balkan de 1991 (ou 1992) à 1996, Redžepmamet Puhanov qui est un Yomut du nord, et de Hekim Išanov, vice-ministre du Pétrole et du Gaz en 1996 [14]. Considéré comme le chef du « clan de Balkan », il aurait placé dans l’industrie gazière un grand nombre de spécialistes faisant partie de sa famille, comme Oraz Klyčev [15],Vice-président de la filiale de Gazprom au Turkménistan entre 1990 et 1992. Des trois clans que le président S. Niazov craignait, celui de N. Suûnov n’était pas le moindre. Ceci explique sans doute que dans le secteur de l’énergie, la division des responsabilités et la multiplication des postes étaient voulues par Niazov pour empêcher l’émergence de personnalités appartenant à des réseaux solides et dotées de revenus garantis [16]. Ce « clan de Balkan », composé de Yomut, et qui a des visées sur les ressources énergétiques, se plaint du monopole d’Achgabat sur la manne gazière. Cette concurrence pour le contrôle des hydrocarbures pourrait se modifier et s’accentuer au fur et à mesure des nouvelles découvertes de gisements dont la localisation ne se limite plus à la partie occidentale du pays, à l’instar de celui de Ûžnij Iolotan-Osman, situé au sud-est, à 50 km de la ville de Mary.
Après une timide vague de privatisations qui concernent le petit commerce, entre 1994 et 1996, intervient une nouvelle réorganisation du secteur des hydrocarbures sur décision de S. Niazov qui souhaitait une meilleure rationalisation. Dans cette perspective, le ministère du Pétrole et du Gaz est remplacé par le ministère de l’Industrie pétrolière et gazière et des Ressources minérales, chapeauté par Gočmurad Nazdžanov qui sera destitué en 1997. Toutes les entreprises productrices de gaz sont transférées au consortium Turkmengaz. Les entreprises chargées de la construction dans le secteur sont regroupées dans la corporation Turkmenneftegazstroj. Le transport par tubes est assuré par Turkmenneft’, créé alors sur la base de Balkanneftegaz qui existait avant l’indépendance. La société d’État Turkmenneftegaz est chargée de l’organisation de la production du gaz et du pétrole, de son raffinage, de la distribution des produits pétroliers, des paiements par clearing et des exportations. Ces entreprises ont le statut de ministère et leurs dirigeants sont nommés par le président du pays. Toutefois, cette restructuration du secteur ne conduit pas à l’émergence d’un équivalent de KMG : le contrôle de l’État sur le secteur est exercé directement par le président S. Niazov et aucun des ministres en charge du secteur des hydrocarbures n’a été en mesure de jouer un rôle moteur dans la construction d’institutions pétrolières et gazières.
Les autres raisons qui ont poussé le gouvernement du Kazakhstan à créer une compagnie pétrolière nationale, ainsi que le choix du Turkménistan d’adopter une autre voie restent à explorer. Dans son étude sur les Compagnies pétrolières nationales, L.E. Grayson [17] percevait, au tout début des années 1980, la volonté d’un pays producteur d’hydrocarbures de s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis des sociétés anglo-saxonnes. Elle notait, par ailleurs, que bien des objectifs que se fixaient de telles compagnies pouvaient être atteints par d’autres types de structures. D’autres pistes sont à suivre dans l’histoire même du développement de la production du pétrole qui diffère de celle du gaz. Des historiens de l’économie ont établi un lien entre d’une part la nature des ressources dont disposent certains pays et leur développement institutionnel d’autre part. Le Turkménistan, essentiellement producteur de gaz et le Kazakhstan, davantage orienté vers la production de pétrole, ne connaissent pas, comme il vient d’être montré, un développement institutionnel comparable dans le secteur des hydrocarbures.
Dans la continuité de cette étude, et malgré les difficultés de terrain et d’accès à l’information, il serait également cohérent de comparer les niveaux de redistribution au Kazakhstan et au Turkménistan, ainsi que les mécanismes de cette redistribution, à savoir le circuit de l’argent entre les régions productrices d’hydrocarbures et le budget de l’État, les lois de finances et la fiscalité, ainsi que le rôle des chefs de l’administration des régions pétrolifères du Kazakhstan et du Turkménistan et leurs relations avec le pouvoir central.
Kazakhstan
D’UNE superficie de 2 717 300 kilomètres carrés, soit environ cinq fois la celle de la France, le Kazakhstan a des frontières communes de 1 533 km avec la Chine à l’est, de 6 846 km avec la Fédération de Russie au nord, de 2 203 km avec l’Ouzbékistan au sud, et de 379 km avec le Turkménistan au sud ouest.
58% des 15 399 437 kazakhstanais sont des urbains. Les Kazakhs composent 53,4% de la population, les Russes 30%, les Ukrainiens 3,7% et les Ouzbeks 2,5%, selon le recensement de 1999. L’indicateur de développement humain s’élevait à 0,794 en 2005, ce qui place le Kazakhstan au 73 ème rang dans le classement du PNUD, qui compte 177 pays.
Les réserves prouvées de pétrole étaient de 39,8 milliards de barils, à la fin 2007 et celles pour le gaz étaient de 1 900 milliards de mètres cubes.
La part des hydrocarbures dans les exportations du Kazakhstan était d’environ 50% en 2000-2001 (53% au 1er semestre 2002).
Turkménistan
LE Turkménistan se situe à l’est de la mer Caspienne et au nord de l’Iran avec lequel il a 992 km de frontière. Outre celle avec le Kazakhstan, le Turkménistan partage une frontière avec l’Ouzbékistan sur 1 621 km. Il est aussi voisin de l’Afghanistan qu’il jouxte sur 744 km. Sa superficie est de 488 100 kilomètres carrés.
Sa population s’élève à 4 884 887 habitants dont 49 % étaient des urbains en 2008. Elle se compose de 85% de Turkmènes, de 5% d’Ouzbeks, et de 4% de Russes. L’indicateur de développement humain était de 0,713 en 2005, ce qui place le Turkménistan au 109ème rang sur 177, derrière le Kazakhstan.
Si les chiffres des réserves prouvées en pétrole turkmène sont connues et se montent à 0,6 milliard de barils, ceux qui concernent le gaz font l’objet de spéculations car l’État turkmène se refuse à les dévoiler. Des estimations de réserves prouvées de gaz existent néanmoins et seraient de 2 670 milliards de mètres cubes, fin 2007.
La part des hydrocarbures dans les exportations du Turkménistan était d’environ 80% au début des années 2000.
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[1] Un très bref aperçu historique de la formation de ces groupes est présenté ci-dessous.
[2] Les raisons de cette faible industrialisation restent à explorer. A titre d’exemple, citons S. Batyrov S et A. Abdyyev qui suggéraient en juillet 1990, dans un article du quotidien Turkmenskaâ Iskra, qu’un projet présenté par des Turkmènes pour la construction d’un complexe chimique (extraction d’éthane du gaz) aurait été bloqué pendant 6 ans.
[3] S. Peyrouse, Turkménistan Un destin au carrefour des empires, Editions Belin, La documentation Française. collection Asie plurielle, 2007.
[4] de juin 1988 à septembre 1989.
[5] Kadyr K. Bajkenov est vice-Président du Conseil des ministres de la RSS du Kazakhstan de 1987 à 1989, puis ministre de l’Energie et des Combustibles de 1993 à 1994.
[6] Batyrov S, Abdyyev A, Turkmenia not deriving proper economic benefit from its gas industry, SWB, 24/08/1990.
[7] Gazprom est le successeur du ministère soviétique de l’Industrie gazière. La décision de réunir les ministères des Industries pétrolière et gazière date de juin 1989. C’est un représentant des « pétroliers » qui avait été nommé à la tête de la nouvelle administration. Et c’est sous la pression de V. Tchernomyrdine, privé de son poste de Ministre de l’industrie du gaz de l’URSS, que les entreprises de son ancien ministère ont été réunies sous la forme du groupe Gazprom au mois d’août 1989.
[8] La population se composait d’environ 40% de Kazakhs et de 38% de Russes au recensement de 1989.
[9] Ukrainien kazakhophone né en Russie de mère kazakhe, il a effectué ses études supérieures au Kazakhstan. Il est nommé Premier ministre de la RSS du Kazakhstan en octobre 1991, c’est-à-dire environ trois mois avant la déclaration d’indépendance. Il reste en poste jusqu’en octobre 1994.
[10] Ce ministère réapparaît sous la forme du ministère de l’Energie et des Ressources minérales avec, à sa direction, Vladimir Škol’nik, en 2000.
[11] N. Balgimbaev revient à la tête de KazahOjl d’octobre 1999 à février 2002.
[12] C’est en 1995 qu’est remplacé le terme chef de l’administration de la région par « akim » au Kazakhstan.
[13] Sagers Matthew J., Long-term program for oil and gas sector in Kazakhstan, Post-Soviet Geography, janvier 1993, vol XXXIV, p. 66-69.
[14] H. Išanov et R.Puhanov sont liés par des relations familiales puisqu’ils ont épousé des cousines.
[15] Fils du président du Soviet suprême de la RSS de Turkménie A. Klyčev (entre 1963 et 1978).
[16] S. Peyrouse, Turkménistan Un destin au carrefour des empires, Editions Belin, La documentation Française collection Asie plurielle, 2007.
[17] Grayson, Leslie E. (1981 ), National oil companies, Chichester [West Sussex] ; New York : Wiley
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