Les auteurs s’expriment ici à titre personnel. Julien Bueb est diplômé de l’Université de Franche-Comté. Il a débuté sa carrière d’économiste au ministère des Affaires étrangères au sein de la Direction générale de la mondialisation puis l’a poursuivi au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie. Structure directement rattachée au cabinet du Ministre, Julien fut en charge, d’une part, des questions macroéconomiques, financières et commerciales et, d’autre part, des sujets environnement, matières premières et développement. Julien Bueb est également professeur associé à Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Université ouverte de Franche-Comté.
Lina Pamart est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Lille. Lina travaille depuis au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
Dans le contexte de la mondialisation, comment notre utilisation du sable en fait-elle un facteur de déstabilisation ? Dans un contexte de raréfaction, le sable devient un aggravateur de tensions, révèlent Julien Bueb et Lina Pamart dans cette étude novatrice. Obnubilés par d’autres facteurs de risques davantage médiatisés, nous oublions que nos sociétés sont construites sur du sable.
AU même titre que l’énergie, le sable est constitutif de notre économie et plus largement de notre société. Les granulats [1] sont la matière première la plus demandée au monde après l’eau. Ils font l’objet d’une extraction intensive et d’un commerce mondial, qui génèrent des conséquences néfastes sur l’ensemble des continents. Sous-jacent de tensions géopolitiques – car il agit comme un déstabilisateur régional –, mais fruit de pressions environnementales, le sable est un symbole des nouveaux enjeux de ce siècle : son extraction crée des vulnérabilités environnementales, économiques et sociales indissociablement liées, qui s’expriment à travers diverses formes selon les réalités locales et le niveau de développement des pays. Il paraît urgent d’améliorer la gouvernance de la ressource, tant pour des raisons économiques (le tourisme), géographiques (l’érosion des côtes, les territoires d’Outre-mer), environnementales (biodiversité, climat, écosystème) que de développement (migrations, destructions des activités vivrières). Dans un contexte de raréfaction – surprenante au premier abord, mais bien réelle – faisant du sable un aggravateur de tensions, la France, l’Union européenne ou les institutions internationales appropriées pourraient encourager des mesures allant vers une réduction de la consommation globale et une meilleure gouvernance.
L’accroissement rapide de la demande globale de sable ces dernières décennies connaît deux explications principales. Premièrement, le sable est utilisé pour la production d’une grande variété de produits, allant du verre aux puces informatiques en passant par les produits cosmétiques. Au total, ce sont entre 30 et 50 milliards de tonnes de granulats (sables et graviers) qui sont extraits chaque année [2]. Au premier plan des secteurs économiques concernés figurent la construction et l’aménagement du territoire, le sable étant une composante fondamentale de la production de ciment. Cette dernière a été multipliée par trois depuis 1995 [3]. En second lieu, la hausse de la demande est principalement attribuée à la croissance rapide des pays asiatiques ces trente dernières années [4]. Aujourd’hui, la Chine domine très largement le marché mondial du ciment [5]. Le Parti communiste chinois a notamment pour objectif d’arriver à un taux de 60 % de population urbaine d’ici à 2020 [6] et conduit parallèlement de grands projets d’infrastructures mobilisant des quantités massives de ciment. L’Asie n’est toutefois pas le seul gros consommateur de sable. Aux premiers rangs des importateurs figurent après la Chine l’Inde et Singapour, mais également les Pays-Bas et l’Allemagne [7]. Un autre cas significatif est celui de Dubaï : afin de poursuivre ses projets immobiliers et la construction d’îles artificielles, l’émirat a déjà épuisé les réserves de ses littoraux, si bien qu’il importe désormais du sable d’Australie
Les granulats ne sont pas si abondants qu’il n’y paraît, car le sable utile aux activités humaines est loin d’être aisément accessible en tous lieux. Il peut en effet être extrait des carrières et cours d’eau, mais son rythme d’extraction est bien supérieur à celui de son renouvellement. Le sable peut aussi être prélevé des mers et des océans, mais il doit être lavé de son sel corrosif et le coût de son extraction s’élève au fur et à mesure de l’éloignement des côtes. L’essentiel du sable marin est inexploitable, car profondément enfoui dans les océans ou sous d’autres sédiments [8]. Quant au sable des déserts, en apparence inépuisable, il se trouve généralement inadapté à la production de ciment ou à la construction d’îles artificielles, car ses grains sphériques et lisses ne s’agglomèrent pas aisément.
La raréfaction des granulats touche plus particulièrement certaines zones géographiques pour lesquelles la disponibilité de la ressource à un prix abordable selon des techniques accessibles n’est plus un acquis. À ce titre, l’Asie est particulièrement concernée, l’Est et le Sud-est asiatiques étant les régions dont le déficit commercial dans ce secteur est le plus important [9]. Les autres continents ne sont toutefois pas à l’abri, car la raréfaction est un phénomène global : l’extraction couplée à la montée des eaux fait reculer 75 % à 90 % des plages du monde, au risque d’une disparition totale d’ici à 2100 [10]. Enfin, il est nécessaire de considérer la dimension énergétique de la raréfaction : la question de l’approvisionnement deviendra d’autant plus sensible à mesure que les ressources les plus accessibles diminueront, l’énergie nécessaire à l’extraction des ressources disponibles augmentant en parallèle. Ceci affecte doublement le coût économique de l’extraction, puisqu’il faut de plus en plus d’énergie pour produire de l’énergie [11], et élargit la problématique du sable à celles des dérèglements climatiques et de la disponibilité des ressources.
L’extraction des granulats provoque de sévères nuisances environnementales, elles-mêmes sources de tensions économiques et sociales à différents niveaux.
Des nuisances graves pour la biodiversité, les écosystèmes, l’eau ou le climat
La biodiversité et les écosystèmes sont les premières victimes de l’extraction des granulats, qui porte atteinte à la soutenabilité des organismes et des habitats [12]. En plus de mettre en péril une diversité essentielle au bon fonctionnement des écosystèmes marins, les bouleversements de la faune et de la flore générés par l’extraction ont lieu au détriment d’autres secteurs économiques, comme la pêche par exemple. En Indonésie où 96 % des poissons du pays proviennent de la pêche traditionnelle, le dragage intensif dégrade le massif corallien et menace la subsistance des populations locales, alimentant ainsi les phénomènes migratoires. Le secteur agricole peut aussi être touché à cause de l’érosion des terres arables bordant les cours d’eau et de la diminution du niveau des nappes phréatiques.
L’usage de l’eau, ressource la plus demandée au monde, est lui aussi lié à l’extraction du sable. Non seulement l’activité d’exploitation génère de la pollution, mais elle peut aussi élargir le lit des rivières, ralentir ou accélérer le rythme d’écoulement, réduire la capacité de stockage d’eau dans l’aquifère, accroître la fréquence et l’intensité des inondations et exacerber l’occurrence et la gravité des sécheresses [13]. En résumé, l’extraction de sable compromet la qualité et la disponibilité de l’eau, alors que seulement 0,75 % des réserves totales d’eau sur terre est à disposition pour la subsistance, et que les besoins augmentent avec l’accroissement de la population mondiale et l’adoption des régimes alimentaires occidentaux [14].
Enfin, l’enjeu climatique est lui aussi lié à celui du sable, étant donné que la production de ciment est très énergivore et que les substances extraites sont souvent transportées sur de longues distances, ce qui génère d’importantes émissions de gaz à effet de serre.
Les vulnérabilités et les déplacements de populations générés par l’érosion
L’extraction modifie l’équilibre de la formation des plages et génère une érosion source de vulnérabilités pour les populations côtières [15]. Or à ce jour, les littoraux abritent trois quarts des grandes métropoles et la moitié de la population du monde. L’érosion des côtes affecte les bâtiments et les infrastructures, et provoque aussi une plus grande exposition aux événements extrêmes, car les plages constituent une protection contre les inondations, les sécheresses et les tempêtes. Au point que certaines mégalopoles comme Londres, New York ou Guangzhou ont déjà mis en œuvre des plans d’urbanisme et d’aménagement pour faire face à ces difficultés. Enfin, la disparition des îles et des ressources halieutiques pose la question de la gestion politique, juridique, économique et sociale des migrations environnementales. Aux Maldives, l’extraction de sable couplée à la montée des eaux a forcé l’évacuation de 120 îles.
Malgré l’alerte lancée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) dès 2014 [16], l’enjeu autour de la raréfaction du sable reste relativement peu débattu et publicisé. La question est certes prise en considération par les institutions internationales à travers certains programmes du PNUD et du PNUE, et les principaux impacts environnementaux de l’extraction figurent dans les Objectifs de Développement Durable (ODD) [17]. Le sable n’apparaît cependant pas comme une problématique en soi.
Outre les facteurs environnementaux, l’extraction du sable prend une dimension géopolitique dès lors qu’elle contribue à modifier les territoires, sous la forme d’une érosion ou dans le sens d’une extension. D’une part, des îles peuvent disparaître sous l’effet de dynamiques physiques consécutives à l’extraction en mer, et ainsi redessiner les cartes maritimes de certains États. D’autre part, les extensions marines territoriales, sources de récentes tensions géopolitiques, pèsent sur l’exploitation de la ressource.
L’extraction de sable a pour impact direct de provoquer la disparition de plages, d’îlots et d’îles, modifiant ainsi les territoires. En effet, un banc de sable s’étend de la dune sur la côte à quelques centaines de mètres sous la mer. Le sable est une ressource côtière et ne recouvre pas l’ensemble des fonds marins. Ainsi, lorsque du sable est extrait, le vide créé dans les fonds est progressivement comblé sous l’effet des mouvements des masses d’eau et de la gravité, « aplanissant » le banc de sable et donc érodant la dune : la combinaison des phénomènes naturels et de l’extraction peut ainsi provoquer la disparition des plages et îles voisines [18]. Ces phénomènes soulèvent de profondes problématiques territoriales : qu’adviendrait-il d’un État archipélagique et des ressources de sa mer territoriale en cas de disparition ? Cesserait-il d’exister ou pourrait-il obtenir un statut d’État en exil conservant ses droits sur les espaces maritimes ? La question se pose pour certaines îles de l’archipel indonésien érodées par l’extraction de sable. À ce jour, la question n’est pas tranchée juridiquement. Certains estiment qu’un État, pour exister, doit disposer d’un territoire terrestre. D’autres défendent la conservation pour l’État immergé de ses droits sur ses espaces maritimes, sur la base des principes d’équité et de justice défendus par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
Sans même parler de disparition, l’érosion des côtes est source d’incertitudes pour la délimitation des espaces maritimes. D’après la Convention des Nations Unies signée à Montego Bay en 1982, les frontières maritimes des États sont déterminées à partir de leurs côtes [19]. En cas d’érosion, les espaces maritimes sont-ils alors variables en fonction de l’altération du littoral, ou doivent-ils rester fixes indépendamment de cette altération ? Ce point fait lui aussi l’objet d’un vide dans le droit international. Selon une compréhension stricte du principe de domination de la terre sur la mer, les zones maritimes devraient évoluer au fil de l’érosion [20]. Mais pour qu’une telle évolution devienne opposable, il faudrait que l’État côtier décide de réviser ses lignes de base à mesure de la dégradation. Finalement, le débat reste ouvert : l’altération du fondement géographique des espaces maritimes questionne le cadre juridique existant.
Enfin, l’extraction de sable peut servir des projets d’agrandissement de territoires susceptibles de susciter de vives tensions entre voisins – par des gains d’espace sur la mer comme le fait Singapour [21], ou par la poldérisation d’îlots ou de récifs comme le pratique la Chine [22]. Même si ce type d’extensions territoriales n’a pas de lien direct avec une stratégie élaborée de monopolisation d’une ressource, le sable est l’élément essentiel de ces politiques d’accaparement d’espace maritime ; il est la ressource la plus appropriée pour cette fonction. Le sable est ainsi indirectement un enjeu, par effet de miroir, de la géopolitique maritime. Sur le plan juridique, la délimitation et la reconnaissance des espaces maritimes y sont plus clairement établies que dans le cas d’une disparition d’un territoire par immersion : seul l’état naturel initial de la formation géologique compte et les extensions artificielles ne modifient pas la nature du statut juridique de l’îlot concerné [23]. Cependant, la ressource est peu régulée au niveau international. Nécessaire du point de vue environnemental, une gestion durable du sable aura également des conséquences sur les enjeux géopolitiques marins.
Créer une diplomatie du sable au niveau international comme au niveau européen
Du point de vue du droit international, la gouvernance du sable est parcellaire. Il n’existe pas de norme globale sur l’exploitation des granulats, mais une multitude de conventions régionales qui traitent en partie de la question, comme la Convention pour la protection du milieu marin dans la zone de la Mer Baltique, ou la Convention de Barcelone pour la protection de la Méditerranée. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer inclut certains droits et obligations relatifs au développement et à la préservation des zones maritimes, mais les États-Unis ne l’ont toujours pas ratifiée. Pour uniformiser ce qui apparaît aujourd’hui comme des strates multiples sans cohérence globale, inciter à la création de normes mondiales dans les arènes multilatérales pourrait constituer un premier objectif diplomatique à défendre. Continuer les efforts en faveur d’une ratification universelle de la Convention de Montego Bay reste un objectif concomitant.
Toujours dans le registre du droit international, la question du sable peut être abordée à travers les relations bilatérales avec les États particulièrement concernés par l’épuisement de la ressource. Comprendre et considérer le potentiel déstabilisateur de la raréfaction et ses conséquences sur les comportements des États serait la première étape, tenter d’en atténuer les effets néfastes la suivante. Ceci peut se traduire par des incitations à investir dans la production de substituts en vue de limiter les pressions sur la ressource, par des coopérations dans la recherche et le développement ou encore par des collaborations dans la lutte contre le commerce illégal des granulats.
L’Union européenne dispose d’un cadre de régulation particulièrement riche dans le domaine de l’environnement, intégrant plusieurs directives qui adressent les défis générés par l’extraction. Les principales concernent l’évaluation des incidences sur l’environnement (les directives 85/337/EEC [24] de 1985 et 2001/42 généralisent les études d’impact), l’accès du public à l’information dans ce domaine (2003/4/EC) et la conservation des habitats naturels (directive 92/43/EEC [25], complétée de la directive 79/409/EEC [26]). Mais des limites ont soulignées pour ce qui concerne l’application de ces régulations. La Commission européenne a par le passé pointé des cas de transpositions tardives ou minimales, d’applications partielles et d’appréhensions restrictives des directives [27]. De plus, on constate de façon générale un manque d’accès à une information adéquate et actualisée [28]. Ce qui a pour conséquence de rendre plus difficile l’évaluation de la mise en œuvre des règles internationales et de freiner le développement des industries d’extraction marine vers des modèles plus durables [29].
Le cas français est révélateur. Les autorités ont été pointées du doigt pour leur appréhension jugée restrictive de l’information du public [30], et pour la non-transposition de la directive 2003/35/EC relative à la participation et à l’accès à la justice lors de l’élaboration de plans et programmes relatifs à l’environnement (la situation ayant toutefois été régularisée depuis). Plus généralement, la France a fait l’objet de nombreux contentieux sur l’application du droit communautaire de l’environnement, au point que le Sénat se saisisse de la question en 2011 [31]. Bien qu’une baisse significative des infractions au droit communautaire de l’environnement soit constatée entre 2008 et 2015 [32], celles-ci se maintiennent depuis à un niveau relativement élevé : le pays est au troisième rang des européens commettant le plus d’infractions dans ce domaine [33].
Réguler l’économie pour réduire la consommation globale et modifier les processus de production
En dehors de la gouvernance, il existe plusieurs voies par lesquelles optimiser la ressource et réduire la consommation globale de granulats. D’abord, la conservation – autrement dit la gestion raisonnable des ressources – peut être poursuivie en systématisant les études d’impact environnemental, et en interdisant ou limitant l’extraction dans les espaces protégés. Ces orientations vont dans le sens de la Convention sur le droit de la mer et se trouvent globalement respectées au sein de l’Union européenne, mais certains États membres continuent d’importer du sable de pays où l’extraction se fait sans considération pour l’environnement [34].
Ensuite, des mécanismes de régulation économique peuvent être mobilisés. D’une part, des taxes sur l’extraction des granulats pourraient renchérir le prix d’une ressource qui demeure bon marché malgré sa raréfaction et son coût environnemental. D’autre part, la réglementation par les normes et les labels peut contraindre les acteurs économiques à adopter des attitudes de production plus vertueuses.
Parallèlement à ce type d’internalisation des externalités négatives issues de l’extraction, les substituts et le recyclage, aident à réduire la pression sur la ressource (sans pour autant l’éliminer, car le recyclage ne pouvant être parfait, il ne constitue qu’une rallonge du temps d’usage des biens). Les roches concassées sont un substitut très utilisé dans la construction aux États-Unis, mais beaucoup moins en Asie ; certes moins compétitives que le sable à l’heure actuelle, la rentabilité de ce substitut peut toutefois s’accroître en investissant dans la recherche [35]. Dans la construction, la généralisation de matériaux renouvelables (paille, bois) et/ou recyclés représente plus qu’une alternative crédible, bien qu’elle nécessite de former les architectes et ingénieurs à ces matériaux, à l’heure où l’industrie est encore axée sur le savoir-faire en bétonnage. En évoluant dans le sens d’une telle approche, le Danemark a déjà réduit ses intrants en sable marin de 94 % à 12 % en 20 ans. Le pays a combiné taxes et subventions pour le recyclage d’autres matériaux.
Cette démarche rentre pleinement dans celle, plus englobante, de la transition écologique, mais celle qui vise la sobriété. Il reste que les mécanismes de régulation, les substituts et le recyclage sont à ce jour économiquement marginaux et incapables seuls de répondre à la demande massive et continue. Pour optimiser l’usage de la ressource, l’efficacité et la sobriété sont indispensables : il s’agit d’appliquer les meilleures techniques disponibles pour satisfaire les besoins avec le moins d’extraction possible d’une part (efficacité), et de s’interroger sur les besoins eux-mêmes pour limiter la demande d’autre part (sobriété). Ceci requiert une réflexion et des changements profonds sur les modes de production et de consommation prédominants « étant donnée les limites des approches fondées sur la notion de croissance verte ».
Le sable est également une question de développement
Les pays en développement sont les plus vulnérables et les plus affectés par les désordres environnementaux. L’exploitation du sable ne fait pas exception. Mener une politique de préservation de la ressource ou, à défaut, de (tentative de) reconstitution de celle-ci permettrait d’aider à faire face aux nombreux défis environnementaux que ces pays subissent et vont voir s’amplifier.
Préserver la ressource empêche tout d’abord les visées à court terme souvent liées à l’exploitation des ressources naturelles. Maintenir les écosystèmes tributaires du sable et lutter contre l’érosion côtière, c’est assurer la survie des populations locales par le maintien durable de leur outil de production, comme la pêche et l’agriculture, dont les terres les plus fertiles sont à l’échelle mondiale majoritairement côtières. Ceci a également pour conséquence d’éviter de générer des flux migratoires vers les grandes villes de la région ou vers des destinations plus lointaines.
Du côté des bailleurs internationaux, le financement de projets doit s’attacher à une évaluation d’ensemble et prêter une attention toute particulière à l’approvisionnement en ressources de base (ciment, sable). En effet, étant donnée sa fonction essentielle à toute économie, le contrôle de la filière du sable fait l’objet d’une lutte âpre, impliquant par endroits des réseaux de criminalité organisée. Rentable et peu régulée, la ressource fait l’objet d’un commerce illégal dans au moins une douzaine de pays, de la Jamaïque au Nigéria, en passant par le Cambodge et le Maroc. En Inde, les « mafias du sable » sont les organisations criminelles les plus puissantes du pays. Elles se maintiennent par la corruption et la violence et exploitent des milliers de sites illégaux [36]. En Afrique de l’Ouest, les dommages générés par l’extraction intensive (effondrement des habitations sur les côtes, ressources naturelles des littoraux détruites, écosystèmes marins bouleversés) ont conduit le Sénégal, le Togo ou encore le Bénin à interdire l’exploitation du sable marin. Le commerce souterrain se poursuit néanmoins, principalement parce que l’extraction illégale est la principale source de revenus de nombreux habitants des littoraux [37]. Les effets déstabilisateurs de ces économies souterraines sont multiples : dangerosité de l’extraction attribuée à des populations le plus souvent en grande précarité, effets négatifs de la destruction des ressources et écosystèmes sur les économies locales, infrastructures fragiles car le sable illégal est souvent de moindre qualité, affaiblissement de l’autorité des États et déstabilisation du commerce international. La mise en place, en plus de normes internationales, de mécanismes de traçabilité et de surveillance de la filière revêt ainsi un enjeu crucial. L’application de l’exemple, certes imparfait, de l’étiquetage des essences d’arbres exotiques pourrait constituer un préalable à la gestion durable du sable.
En définitive, l’exploitation massive du sable bouleverse les équilibres environnementaux avec de graves conséquences locales et globales. Le sable fait l’objet d’une extraction intensive et d’un commerce mondial qui ont des impacts environnementaux néfastes sur l’ensemble des continents. Son utilisation peut aussi aggraver des tensions géopolitiques et agit comme un déstabilisateur régional. Enfin, l’extraction crée des vulnérabilités environnementales, économiques et sociales indissociablement liées, qui s’expriment sous diverses formes selon les réalités locales et le niveau de développement des pays. Dans un contexte de raréfaction faisant du sable un aggravateur de tensions, la France, l’Union européenne et les programmes onusiens pourraient encourager des mesures allant vers une réduction de la consommation globale et une meilleure gouvernance, de façon à réduire la pression sur la ressource et à contenir les tensions géopolitiques que ses utilisations suscitent.
Plus généralement, promouvoir une baisse de la consommation de sable, ou plus largement la diminution de la consommation de toutes les ressources, soit favoriser la sobriété, s’inscrit dans le sens de la transition écologique. Une telle vision intègre la complexité des enjeux de la transition – différenciés selon le niveau de développement et donc de dommages causés à l’environnement.
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[1] Les granulats sont des fragments de roche dont la taille est inférieure à 125 millimètres. Ils comprennent principalement des sables (dont la taille varie de 0,063 à 2 mm) et des graviers (supérieurs à 2 mm). Pour ce papier, sable, graviers et granulats sont employés comme synonymes.
[2] UNEP Global Environmental Alert Service (GEAS), « Sand rarer than one thinks », mars 2014 (http://wedocs.unep.org/bitstream/handle/20.500.11822/8665/GEAS_Mar2014_Sand_Mining.pdf?sequence=3&isAllowed=y).
[3] USGS, « Cement, statistics and information », U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summaries, January 1996 (https://s3-us-west-2.amazonaws.com/prd-wret/assets/palladium/production/mineral-pubs/cement/cemenmcs96.pdf). USGS, « Cement, statistics and information », U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summaries, January 2018 (https://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/commodity/cement/mcs-2018-cemen.pdf)
[4] ibidem.
[5] USGS, « The 2015 Mineral yearbook, cement » U.S. Geological Survey, septembre 2018.
(https://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/commodity/cement/myb1-2015-cemen.pdf). La Chine représente 58 % de la production mondiale de ciment.
[6] Dexter Roberts, « China wants its people in the cities », Bloomberg Business, 20 mars 2014, consulté le 20 décembre 2018.
[7] United Nations Comtrade Data base, UN Service Trade, « Stone, sand and gravel 273 »
(https://comtrade.un.org/db/ce/ceSnapshot.aspx?px=S1&cc=273).
[8] En d’autres termes, les granulats marins exploitables sont situés sur la plate-forme continentale (prolongement du continent sous la surface de la mer situé à une faible profondeur, avec une tranche d’eau inférieure à 200 mètres). Éric Chaumillon, « L’exploitation des sables et granulats marins : une menace pour les littoraux ? », Institut océanographique, février 2016.
(http://www.institut-ocean.org/images/articles/documents/1454683350.pdf).
[9] United Nations Comtrade Database, UN Service Trade, « Stone, sand and gravel 273 ».
[10] Voir à ce sujet les travaux de Orrin H. Pilkey, professeur émérite du Earth and Ocean Sciences, Nicholas School of the Environment, Duke University.
[11] Le retour sur investissement énergétique (ou EROI) mesure la dégradation de l’énergie en vertu du second principe de thermodynamique. Il décroît sur le temps long.
[12] L’extraction de granulats ne se contente pas de détruire les écosystèmes et la biodiversité, elle empêche sa recomposition en laissant en suspension des poussières qui interdisent à la lumière de pénétrer.
[13] G.Mathias Kondolf, « Hungry water : effects of dams and gravel mining on river channels », Environmental Management 21 (4), 1997, 553-551.
[14] L’eau douce représente 2,5 % des eaux sur terre (le reste étant composé des mers et océans) ; 70 % de ce montant n’est pas disponible pour notre subsistance, car se présente sous forme de glace, couverture neigeuse ou pergélisol. Katarina Csefalvayova, « Eau, conflit, coopération », CERISCOPE Environnement, 2014, consulté le 02 janvier 2019 (http://ceriscope.sciences-po.fr/node/904).
[15] Les plages sont naturellement créées et modifiées par le vent, les vagues et les courants. L’hiver, elles reculent et s’aplanissent pour mieux absorber l’énergie des vagues. En bouleversant cette dynamique, l’activité d’extraction entraîne l’érosion des côtes ou la disparition des îles, ce qui génère de nombreuses vulnérabilités pour les populations.
[16] UNEP Global Environmental Alert Service (GEAS), op. cit.
[17] Une des cibles identifiées par les ODD est de « parvenir à une gestion durable et à une utilisation naturelle des ressources naturelles » (12.2). Aussi, le 14e ODD, relatif à la conservation et à l’exploitation des océans, mers et ressources marines, inclut notamment l’ambition de « prévenir et réduire nettement la pollution marine de tous types » (14.1) ainsi que de « gérer et protéger durablement les écosystèmes marins et côtiers » (14.2) et « préserver au moins 10 % des zones marines et côtières » (14.5). Le 6e objectif mentionne également la protection des « écosystèmes liés à l’eau », ce qui inclut les rivières (6.6). Toutefois, le sable n’est jamais spécifiquement mentionné dans la résolution relative à l’adoption des ODD.
Résolution 70/11 de l’Assemblée générale de l’ONU, A/RES/70/1, du 25 septembre 2015.
(www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/70/1&Lang=F).
[18] Denis Delestrac, Le sable, enquête sur une disparition, Arte France, 28 mai 2013.
[19] « la ligne de base normale à partir de laquelle est mesurée la largeur de la mer territoriale est la laisse de basse mer le long de la côte », stipule l’article 5 Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Conclue à MontegoBay, le 10 décembre 1982.
(http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf).
[20] Aris-Georges Marghelis, « La hausse du niveau de la mer et ses défis », Hypothèses, Programme Humansea – rendre la mer humaine, 28 avril 2014, consulté le 31 décembre 2018 (http://humansea.hypotheses.org/222).
[21] L’extension par Singapour de 20 % de son territoire par importation de sable sur ses côtes est certes sans effet juridique sur ses frontières maritimes, mais a pu être interprétée comme le résultat d’un processus d’absorption des territoires environnants, représentation qui, en se propageant, accroît les tensions avec ses voisins d’Asie du Sud-Est et dégrade l’image de champion climatique dont la cité-État souhaite se doter. C’est en effet avec le sable du Cambodge, du Vietnam ou de l’Indonésie que Singapour a élargi son propre territoire ; constatant l’érosion accélérée de leurs propres côtes et la destruction de leurs ressources naturelles, les trois États ont depuis interdit toute exportation de sable. Une part de trafic illégal perdure néanmoins. Joshua Comaroff, « Built on Sand : Singapore and the New State of Risk », Harvard Design Magazine, No. 28, F/W 2014 (http://www.harvarddesignmagazine.org/issues/39/built-on-sand-singapore-and-the-new-state-of-risk).
[22] Le cas de la mer de Chine du Sud est significatif : si d’après le droit international, la poldérisation d’îlots ou de récifs par la Chine est sans incidence sur son régime juridique maritime, cela n’empêche pas au géant asiatique d’imposer une présence physique en créant artificiellement des territoires sur cet espace maritime contesté. De plus, ce type de poldérisation se fait parfois en violation des zones économiques voisines, comme l’illustre le cas du différend opposant les Philippines à la Chine en mer de Chine méridionale. La sentence du 12 juillet 2016 de la Cour permanente d’arbitrage de la Haye souligne les tensions générées par les extensions territoriales chinoises : « The tribunal considers that China’s intensified construction of artificial islands (…) has unequivocally aggravated the disputes between the Parties. (…) China has effectively created a fait accompli at Mischief Reef by constructing a large artificial island on a low-tide elevation located within the Philippines’ exclusive economic zone and continental shelf, an area in which only the Philippines has sovereign rights ». PCA Case, 12 July 2016, N°2013-19, The Republic of the Philippines c/ The People’s Republic of China, PCA (https://www.pcacases.com/pcadocs/PH-CN%20-%2020160712%20-%20Award.pdf).
[23] Un îlot poldérisé ne devient pas une île au sens de l’article 121 « Régime des îles » de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (selon lequel une île est « une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute ») et ne peut générer une nouvelle zone économique exclusive.
[24] Directive 85/337/CEE du Conseil, du 27 juin 1985, concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement, JO L 175 du 05.07.1985
(http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Al28163).
[25] Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil (JO L 41 du 14.2.2003, p. 26-32) (http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Al28091).
[26] Directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, JOUE L206 du 22 juillet 1992 page 7
(https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000339498).
[27] Notamment en Belgique, Espagne, Grèce et aux Pays-Bas. En témoigne le dernier document d’évaluation de l’application du droit communautaire environnemental. Seventh Annual Survey on the implementation and enforcement of Community environmental law 2005, SEC (2006) 1143, 8/9/2006 (http://ec.europa.eu/environment/archives/law/as05.htm).
[28] Rolandas Radzevicius, op cit.
[29] Andonis F. Velegrakis et al. « European marine aggregates resources : Origins, usage, prospecting and dredging techniques ». Journal of Coastal Research, n°51, 2010, 1-14.
[30] Rolandas Radzevicus, op cit.
[31] Sénat, commission des finances, Rapport n°20 (2011-2012) de Mme Fabienne KELLER, déposé le 12 octobre 2011 (http://www.senat.fr/rap/r11-020/r11-020_mono.html)
[32] European commission, « Infringements in 2015 », Legal Enforcement, Statistics on environmental infringements, mis à jour le 08 juin 2016, consulté le 10 janvier 2019
(http://ec.europa.eu/environment/legal/law/pdf/statistics_MS.pdf).
[33] European commission, Legal Enforcement, Statistics on environmental infringements
(http://ec.europa.eu/environment/legal/law/statistics.htm).
[34] Par exemple, l’Allemagne et les Pays-Bas figurent parmi les premiers importateurs mondiaux. United Nations Comtrade Database, UN Service Trade, « Stone, sand and gravel 273 ».
[35] Amanda C. Blair, « Sand Wars. Beijing’s Hidden Ambition in the South China Sea », The Project on International Peace and Security, The College of William and Mary, 2016.
[36] Denis Delestrac, « Le sable : enquête sur une disparition », Goodplanet Info, 03 mai 2016, consulté le 20 décembre 2016 (https://www.goodplanet.info/debat/2016/05/03/sable-enquete-disparition). Vince Beiser, « The deadly global war for sand », Wired, 26 mars 2015, consulté le 18 décembre 2016 (https://www.wired.com/2015/03/illegal-sand-mining).
[37] Gaël Grilhot, « le business des marchands de sable », 04 juin 2013, consulté le 27 janvier 2018 (http://www.rfi.fr/afrique/20130604-le-business-marchands-sable).
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