Docteur en géopolitique, directeur du site géopolitique www.diploweb.com, chercheur à l’IRIS
En contribuant à faire de la Géorgie une zone de fortes tensions, la Russie entend marquer la fin d’une époque et le début d’un nouveau moment géopolitique. D. Medvedev et V. Poutine s’inscrivent plus largement dans une quête de puissance, aussi bien sur le terrain énergétique que stratégique, par rapport à l’UE comme vis-à-vis de l’OTAN.
QUELS PEUVENT être les objectifs géopolitiques de la Russie dans le conflit qui l’oppose à la Géorgie ? Au risque d’une dégradation de son image en Europe, pourquoi choisir sciemment une stratégie de la tension au lieu de la négociation ?
En contribuant à faire de la Géorgie une zone de fortes tensions, Dimitri Medvedev et Vladimir Poutine veulent d’abord « siffler la fin de la partie ». Le 17 février 2008, la déclaration d’indépendance du Kosovo, bientôt reconnue par les Etats-Unis et la majorité des membres de l’Union européenne – en dépit des contestations de Moscou – a ouvert une boîte de Pandore facile à instrumenter : Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie… ce ne sont pas les « conflits gelés » qui manquent. A ce jeu, le Kremlin a des munitions pour que ses prises de position soient davantage prises en considération. Les années durant lesquelles les Occidentaux pouvaient « passer en force » semblent derrière nous. Depuis quelques temps déjà, une nouvelle phase s’esquisse. En effet, l’exécutif russe s’inscrit plus largement dans une quête de puissance, aussi bien sur le terrain énergétique que stratégique.
Depuis le début des années 2000, la Russie développe progressivement une « arme énergétique ». [1] Dans le cas de la Géorgie, un premier objectif du Kremlin pourrait être de conduire la crise à un niveau suffisant pour nuire aux projets occidentaux de construire sur le territoire géorgien des infrastructures destinées à évacuer – sans passer par la Russie – les hydrocarbures de la mer Caspienne, d’Asie centrale, voire à terme d’Iran. Pourquoi ? Parce que de tels projets démonétiseraient la place de Moscou sur l’échiquier énergétique mondial. Le Kremlin s’étant assuré le monopole sur les oléoducs et gazoducs de Russie, Moscou entend consolider son rang de puissance énergétique, non seulement avec ses produits mais avec ceux de son voisinage. Autrement dit, se rendre incontournable, pour qu’on lui reconnaisse le statut de grande puissance à laquelle elle aspire.
En signant des accords avec des républiques d’Asie centrale fin 2007, la Russie a réussi un doublé : capter la ressource de « l’étranger proche » pour la revendre – avec un bénéfice – aux Européens, et fragiliser le projet du gazoduc Nabbucco imaginé par la Commission européenne pour accéder directement aux ressources de la Caspienne. L’Asie centrale devient ainsi une variable importante de la donne énergétique russe, permettant au Kremlin d’assurer ses livraisons tout en consolidant son ascendant sur l’UE, son premier client. En jouant l’escalade avec Tbilissi, la Russie fait de la Géorgie un « risque pays » élevé pour les entreprises occidentales tentées d’y construire les infrastructures d’exportation dont le Kremlin ne veut pas.
Compte tenu des responsabilités antérieures de D. Medevdev au directoire de Gazprom [2] , il y avait tout lieu d’envisager que son accession à la présidence voit la Russie affirmer son jeu d’« Empire énergétique ». La guerre russo-géorgienne en fait la démontration.
Le deuxième objectif du Kremlin peut être purement stratégique : déstabiliser la Géorgie au point de rendre plus difficile le début d’un processus d’adhésion à l’OTAN.
Il est vrai que le précédent sommet de l’Otan à Bucarest (avril 2008) s’est déjà soldé par un refus d’accorder à la Géorgie et à l’Ukraine un Plan d’action en vue de l’adhésion (MAP), en dépit des appels pressant de G. W. Bush à ne pas accorder ainsi de facto à la Russie un « droit de veto » déguisé sur les décisions de l’OTAN. Alexandre Adler s’en est réjouit à l’époque : « Il faut se féliciter très clairement qu’une conjonction franco-allemande, enfin reconstituée pour la circonstance, ait enterré le projet de candidature de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. » [3] Accorder à l’Ukraine un MAP aurait été, selon cet auteur, « un acte de guerre, à tout le moins un acte de guerre froide caractérisé. » On pourrait pourtant se demander si la division de l’OTAN lors du sommet de Bucarest au sujet de ces « candidatures à la candidature » n’a pas été interprétée par les stratèges russes comme une fenêtre de tir.
En effet, certains responsables géorgiens et ukrainiens ne perdaient pas espoir qu’un prochain sommet leur permette d’engager la procédure d’une adhésion à l’OTAN. Dès lors, réactiver la crise des nationalités dans le Caucase via l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie a du sens pour le Kremlin. Pourquoi ne pas saisir les occasions qui se présentent ?
Cette actualité pose au moins deux questions, l’une au sujet de la communauté euro-atlantique, l’autre à propos de la Russie.
Les 21 pays membres de l’Union européenne qui sont aussi membres de l’OTAN sauront-ils trouver une analyse commune et une stratégie efficace face à la guerre russo-géorgienne ? Comment réagiront les pays membres de l’UE qui ne sont pas membres de l’OTAN ? L’Union européenne compte 27 Etats membres, tous forts d’une histoire différente, notamment vis-à-vis de la Russie. Et chaque pays rassemble des acteurs qui peuvent avoir des approches contradictoires. Les entreprises, les cercles d’experts, les réseaux d’influence, les différents ministères et la direction politique d’un État membre n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts. Il en résulte le plus souvent à l’échelle d’un même pays non pas une mais des stratégies. Que dire, alors, à l’échelle de l’Europe communautaire ? Celle-ci est elle-même divisée en plusieurs institutions et cercles, qui cherchent chacun à faire valoir un point de vue, évidemment au nom de l’intérêt général. Face à la multitude d’acteurs et de stratégies des pays membres de l’Union européenne, un interlocuteur unique : la Russie. Celle-ci possède une excellente connaissance des sociétés européennes et des réseaux variés, habiles et déterminés. Et que feront les 5 membres de l’OTAN … qui ne sont pas membres de l’UE, à commencer par les Etats-Unis ?
Deuxième question : la Russie est-elle déjà redevenue une puissance ? Début 2008, Anne de Tinguy (CERI) répondait avec prudence, notamment parce que le pays demeure marqué par la faiblesse des infrastructures et une tendance lourde à la dépopulation. [4] « Ces contraintes économiques et démographiques font de la Russie non pas une grande puissance qui pourrait se suffire à elle-même et peser sur le reste du monde, mais une puissance moyenne qui a besoin du monde extérieur pour diversifier et moderniser son économie et dont l’intérêt est de stabiliser ses positions internationales en s’appuyant sur des partenaires fiables. » [5] La guerre russo-géorgienne vient-elle modifier ces fondamentaux ? Et si la Russie entendait (re)construire sa puissance non pas sur son pouvoir de séduction – le soft power, qu’elle utilise par exemple en Transnistrie avec Proriv - mais tout simplement sur l’usage de la force ? La deuxième guerre de Tchétchénie a largement démontré que la Russie conserve un culte pour l’usage de la force. D’ailleurs, la population russe ne soutient-elle pas massivement son gouvernement ? Ce qui amène à s’interroger : la Géorgie va-t-elle remplacer la Tchétchénie dans sa fonction sociale interne ?
Avant d’être assassinée en 2006, Anna Politkovskaïa publiait en 2003 des lignes qui méritent une relecture : « Après un bref interlude eltsinien, la Russie, amputée des « républiques sœurs » de l’URSS, sentit qu’elle n’était pas capable de vivre confortablement sans traditions ni ambitions impériales. Elle eut besoin d’un « petit » et d’un « méchant » pour pouvoir se sentir grande et importante. La joie orgasmique d’être une puissance se nourrit de l’écrasement, de l’humiliation de l’autre, que l’on peut piétiner en toute impunité. Le principe est simple : ici, c’est la zone de résidence pour les « méchants » qu’il faut rééduquer, et là, par rapport à cet enfer, le reste du territoire russe, où vivent les « bons », semble un paradis […] « Le Kremlin préfère attiser les braises du conflit pour qu’il ne s’éteigne pas. En effet, il s’agit d’un atout politique majeur, dans le jeu du pouvoir en place ». [6] Vladimir Poutine ne lui doit-il pas son premier mandat présidentiel ? Et son deuxième ? Quiconque a vécu en Russie sait combien le racisme anti-caucasiens y est partagé. Pour autant, « l’histoire ne repasse pas les plats ». Et, last but not least, la Géorgie est un Etat souverain. Il vrai que depuis Kremlin semble décidé à la démanteler puisqu’il a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud le 26 août 2008. Si l’Europe communautaire semble désemparée face à ce coup de force de Moscou, c’est peut-être parce que ses Etats membres comme ses institutions n’ont pas suffisamment développé l’analyse géopolitique de l’UE et de ses frontières durant les dernières années. Le retour au principe de réalité est violent.
L’attitude de la communauté internationale sera déterminante dans l’évolution de ce nouveau conflit. A l’échelle communautaire, il reste une question quelles en seront les incidences sur la négociation du nouveau partenariat stratégique UE-Russie, engagée le 27 juin 2008 ?
Déclaration de la présidence du Conseil de l’UE
"La Présidence du Conseil de l’Union européenne prend note de la décision prise par les autorités russes de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud.
Elle condamne fermement cette décision. Celle-ci est contraire aux principes d’indépendance, de souveraineté et d’intégrité territoriale de la Géorgie, reconnus par la Charte des Nations Unies, l’Acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe et les Résolutions pertinentes du Conseil de sécurité.
Dans ce contexte, la présidence du Conseil de l’Union rappelle avec force son attachement au principe d’intégrité territoriale de la Géorgie dans ses frontières internationalement reconnues.
Elle appelle de ses vœux une solution politique des conflits en Géorgie. Elle examinera de ce point de vue les conséquences de la décision de la Russie."
Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir
[1] Cf. C. BAYOU et P. VERLUISE, « Russie, énergie et géopolitique », dans A. CIATTONI (dir.) La Russie. Paris : Sedes, 2007.
[2] Anecdote significative, cette entreprise co-finance pour la saison 2009 une équipe cycliste de très haut niveau baptisée Katioucha, comme les missiles de l’armée soviétique. (Le Monde, 17 juillet 2008)
[3] A. ADLER, « L’intérêt des Etats-Unis et celui de l’Europe dans l’Otan », Le Figaro, 5 avril 2008.
[4] Cf. G.-F. DUMONT, « La Russie en forte dépopulation », Population & Avenir, n° 684, septembre-octobre 2007, p. 3. Voir aussi ce qui se rapporte aux causes démographiques de la fin de l’URSS dans la conclusion de G.-F. DUMONT, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007.
[5] A. de TINGUY, Moscou et le monde. L’ambition de la grandeur : une illusion ?, CERI/Autrement, 2008, p. 207.
[6] A. POLITKOVSKAIA « Tchétchénie, le déshonneur russe », Paris, Buchet/Chastel, 2003
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