Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Il appartient au Groupe éthique et relations internationales (GERI) de l’Ecole de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
Patrice Gourdin vient de publier aux éditions Choiseul "Géopolitiques, manuel pratique", avec une préface d’Yves Lacoste.
Un livre clair, précis, rigoureux... bref d’une lecture à la fois agréable et enrichissante. Tous les passionnés de géopolitique trouveront là un manuel de référence.
Le mieux pour s’en convaincre est de lire son introduction.
POUR UNE METHODE D’ANALYSE GEOPOLITIQUE
Le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l’expédient
le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher. Edgar A. Poe, La Lettre volée, 1841.
UN SPECTRE hante l’humanité, celui de la guerre. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, elle est présente dans l’existence des hommes et elle nourrit leur réflexion. Héraclite constatait qu’elle était la « mère de toute chose ». Depuis le XVIIIe siècle, des hommes et des femmes, du citoyen ordinaire à des responsables politiques ou des philosophes, réfléchissent, écrivent et/ou agissent pour limiter, voire éradiquer les conflits armés. Cela suppose de remonter aux racines de ces derniers, d’essayer de traiter ces causes par le remède de la négociation et de tenter de régler les litiges par le compromis. Au XXe siècle, la guerre, par un de ses paradoxes terrifiants, réussit presque à engendrer une paix définitive. Après les horreurs de la Première Guerre mondiale, le président américain Wilson crut trouver le remède dans l’instauration d’un système de sécurité collective assurée par la Société des nations. La Seconde Guerre mondiale sanctionna l’échec de son entreprise. Toutefois, le président américain Franklin Roosevelt relança le système de sécurité collective, moyennant les modifications alors jugées nécessaires et suffisantes pour le rendre efficace. Ainsi naquit l’Organisation des Nations unies. Mais celle-ci se trouva paralysée par l’antagonisme qui opposa les États-Unis et l’URSS. Cette rivalité entre les deux « superpuissances » ne prit jamais le tour d’un conflit direct et généralisé, car la crainte d’un anéantissement nucléaire de l’humanité contribua puissamment à les en détourner. Cela n’évita toutefois pas au monde de traverser de multiples tensions et de connaître des crises qui le menèrent parfois au bord du gouffre, comme à Cuba en 1962. Il souffrit de multiples conflits localisés, le plus souvent épisodes sanglants de cette guerre que les deux « Grands » estimaient ne pouvoir se livrer que de manière « indirecte ». En annonçant officiellement, en décembre 1989, la fin de cette Guerre froide, Mikhail Gorbatchev leva l’hypothèque. Pour la première fois, la perspective d’un monde en paix semblait à portée de main, puisqu’il existait une volonté politique partagée par les dirigeants des pays les plus puissants et ceux de la plus grande partie des États : celle de faire fonctionner le système de sécurité collective élaboré à San Francisco, en 1945. Un « nouvel ordre international » semblait possible.
Il fallut pourtant bien vite déchanter. Si la plupart des conflits nés de l’affrontement Est-Ouest trouvèrent un règlement négocié, garanti par la communauté internationale, certains se poursuivirent dans une autre configuration, comme en Afghanistan, où la guerre civile succéda, en 1989, à la guerre contre les Soviétiques. Surtout, de nouvelles guerres éclatèrent, y compris dans des régions, comme l’Europe, qui vivaient en paix depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Balkans, le Caucase, l’Asie du Sud-Est insulaire, l’Afrique, connurent des déchaînements de violence que la « révolution de l’information » rendit omniprésents. Tout un chacun, pratiquement en direct, était le témoin impuissant d’horreurs innombrables. Stupéfiée par une évolution si contraire à ses espérances, l’opinion publique des pays développés perçut cette situation comme chaotique. Ceux qui n’avaient connu que la Guerre froide et/ou n’avaient qu’une connaissance superficielle du passé croyaient assister à quelque chose d’inédit. Ceux qui avaient vécu la Seconde Guerre mondiale et/ou les conflits de la décolonisation éprouvaient une sensation de déjà-vu, tout comme ceux qui avaient étudié l’histoire. Quant aux habitants des régions qui avaient subi les « guerres de libération » durant la Guerre froide, ils vivaient la continuation, sous d’autres motifs, de ces conflits que seuls ceux qui n’y étaient pas exposés avaient pu qualifier de « périphériques ». Rappelons qu’ils avaient fait, entre 1945 et 1989, environ 50 millions de morts, sans compter les vies détruites des amputés, des violé(e)s et des réfugiés : un bilan comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Voilà pour la nostalgie.
En réalité, depuis le début des années 1990, le monde revient à son état « normal », en ce sens qu’il présente une configuration que nous lui connaissons depuis toujours. Sur la durée de l’histoire humaine, la Guerre froide, apparaît, pour les quelques régions privilégiées qui bénéficièrent de la prospérité économique, de la stabilité politique et de la paix garantie par la dissuasion nucléaire, comme une parenthèse, une phase exceptionnelle car atypique : un demi-siècle sans guerre ouverte. Pour achever de déconcerter les contemporains, la grille de lecture des conflits, simplifiée et simplificatrice à l’extrême entre 1945 et 1989 – à savoir : le bloc soviétique ou ses alliés, contre le bloc occidental ou ses alliés – perdait toute pertinence. Désormais, chaque guerre avait ses propres caractéristiques : les causes, les acteurs, les enjeux et les conséquences différaient de l’une à l’autre. Là encore, nulle nouveauté, mais un retour à la « norme ». Le manichéisme, les explications monocausales échouaient à nous éclairer. Il fallait revenir à la complexité, inhérente aux affaires humaines et au monde qui en résulte. Comme Edgar Morin le démontre dans les travaux qu’il mène depuis la fin des années 1970, la complexité comporte, certes, une part d’incertitude, mais elle peut être comprise, pour peu que l’on en fasse l’effort et que l’on se dote d’une méthode. Or, pour comprendre la complexité de la situation internationale, une démarche existe : l’analyse géopolitique. Domaine méthodologique encore en chantier, elle ne suit pas (encore ?) de normes fixées une fois pour toutes et l’objet du présent ouvrage consiste à en proposer. À supposer qu’il ait un mérite, ce voudrait être celui de fournir un cadre et une feuille de route à ceux qui veulent s’aventurer sur les voies malaisées mais praticables − insistons sur ce point − de la compréhension des conflits qui opposent les hommes. Ceci n’est pas facile, mais ce n’est ni impossible, ni réservé à une élite d’initiés. Pratiquement tous les éléments se trouvent sous nos yeux, mais encore faut-il en avoir conscience et savoir comment les utiliser. Si ce livre pouvait y aider, l’auteur aurait atteint l’objectif qui lui tient le plus à cœur. En outre, si d’autres, à sa suite, se lançaient dans la même réflexion, proposaient des améliorations, des compléments, voire des méthodes différentes, et parvenaient à définir un cadre de travail rigoureux admis par la communauté scientifique, cet ouvrage n’aurait pas été totalement vain.
La première difficulté consiste à définir le terme de géopolitique. Les travaux d’Yves Lacoste et des chercheurs de sa mouvance nous paraissent avoir apporté la réponse la plus satisfaisante. Aussi, proposons-nous, à leur suite, de considérer la géopolitique comme l’étude des rivalités de pouvoir(s) et/ou d’influence(s) sur un territoire donné [1]. Le lien entre le pouvoir et le territoire sur lequel il s’exerce, tente de s’exercer, est empêché de s’exercer, refuse de s’exercer ou ne s’exerce pas [2], marque toute l’histoire de l’humanité. Cette relation pouvoir-territoire peut revêtir des formes diverses, depuis la compétition électorale jusqu’à la guerre mondiale en passant par la concurrence économique, par exemple.
Que le terme fût utilisé ou non, nous retrouvons les préoccupations de la géopolitique à l’œuvre dans toutes les constructions politiques que réalisèrent les hommes, en ce sens que chacune tenta, et ce à toutes les époques, d’exploiter les avantages et/ou de remédier aux obstacles que présentaient les conditions géographiques, la répartition des ressources et/ou des activités ainsi que la composition et/ou la distribution des groupes ethniques ou nationaux.
« Géographie politique » et « géopolitique » apparurent en tant que disciplines constituées dans le contexte de l’affirmation des États-nations européens, c’est-à-dire à un moment de l’histoire où s’achevait la délimitation des frontières, tandis que l’homogénéisation du territoire et de la culture forgeait le sentiment national. Ainsi naquit une véritable « mystique » de l’espace territorial de chaque nation. Par surcroît, le développement économique du Vieux Continent, poussait ceux de ses pays qui étaient industrialisés, une fois leurs limites nationales atteintes et consolidées, à s’assurer l’accès direct aux matières premières et aux marchés, ce qui impliquait le contrôle de territoires extra-européens et la protection de leurs abords, ainsi que des routes – notamment maritimes – qui y conduisaient.
Ainsi se développèrent des réflexions tendant – conformément à l’esprit scientiste du temps – à dégager des « lois » commandant la constitution des ensembles territoriaux, régissant leurs relations et déterminant leur hiérarchie. Atteindre des limites conformes à la répartition spatiale, réelle ou rêvée, du groupe national, garantissant la sécurité de ce dernier, tout comme constituer un empire jugé indispensable à la survie et à l’épanouissement de la nation, autant d’objectifs qui ne pouvaient que susciter des tensions et des conflits. La « géographie politique » puis la « géopolitique » furent conçues pour fournir, sous le couvert d’un discours « scientifique », des éléments d’analyse susceptibles, tout à la fois, d’éclairer et de déterminer les décisions des dirigeants politiques, ainsi que de susciter l’adhésion des peuples aux desseins (et aux pratiques) de ces derniers. En ce sens, on peut les définir bien davantage comme des idéologies que comme les « sciences » qu’elles prétendaient être, mais n’étaient pas.
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale et ce, jusqu’à la fin de la Guerre froide, le concept fut banni de l’horizon intellectuel pour plusieurs raisons. En premier lieu, un procès en suspicion fut intenté à l’encontre d’un discours considéré comme ayant inspiré partiellement la politique extérieure de l’Allemagne nazie. Ensuite, l’échec du Pacte germano-soviétique démentit les thèses relatives à la prépondérance du bloc Eurasie. En outre, la prééminence donnée à la dimension idéologique dans le cadre de la Guerre froide imposa de récuser une grille de lecture privilégiant les enjeux territoriaux, que ce fût pour ne pas prêter le flanc aux accusations d’expansionnisme, ou pour ne pas cautionner les rivalités internes à chaque « bloc ». Par ailleurs, l’approfondissement et la diversification des connaissances, tout comme les progrès techniques, poussaient à rejeter le déterminisme géographique dont le simplisme et les insuffisances s’imposaient comme une évidence. De plus, l’avènement de la révolution balistico-nucléaire paraissait sonner le glas des analyses reposant sur des données spatiales réputées obsolètes à l’heure des frappes d’anéantissement total instantanées et universelles.
Le terme « géopolitique » réapparut à la fin de la Guerre froide, alors que la commode logique bipolaire disparaissait des catégories explicatives, au moment même où de multiples conflits (re)surgissaient dans un contexte radicalement transformé. La dimension planétaire (même si ce n’est pas la seule à prendre en compte) de plusieurs des grands problèmes de la fin du XXe siècle tels la dégradation de l’environnement, l’épidémie de sida, le « gangsterrorisme » ou la drogue, impose la recherche d’éléments de compréhension et de solution à l’échelle mondiale. Elle indifférencie partiellement les espaces géographiques. La déspatialisation et la dématérialisation, partielles là encore, des instruments de la puissance par le biais des flux internationaux de personnes, de biens et d’informations semblent rendre l’assise territoriale des États moins déterminante. La perméabilité croissante des frontières relativise l’importance matérielle de ce critère d’individualisation des États et d’affirmation de leur souveraineté. Cependant, cette nouvelle ère des relations internationales voit réapparaître, sous de nouvelles formes ou non, les facteurs classiques de définition de la politique des États. D’abord, les tensions inter-nationales, inter-ethniques, sociales et culturelles, en tant que telles, redeviennent l’instrument privilégié des entreprises subversives. Ensuite, le concept de « dissuasion minimale », qui réserve l’arme nucléaire à la stricte défense du « sanctuaire national », remet à l’ordre du jour les conflits conventionnels et, donc, leurs données géographiques classiques. Il en va de même avec le débat autour d’une « dissuasion du fort au fou » : envisager d’éliminer le noyau perturbateur et son potentiel de nuisance sans frapper la population nécessite une connaissance approfondie de l’espace visé. Enfin, le triomphe planétaire de l’économie libérale place à nouveau le contrôle de la création et de la distribution des richesses au cœur des préoccupations des États.
Mais, aujourd’hui, le terme « géopolitique » ne recouvre plus la même réalité qu’avant la Seconde Guerre mondiale. Si la dimension spatiale et matérielle des problèmes, bien que relativisée, retrouve une part explicative, désormais la connaissance des constructions idéologiques invoquées et de leurs modalités d’emploi occupe une place essentielle, et l’étude des données culturelles et historiques s’avère indispensable. Il s’agit donc d’un bouleversement radical de la discipline fondée il y a un siècle et demi, puisque la géographie n’est plus présentée comme l’unique clé explicative, l’idéologie n’est plus (ou ne devrait plus être) camouflée derrière un discours pseudo-scientifique, l’histoire n’est plus (ou ne devrait plus être) manipulée pour administrer les « preuves » de l’existence de pseudo-lois. Toutefois, force est de constater que la géopolitique manque encore d’outils rigoureux et largement diffusés pour échapper aux récupérations, déformations et autres commercialisations. Il ne s’agit pas, ici, de fournir la méthode, ou les clés insurpassables de l’analyse géopolitique, mais de proposer une démarche expérimentée avec des étudiants. Elle offre une possibilité de pratiquer, mais cela n’interdit pas de réfléchir à des améliorations, bien au contraire. La seule ambition du présent ouvrage consiste, en définitive, à montrer que la géopolitique n’est pas, répétons-le, un domaine inaccessible dont la maîtrise serait réservée à une caste d’initiés, mais un champ de connaissances abordable pour peu que l’on se donne la peine d’en maîtriser les outils (ou d’en enseigner l’utilisation). Dans la mesure où elle engage le destin des peuples, il ne serait pas aberrant qu’elle fasse partie de l’instruction civique.
Examinons la démarche générale. Alors qu’une crise ou un conflit attirent l’attention, le point de départ de leur analyse géopolitique suppose la collecte d’informations. Les sources en sont pratiquement infinies et, bien souvent, la presse (écrite, en priorité, mais également audiovisuelle) peut fournir une base satisfaisante pour démarrer. Les compléments et les approfondissements sont disponibles dans les atlas, les ouvrages et les revues géographiques, historiques, politiques, économiques, sociologiques, juridiques, les études ethnologiques et artistiques, etc. Bref, l’ensemble du champ des sciences humaines peut fournir de précieuses indications. Toutefois, il n’est pas question de collecter la totalité du savoir disponible sur la zone de crise ou de conflit étudiée. Il faut établir une sélection rigoureuse en fonction d’un seul et unique critère, qui constitue la problématique récurrente de l’analyse géopolitique : pourquoi tel territoire donne-t-il lieu à des affrontements ? Autrement dit, toute analyse géopolitique cherche à comprendre ce qui est en jeu : l’information est donc triée en fonction de son aptitude ou non à éclairer ce qui est, précisément, en jeu.
Il s’agit bien de rechercher tout ce qui est en jeu et non pas de se limiter aux enjeux. En effet, il convient de répertorier les enjeux matériels et les caractéristiques du cadre de la confrontation, mais également d’étudier les spécificités des acteurs locaux, de cerner les idées qui amènent ces derniers dans le jeu sanglant de l’affrontement, ainsi que d’identifier les acteurs extérieurs qui participent au jeu (ou le mènent) et de comprendre pourquoi. L’analyse géopolitique part, donc, du territoire (I), puis s’intéresse aux hommes (II) qui s’y trouvent, cerne ensuite leurs motivations (III) et, enfin, repère les agents extérieurs (IV).
La documentation nécessaire à l’intelligence des crises et des conflits n’est pas réservée à un cercle restreint de décideurs et de spécialistes ; peu d’éléments sont tenus cachés et, d’ailleurs, la presse divulgue le contenu de nombre de rapports ou pré-rapports « confidentiels », voire « secrets ». Seules les données les plus sensibles (militaires et/ou économiques, en général) demeurent occultées. Par conséquent, si l’on sait ce que l’on cherche, on peut trouver la quasi-totalité des éléments de compréhension dans l’information « ouverte ». Les livres et articles de revues plus ou moins spécialisés abondent, tant en langue française qu’en anglais, ou en d’autres langues, bien entendu, si on les comprend. La maîtrise de la (des) langue(s) pratiquée(s) dans la zone de crise ou de conflit constitue un atout supplémentaire. Mais tout le monde n’a pas une bibliothèque universitaire à sa disposition et encore faut-il que cette dernière soit bien dotée. En fait, la presse écrite quotidienne, si elle est lue attentivement et avec un tamis adapté, recèle beaucoup d’informations. Nombre de journalistes, notamment ceux spécialisés dans les questions internationales, connaissent bien leurs dossiers et font bien leur travail, en ce sens qu’ils sont avant tout désireux de décrire et d’expliquer aux néophytes les situations conflictuelles qui se retrouvent à la une de l’actualité. Cela fonde la démarche adoptée pour ce manuel : la méthode est illustrée – autant que faire se peut – par la presse. Contrairement à un préjugé trop répandu, il existe des journaux qui effectuent un bon travail d’information et nous tenterons d’en convaincre le lecteur, preuves à l’appui. Chaque grand quotidien national français couvre l’ancien pré carré colonial en Afrique, les États-Unis, l’Union européenne, le Moyen-Orient et la Chine. Mais, du fait de moyens limités et sauf lorsqu’un changement politique majeur intervient, ils ne traitent pas avec autant de constance les événements survenant sur le reste de la planète. Aussi, sans pour autant se laisser influencer par cet outil du soft power – fut-il smart [3] –, il est indispensable de lire la presse américaine : à responsabilités mondiales, couverture mondiale ; à puissance économique gigantesque, réseau de correspondants à l’étranger sans égal. Si le populaire USA Today n’accorde au monde qu’une attention superficielle, en revanche, quatre quotidiens de référence se penchent sérieusement dessus : The New York Times, The Washington Post, Los Angeles Times, The Christian Science Monitor [4]. Ponctuellement, d’autres publications peuvent contenir un article intéressant (dans ce cas, il est le plus souvent cité, soit dans l’un des quatre précédents, soit dans la presse française, soit dans les revues de presse électroniques du Council on Foreign Relations, du magazine Foreign Policy ou de la World Politics Review [5], pour n’en citer que quelques unes). Les articles, les analyses, les éditoriaux, les opinions publiés outre-Atlantique constituent une source considérable. Ajoutons les universités, les organismes de recherche, les centres d’informations et les think tanks [6], fréquemment mentionnés par la presse américaine et qui mettent gratuitement en ligne de nombreuses études, fiches d’analyses et autres ressources. Si, par comparaison, les organismes français font bien pâle figure, il faut signaler, à leur décharge, que le niveau et le mode de leur financement ne sont pas comparables. Le lecteur l’aura compris, aujourd’hui, la tâche de documentation pour l’analyse géopolitique est facilitée par Internet, mais à condition de savoir que consulter. La quête par le biais d’un moteur de recherche est très aléatoire : la qualité des documents et, surtout, leur fiabilité, sont extrêmement variables. L’« encyclopédie dont vous êtes un des rédacteurs » n’est pas plus crédible : les études mettant en cause l’exactitude des informations qu’elle contient, voire les manipulations et autres entreprises de désinformation dont elle se fait le vecteur – involontaire, semble-t-il – se multiplient [7]. Il est donc recommandé, en attendant l’amélioration – en cours – de cet outil, soit de recouper les informations, soit d’éviter de s’y référer.
La phase de documentation peut se dérouler de multiples manières, mais il s’agit le plus souvent de variantes autour de deux cas de figure. D’une part, nous avons le chercheur ponctuel, celui qui effectue sa collecte au moment où il a besoin des données. Il s’agit d’un pratiquant occasionnel, plus ou moins amateur. Il accumule, en un laps de temps limité, tout ce qu’il peut trouver, puis il réalise son travail d’analyse, quitte, si les délais s’avèrent trop courts, à se résoudre à l’approximation ou à l’impasse sur certains points. Outre des lacunes dommageables, il risque l’erreur, faute de temps pour recouper ses sources. Il ne peut pas forcément opérer autrement. Aussi ne peut-on que lui conseiller de faire preuve de lucidité sur les limites de son travail, d’une extrême rigueur dans sa démarche et du plus grand discernement dans le choix de ses sources. Nous trouvons, d’autre part, le chercheur « régulier », celui qui, par son métier ou par ses fonctions, a besoin de comprendre les crises et les conflits, le cas échéant d’y intervenir ou de prendre des décisions à leur sujet. Il s’agit d’un pratiquant permanent, professionnel ou, du moins, éclairé. Il a besoin d’une documentation de bonne qualité, substantielle et disponible. Or, il ne dispose pas forcément de service(s) et de personnel voués à lui procurer tout cela. Un travail quotidien s’impose alors à lui. Grâce à l’informatique et à Internet, il est possible de collecter et de stocker des quantités considérables d’informations dans un volume restreint. Il paraît donc judicieux de créer des dossiers dans lesquels placer des données collectées au jour le jour : articles de presse, informations audiovisuelles, comptes rendus de lecture et de conférences, rapports d’organismes officiels, études de centres de recherches, etc. Au fil des semaines, puis des mois et des années, les dossiers prennent une consistance certaine. Une très grande souplesse résulte de l’outil informatique, qui permet à la demande l’ouverture de sous-dossiers, la duplication des documents, la multiplicité des rubriques. Tout cela est directement disponible et utilisable à tout moment, et pratiquement en tout lieu. Une méthode rigoureuse s’impose également : système de classement adapté, régularité de la collecte, abonnement à des lettres d’information pour ne rien rater, recherche de tout document complémentaire dès qu’il est évoqué dans l’une des sources consultées, etc. La recherche, à n’importe quel niveau, suppose une discipline personnelle. La méthode que nous présentons ci-après tente d’aider chacun à s’en forger une qui ne se mue pas en contrainte insupportable. Nous proposons de montrer, pas à pas, quels domaines explorer, quels champs de la connaissance consulter, quels éléments chercher et, enfin, comment assembler les informations recueillies. Des exemples viennent illustrer chaque point, afin de montrer au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une spéculation théorique, mais d’une réalité vérifiable dans les faits. Cela enseigne également à traquer dans la documentation les indices révélateurs. En somme, la compréhension des crises et des conflits passe par une enquête rigoureuse étayée par une documentation fiable.
Mais attention, il faut se garder de toute certitude et demeurer modeste. Celui qui comprend, comme celui qui agit, ne connaissent jamais tous les éléments ; celui qui comprend n’est pas forcément celui qui agit et, lorsque celui qui comprend est aussi celui qui agit, il ne dispose pas forcément de la solution pertinente ou des moyens de la mettre en œuvre et, surtout, il ne connaît pas à l’avance la réaction de son vis-à-vis. Henry A. Kissinger, à la fois universitaire et ancien responsable de la diplomatie américaine, l’a fort bien résumé : « les intellectuels analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’État les bâtissent. Et il existe une grande différence entre la perspective d’un analyste et celle d’un homme d’État. L’analyste peut choisir le problème qu’il souhaite étudier, alors que les problèmes que doit résoudre un homme d’État lui sont imposés. L’analyste est maître du temps qu’il lui faut pour parvenir à une conclusion nette ; l’homme d’État est soumis en permanence à une course contre la montre. L’analyste ne court aucun risque. Si ses conclusions se révèlent fausses, il aura toujours la possibilité d’écrire un autre traité. L’homme d’État n’a droit qu’à une seule réponse, ses erreurs sont irrattrapables. L’analyste a tous les éléments en main, on le jugera sur sa puissance intellectuelle. L’homme d’État doit agir à partir d’estimations impossibles à vérifier au moment où il les formule ; l’histoire le jugera sur la perspicacité avec laquelle il aura géré le changement inévitable et, surtout, réussi à préserver la paix. Aussi l’examen des solutions inventées par les hommes d’État pour régler l’ordre international – ce qui a marché ou échoué et pourquoi – n’est-il pas un point final, mais peut-être le début de la compréhension de la diplomatie contemporaine [8] ».
Plus : Patrice Gourdin, Géopolitiques, manuel pratique, préface d’Yves Lacoste, Paris, Choiseul, 2010, 736 pages, 35 euros, ISBN : 978-2-36159-000-0
Présentation du livre par l’éditeur.
Le XXIe siècle marque le retour brutal de la géopolitique sur le devant de la scène. À l’heure du basculement des rapports de forces entre puissances, de la multiplication des crises et des conflits, il manquait un ouvrage qui donne de véritables outils d’évaluation et de compréhension. Ce manuel pratique d’analyse géopolitique, réalisé par un expert reconnu des relations internationales, est le premier du genre. Il offre enfin à la discipline une méthodologie rigoureuse et structurée, et met à disposition du lecteur toutes les clés de l’analyse géopolitique.
Quel rôle joue le territoire dans les conflits ? À quels facteurs humains s’attacher pour comprendre les lignes de tensions du monde ? Pourquoi les représentations géopolitiques peuvent-elles provoquer des guerres ? Quelles sont les motivations des acteurs extérieurs qui s’immiscent dans les crises ? L’étude de cas concrets tels que le Tibet, le Darfour, la Tchétchénie ou encore l’Afghanistan ancrent fermement le propos de l’auteur dans l’actualité.
Avec ce manuel très accessible et qui va faire référence, le lecteur peut enfin comprendre les grandes évolutions du monde.
Présentation sur le site des éditions Choiseul Voir
Copyright 2010-Gourdin/Editions Choiseul
Et encore :
. Une présentation du livre, par Pierre Verluise Voir
. Patrice Gourdin, Géopolitique : sources et bibliographie indicative Voir
. Une étude de Patrice Gourdin, La crise au Kirghizistan : analyse des différentes dimensions spatiales Lire
[1] . Exposé le plus récent dans Lacoste Yves, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique », Hérodote, n° 130, 2008, pp. 17-42.
[2] . Pour paraphraser la définition que Serge Sur donne de la puissance : « on définira la puissance comme une capacité – capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire ». Relations internationales, Paris, 2000, Montchrestien, p. 229.
[3] . Rousselin Pierre, « La “puissance intelligente“ de Hillary Clinton », Le Figaro, 14 janvier 2009.
[4] . Cf. adresses électroniques dans la bibliographie.
[5] . Cf. adresses électroniques dans la bibliographie.
[6] . Cf. bibliographie.
[7] . Cf. Ané Claire, « Ces entreprises et organismes qui modifient Wikipédia dans leur intérêt », Le Monde, 17 août 2007. Gourdain Pierre (et alii), La Révolution Wikipedia. Les encyclopédies vont-elles mourir ?, essai issu d’un travail (sous la direction de Pierre Assouline) pour le Master École de journalisme-Sciences Po, Paris, Mille et une nuits, 2007, 144 pages. (Introduction consultable sur : http://medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070709/933519_intro_wikipedia.pdf)
[8] . Kissinger Henry A., Diplomacy, New York, 1994, Simon & Schuster ; traduction française : Diplomatie, Paris, 1996, Fayard, pp. 18-19.
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