Professeur à l’université Paris-Sorbonne, président de la revue "Population & Avenir". Auteur de nombreux ouvrages et articles. Membre du Conseil scientifique du Diploweb.
La recentralisation française entamée à la fin des années 1990 redonne à Paris un poids géopolitique interne de plus en plus prédominant sur les territoires français même si la domination centrale s’exerce de façon plus indirecte et sournoise qu’avant les lois de décentralisation de 1982-1983. Gérard-François Dumont brosse ici une analyse très solidement documentée qui fera référence.
PENDANT plusieurs siècles de centralisme royal, impérial ou républicain, les rapports de force entre les territoires français étaient simples : d’un côté Paris, où pratiquement tout se décidait, de l’autre la province, c’est-à-dire l’ensemble des autres territoires traité comme de simples sujets. La littérature illustre cette dualité par exemple avec les personnages de Molière dans Les précieuses ridicules :
« Madelon : Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit, de la galanterie. »
« Mascarille : Pour moi je tiens que, hors de Paris, il n’y a pas de salut pour les honnêtes gens. »
« Cathos : C’est une vérité incontestable. » [1]
Ainsi, pendant des siècles de pouvoir central fort autoritaire, les chartes communales, précédemment accordées par des rois, des comtes ou des ducs locaux au Moyen Âge, ne sont guère plus respectées. C’est seulement en 1884, par une loi municipale, que la France affirme l’existence propre des communes, avec l’élection au suffrage universel du conseil municipal et l’instauration d’une clause générale de compétence. Toutefois, la tutelle de l’État, notamment avec son représentant départemental le préfet, reste forte, à la fois sur le maire et sur les actes de la commune. Quant aux départements [2], ils demeurent gérés par l’État puisque leurs fonctionnaires sont sous la seule autorité du préfet.
Il faut attendre un siècle plus tard, 1982, pour que soit mise en place, dans un contexte que nous préciserons d’abord, une décentralisation [3] permettant aux communes, aux départements et aux régions d’avoir des compétences affirmées et, dans une certaine mesure, la possibilité de les exercer. En dresser un bilan est nécessaire. Mais, depuis la fin des années 1990, la libre administration des collectivités territoriales n’a-t-elle pas été écornée ? Les multiples décisions de recentralisation ne remettent-elles pas la France sous des contraintes jacobines sans équivalent depuis un demi-siècle ?
Avant la décentralisation de 1982, le pilotage des politiques
publiques se trouve essentiellement dans les mains de l’État. Ce dernier décide depuis Paris les modalités de définition des questions publiques et les programmes d’action concernant tous les territoires, même s’il lui arrive de négocier localement la mise en œuvre de ses politiques en s’appuyant sur deux ressources essentielles : l’allocation d’argent, et la réglementation. Il est vrai que, dans la France des années 1950-1960, l’État dispose en abondance de ressources financières qui lui permettent de s’imposer à des collectivités locales mal dotées et d’offrir des subventions à celles qui voudront bien accepter les objets qu’elles sont
censées financer et les procédures ou normes à satisfaire. « Les collectivités
locales n’ont pas la maîtrise des règles du jeu, même si leurs élus participent à la vie parlementaire, car ils sont prisonniers d’une logique distributrice qui se nourrit de leurs propres besoins. À travers son administration, l’État pèse donc d’un poids capital sur les collectivités locales. Cet activisme entrepreneurial des technocrates de l’État se traduit par une multiplication de programmes sectoriels nationaux, chacun étant confié à un service ministériel particulier. La verticalisation des politiques et la segmentation des enjeux privilégient la réalisation d’équipements et
d’infrastructures posés sur le sol au hasard des allocations décidées par l’État et mal intégrés entre eux » [4].
À compter du milieu des années 1970, donc après le fin de ce que Jean Fourastié a appelé les « Trente glorieuses », arrivent la crise économique et la fin du plein-emploi. L’État ne parvient plus à répondre mécaniquement au
chômage ou à l’exclusion. Il en vient à manquer de ressources financières pour prendre en charge à lui seul la couverture et le financement des besoins des territoires. Or, tandis que l’idée de décentralisation a fait son chemin depuis le fameux livre de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, dont la première édition a paru en 1948. La France se rappelle alors la phrase de Gœthe : « Ce serait un grand bonheur, pour la belle France si, au lieu d’un centre, elle en possédait dix répandant tous la lumière et la vie », ou les analyses de son grand géographe, Paul Vidal de La Blache (1845-1918) considérant en 1910 que « le temps n’est plus de chercher dans la centralisation le secret de la force » [5].S’ajoutent les déclarations, plus récentes, du général De Gaulle, alors président de la République, prononçant le 24 mars 1968, à Lyon, un discours en rupture avec le centralisme d’État en déclarant : « L’effort multiséculaire de centralisation qui fut longtemps nécessaire à la nation pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ».
L’ambiance est donc favorable à ce que l’État appelle la montée d’intervenants locaux. Il décide en conséquence d’externaliser sur les collectivités locales les coûts d’une gestion rapprochée, en particulier dans le domaine social dont les budgets s’accroissent.
En conséquence, au début des années 1980, dans le contexte de l’alternance politique droite/gauche, la France met en œuvre une décentralisation sans précédent historique. Cette dernière s’effectue au nom de principes à préciser débouchant sur des transferts de compétences. Les principaux objectifs énoncés par Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur en charge de la question, sont au nombre de trois. Il s’agit d’abord de rapprocher les citoyens des centres de décision, notamment pour prendre en considération les nouvelles aspirations sociales qui s’expriment localement, comme le souci identitaire des territoires qui, selon le rapport du député Jean-Pierre Worms sur la loi du 7 janvier 1983, préfèrent « l’unité nationale librement choisie à l’uniformité administrativement imposée ». Ensuite, responsabiliser les élus et leur donner de nouvelles compétences, afin de rendre l’administration locale plus efficace car plus proche des décideurs. Enfin, favoriser le développement d’initiatives locales dans le contexte d’une économie dont le ressort ne dépend plus exclusivement de la politique économique nationale, mais également des dynamiques locales.
Trois lois fondamentales, datées du 2 mars 1982 et des 7 janvier et 22 juillet 1983, fondent la décentralisation. La première fixe les règles générales et les secondes la répartition des compétences.
Les principales mesures modifiant la géopolitique interne de la France concernent d’abord le transfert de l’exécutif départemental du préfet au président du conseil général [6], la reconnaissance de la capacité d’intervention économique des collectivités territoriales, et l’érection de la région en collectivité territoriale à part entière avec un élargissement et un transfert des compétences du Préfet de région au président du conseil régional. Cette affirmation des régions comme collectivité territoriale nouvelle est la mise en application d’idées antérieures, comme celle de Pierre Mendès France écrivant dans son livre La république moderne, publié en 1962 : « la région est une réalité économique ; mais elle n’a trouvé jusqu’ici aucune expression institutionnelle ».
Parallèlement, la loi supprime toute tutelle a priori, instaurant un contrôle de légalité a posteriori. En matière financière, la tutelle des services financiers de l’État dans le domaine des actes budgétaires cesse. Un contrôle a posteriori, exercé par une nouvelle juridiction, la chambre régionale des comptes, est instauré.
Les principaux transferts des compétences sont effectués à la commune en matière d’urbanisme, aux départements en matière de transports scolaires, d’action sociale et de santé, d’environnement, et de collèges (précisément construction, équipement, entretien et fonctionnement), et à la région en matière de planification, d’aménagement du territoire, de formation professionnelle, d’apprentissage et de lycées (soit également construction, équipement, entretien et fonctionnement). Ces décisions se mettent en œuvre par d’autres transferts de l’État aux collectivités territoriales en moyens et en personnels, représentant un nombre important d’agents de la fonction publique, plus particulièrement en matière sociale.
Les compétences décentralisées sont exercées dans le respect de lois nationales. Par exemple, le président du conseil général a pour mission d’être un exécutant avisé de l’application sur son territoire de la politique sociale de l’État. En définitive, les collectivités territoriales françaises disposent de moins d’autonomie que celles des autres pays européens ayant également trois échelons d’administration décentralisée comme l’Allemagne ou l’Espagne.
Car l’État garde un rôle prépondérant, comme l’illustre le maintien de certains services de l’État aux différents échelons territoriaux. Par exemple, alors que le département apparaît comme le pilote de l’action sociale territoriale, l’État conserve, à l’échelon départemental, une administration sociale, comportant un nombre assez élevé d’agents, en partie justifiée par certaines compétences sociales qu’il conserve. Cette formule d’une double administration, dépendant l’une de l’État et l’autre du Conseil général, chacune en charge d’opérations d’exécutions relevant de logiques comparables sur le même territoire, apparaît singulière par rapport aux pratiques étrangères ou par rapport à l’organisation des communes où, comme précisé ci-dessus, le maire dispose d’une double « casquette ».
En dépit des spécificités de la décentralisation à la française, cette dernière est réelle. Mais elle rencontre rapidement des limites. Une première limite est symbolique, mais notable. Les lois de 1982-1983 ont changé le titre du « préfet » en « commissaire de la république » pour bien souligner combien il n’est plus le maître des exécutifs des départements et des régions. Or, dès 1984, le titre de préfet est de retour, symbolisant le maintien d’une forte présence de l’État au plan régional et local. En outre, la résistance des administrations d’État à transférer les locaux et les personnes correspondants aux compétences décentralisées est incontestable. Le ministère de l’éducation nationale offre à cet égard, si l’on peut dire, un cas d’école. En effet, alors que la région reçoit la responsabilité de la construction et de l’entretien des lycées, ce ministère conserve en son sein l’ensemble des personnes et des postes budgétaires auparavant concernés par ces tâches et ne transfère rien aux régions.
Dans ce contexte, il importe de dresser le bilan de la décentralisation.
Les conséquences de la décentralisation pour les citoyens n’ont guère fait l’objet d’une véritable évaluation, car les principaux bilans administratifs établis relèvent plutôt d’aspects techniques. Ces bilans techniques se concentrant souvent sur la répartition des compétences, jugée « enchevêtrée » [7] d’autant qu’un rapport de la Cour des comptes expose que « [des] cas montrent une réelle difficulté de l’administration de l’État à tirer les conséquences de la décentralisation » [8], et sur la compensation financière des transferts. Cette dernière est insatisfaisante pour les collectivités territoriales et, dans le même temps, ses conséquences inflationnistes sur les dépenses publiques sont soulignées dans divers rapports.
En outre, les conditions financières des transferts de compétences aux collectivités territoriales sont souvent dénoncées par les élus locaux. La compensation leur apparaît insuffisante car le produit des ressources fiscales transférées est largement moins dynamique que les charges nouvellement supportées par les collectivités territoriales. De plus, l’État peut créer par la loi de nouvelles obligations qui entraînent le renchérissement de l’exercice des compétences des collectivités territoriales. Par exemple, lors du transfert aux départements du revenu minimum d’insertion (RMI), l’État a respecté les règles initiales de la compensation financière, mais les collectivités territoriales se sont vite retrouvées en charge d’une politique largement plus coûteuse que prévu.
Pourtant, les compétences transférées ont été reprises par les collectivités territoriales sans rupture de droit pour la population et souvent avec des améliorations par exemple en termes de délais de réponses aux citoyens.
En réalité, une évaluation cherchant à s’interroger sur ce qu’a apporté aux territoires et aux citoyens la décentralisation par rapport à une situation où le parlement français n’aurait pas voté les lois de décentralisation de 1982-1983 n’a pas réellement été effectuée pour trois raisons. D’abord, l’État qui dispose de nombreux services qui auraient pu consacrer des moyens à établir ce bilan, ne l’a pas souhaité car la plupart de ses hauts fonctionnaires sont défavorables à une décentralisation qui réduit leur pouvoir et car il aurait fallu mettre en évidence combien l’État a souvent enrayé le processus de décentralisation, en conservant des fonctionnaires et des équipements qu’il aurait dû transférer aux collectivités territoriales en même temps que les compétences, ou en continuant à dicter de nombreuses obligations [9] à des collectivités supposer s’administrer librement.
Du côté des associations d’élus, associations de maires, de conseils départementaux ou régionaux, les bilans parfois dressés sont évidemment partiels. En effet, pour dresser un bilan complet, ces associations auraient été conduites à mettre en évidence des différences considérables de résultats dans la décentralisation. Nombre de maires ont déployé des gouvernances territoriales [10] remarquables favorisant l’attractivité et la qualité de la vie sur leurs territoires. Mais d’autres territoires ont connu des résultats moins favorables, soit en raison d’une gouvernance territoriale moins efficace, privilégiant par exemple des logiques clientélistes, soit en raison d’alternances politiques lors de chaque élection municipale. En effet, l’expérience prouve qu’un maire qui veut développer sa commune, y améliorer durablement les infrastructures, y stimuler le tissu associatif ne peut y parvenir suffisamment qu’après plusieurs mandats consécutifs ; il doit donc être réélu au moins deux fois, soit pouvoir diriger pendant au moins 18 ans.
Enfin, les chercheurs universitaires n’ont pu effectuer que des bilans partiels tout simplement parce que l’État qui dispose des moyens permettant de financer ce type de travail, qui exigerait un très grand nombre de déplacements dans les territoires, ne le souhaitait pas.
Malgré ces manques, peut-on toutefois esquisser un bilan de la décentralisation tant dans ses aspects négatifs que positifs ? Les aspects négatifs sont le plus souvent soulignés. Ainsi, même si elle fonctionne, la décentralisation soulève en pratique nombre de difficultés. Il faut bien constater l’alourdissement de certaines procédures de décision, la multiplication des instances de concertation, par exemple entre les Présidents de conseils régionaux et les préfets de région ou les recteurs, et parfois la dilution des responsabilités. Une certaine confusion des niveaux de responsabilités et des compétences demeure dans l’esprit des citoyens. Les contraintes juridiques et financières pesant sur l’action locale contribuent à enrayer la dynamique de la décentralisation. Dans un rapport publié en 2009, la Cour des comptes écrit que « la décentralisation n’a jusqu’à présent conduit ni à une baisse des dépenses publiques, ni à une maîtrise de la fiscalité locale ». Alors le quotidien (plutôt de droite) Le Figaro écrit : « Bilan accablant pour la décentralisation », un titre qui ne fait état des responsabilités. Effectivement, la décentralisation ne s’est pas traduite par une baisse des impôts nationaux, alors que l’État exerce moins de compétences, ni généralement locaux même si un certain nombre de maires, succédant ou non à des maires mauvais gestionnaires, y sont parvenus comme dans la ville de Chartres [11]. Mais il convient de s’interroger sur les raisons explicatives de l’affirmation de la Cour des comptes qui ne les donnent pas. Elles sont nombreuses. D’abord, l’État a transféré des compétences souvent sans transférer les fonctionnaires et les collectivités territoriales se sont vues contraintes d’effectuer des recrutements pour prendre en change leurs nouvelles compétences. En deuxième lieu, les collectivités territoriales n’ont guère de liberté dans la gestion de leur personnel. L’État leur impose en permanence ou périodiquement des décisions qui majorent la masse salariale : loi sur l’âge de la retraite, loi sur les 35 heures, réglementation obligeant à augmenter telle ou telle catégorie de personnel…
En troisième lieu, les collectivités territoriales ont dû et doivent souvent se substituer à un État défaillant. Par exemple, si vous trouvez un commissariat de police ou une unité de gendarmerie dont les bureaux sont en bon état, c’est souvent parce que les collectivités territoriales ont contribué à leur financement alors que ces services de sécurité dépendent exclusivement de l’État. Plus généralement, l’État a moins bien assuré la sécurité et, face à la demande des citoyens, les communes ont dû créer des polices municipales de jour, puis de nuit, engendrant des recrutements et des dépenses importantes de fonctionnement. Cela a été aussi été le cas pour nombre d’infrastructures. Par exemple, en France, les universités dépendent entièrement et exclusivement de l’État ; mais ce dernier a de facto entraîné les collectivités territoriales, et notamment les régions [12], à contribuer au financement des universités. En outre, l’État a fait voter par le Parlement des lois territoriales [13], comme celles de 2015 concernant la fusion de régions ou contraignant à des regroupements de communes dont certains ne répondent à aucune logique géographique ou historique. Il en est résulté, dans la période 2015-2016, un Big Bang territorial [14] sans équivalent historique [15], se traduisant notamment par des coûts supplémentaires pour les territoires,
Donc, si l’on examine que la dimension strictement fiscale, il est vrai que le bilan de la décentralisation ne peut généralement être jugé positif. Mais, du côté des collectivités territoriales, il faut considérer l’aménagement local des territoires et des services à la population ; et, dans ce domaine, la décentralisation s’est révélée largement positive, parce qu’elle a bénéficié de la dynamique des acteurs les premiers concernés, maires et conseillers généraux, qui s’y sont engagés pleinement car se trouvant moins étouffés par la tutelle de l’État.
Prenons un premier exemple, celui des collèges et des lycées, dont la responsabilité matérielle a été transférée de l’État respectivement aux départements et aux régions. En 1982, la France manquait non seulement de collèges et de lycées, mais nombre d’entre eux étaient dans un état déplorable, avec des équipements insuffisants pour les besoins pédagogiques (centres de documentation, laboratoires de physique, gymnases…). Or, connaissant la réalité de leurs territoires, les départements et les régions ont donné à la France des infrastructures scolaires de grande qualité, multipliant les collèges et les lycées et les entretenant de façon correcte. Selon cet exemple, de façon générale, les collectivités ont dû procéder à un « rattrapage qualitatif » des équipements, parfois obsolètes, transmis par l’État.
Dans le domaine des transports, les régions ont investi massivement dans de nouveaux matériels ferroviaires remplaçant des wagons obsolètes [16]. Dans le domaine de la politique familiale, les communes ont multiplié les initiatives pour développer des crèches, relais assistantes maternelles, haltes garderies et des écoles maternelles afin de permettre l’accueil des jeunes enfants et de faciliter aux parents la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale [17].
Dans le domaine social, les départements ont géré de façon satisfaisante les transports scolaires ou des diverses aides sociales qu’ils sont chargés d’apporter aux personnes en difficulté. Par exemple, ils ont su mettre en œuvre dans un délai très court l’allocation personnalisée à l’autonomie (APA) destinée aux personnes âgées de 60 ans ou plus, alors que cette mesure avait été décidée par une loi du 20 juillet 2001 sans concertation et avec un manque de financement de l’État. Pourtant, l’État a contribué à rendre difficile les finances des départements, obligeant certains à augmenter la fiscalité locale. Ainsi, il a interdit le recouvrement sur succession des sommes versées aux personnes âgées, recouvrement qui était possible auparavant lors de la précédente prestation aux personnes âgées qui s’appelait « prestation spécifique dépendance ». Et nombre de départements ont vu exploser leurs budgets avec, depuis 2012, la hausse considérable du nombre de mineurs étrangers seuls, ce qu’on appelle les « mineurs non accompagnés », dont la présence – en situation irrégulière - sur le territoire français s’explique par la politique migratoire nationale et notamment par l’insuffisance de l’État à agir pour démanteler les filières de l’immigration illégale.
Pour illustrer les effets positifs de la décentralisation, citons quelques réalisations emblématiques qui, sans la décentralisation, n’auraient probablement jamais vu le jour. Elles s’expliquent parce que des élus locaux, attachés à leur territoire, se sont révélés en moyenne beaucoup plus efficaces qu’un État centralisé et méconnaissant les réalités territoriales ou ne le regardant qu’à travers des prismes idéologiques [18]. Dans le département de la Vienne, René Monory, président du conseil général, imagine au début des années 1980 une cité du futur pour « créer les conditions les plus favorables au développement d’un département rural en perte de vitesse ». Personne n’y croit ; mais ce sera le pays du Futuroscope, comme les publicités d’aujourd’hui l’attestent, dont le parc a déjà accueilli plus de 50 millions de visiteurs. En 1989, le département de la Vendée crée le Vendée globe challenge, grande course à la voile autour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance, sur des voiliers monocoques. En Bretagne, à Carhaix-Plouguer, en 1992, le festival des vieilles charrues débute, grâce à des bénévoles, sous la forme d’une fête de fin d’année scolaire ; il est devenu le premier festival de musique de France en termes de fréquentation. Toujours en 1992, en Bretagne, le département de l’Ille-et-Vilaine crée un campus universitaire sans équivalent, à Ker Lann, qui réunit 17 écoles et organismes de formation. Depuis 2012, le département du Puy-de-Dôme magnifie le tourisme dans le parc naturel des volcans d’Auvergne avec un chemin de fer à crémaillère pour monter sur le volcan endormi du Puy-de-Dôme, ce qui supprime la précédente et polluante circulation automobile. Inspiré par l’élan du film Microcosmos, en 2000, le département de l’Aveyron crée Micropolis, la cité des insectes, qui permet aux visiteurs d’explorer tous les aspects de la vie des insectes dans des mises en scènes fidèlement reconstituées et captivantes à regarder.
Le cadre institutionnel dû aux lois de décentralisation de 1982-1983 a aussi permis à des élus locaux de réhabiliter et de revitaliser de nombreux centres-villes qui, parfois, avaient perdu tout dynamisme (Bordeaux, Le Havre, Nantes, Nice, Toulon…) et d’y développer des transports urbains de qualité, notamment des tramways, en site propre. Les effets de la décentralisation se sont fait sentir dans de nombreuses autres communes plus petites, chaque fois que des habitants se sont mobilisés pour rendre plus attractif leur territoire. Des exemples existent à toutes les échelles : Vitré [19], en Bretagne qui compte moins de 20 000 habitants, Espelette [20], dans le pays basque français, qui comptait moins de 2 000 habitants, Saint-Bonnet-le-Froid, dans le Massif central, qui comptait moins de 200 habitants [21].
Concernant les régions, en dépit de discussions sur la taille des régions, discussions typiquement françaises qui relève du sexe des anges [22], leur bilan positif se déploie surtout sur les deux premières décennies de la décentralisation. En effet, avant 2004, la région [23] dispose essentiellement de tâches de mission, ce qui lui donne une grande souplesse d’intervention. Certes, son budget apparaît faible, mais c’est pour l’essentiel un budget d’investissement. En conséquence, compte tenu des responsabilités qui lui sont confiées, la région ne peut risquer de s’engluer dans des dépenses de fonctionnement ou dans la direction d’une lourde administration. Elle a donc les moyens et le temps pour consacrer l’essentiel de ses efforts à des projets structurants.
En conséquence, le bilan de la décentralisation s’avère incontestablement positif pour les territoires. Mais ce changement structurel dans les rapports de force entre Paris et les territoires demeure inaccepté et inacceptable pour la plupart des hautes instances de l’État. Et la recentralisation remplace l’approfondissement de la décentralisation, demandée par certains comme les huit présidents socialistes de conseils régionaux lançant dans le document, le 1er juin 2001, « un appel solennel pour une nouvelle étape significative de la décentralisation », un appel qui s’adresse d’abord au gouvernement alors socialiste dirigé par Lionel Jospin.
Pourtant, après les quelques signaux faibles de recentralisation contenus dans certains articles de diverses lois [24] du début des années 1990, une période de recentralisation s’affirme à la fin des années 1990, une affirmation que le changement constitutionnel décidé en 2003 n’enraye nullement. Ce que j’ai appelé les « quinze glorieuses » de la décentralisation sont terminées sans que les citoyens, et souvent même les élus, en aient conscience.
Deux ensembles de décisions dont l’application va dans le sens d’une recentralisation relèvent, l’un de lois fiscales, l’autre d’autres lois. Le premier se résume à la limitation accrue de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales, avec différentes décisions prises à la fin des années 1990 : suppression des recettes fiscales des collectivités territoriales correspondant à la part salaire de la taxe professionnelle, suppression des recettes des régions correspondant à la part régionale de la taxe d’habitation, suppression de la vignette des véhicules de particuliers, dont les recettes étaient auparavant affectées, depuis 1984, aux départements. Bien entendu, ces recettes « nationalisées » font théoriquement l’objet de compensations par des dotations de l’État, mais les méthodes de calcul et l’évolution de la compensation restent douteuses et aléatoires. Par exemple, les départements qui avaient auparavant abaissé leur tarif de la vignette sont pénalisés. Surtout, les recettes, provenant de dotations dont les calculs sont d’une complexité les rendant quasi incompréhensibles, ne reflètent plus la situation économique des territoires ni les politiques décidées par les élus locaux. Au total, le véritable hiatus réside dans l’atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales, pourtant maître mot de la décentralisation, énoncé dans le premier article du Code général des collectivités territoriales. L’État devient le « premier contribuable » des collectivités territoriales et leurs ressources propres deviennent minoritaires dans leurs budgets.
En outre, l’autonomie des dépenses des collectivités territoriales se réduit considérablement sous l’effet des lois nationales sans contrepartie du budget de l’État : application dans la fonction publique territoriale et dans les associations financées par les collectivités territoriales de lois salariales nationales comme les 35 heures citées ci-dessus [25] et, dans les départements, conditions de prise en charge des services d’incendie et de secours comme de l’aide personnalisée à l’autonomie.
Outre le traitement souvent supplétif des collectivités territoriales et la diminution de leur autonomie fiscale, la recentralisation relève d’un second ensemble de textes, comme certaines dispositions des lois sur la coopération intercommunale (1999) et sur la solidarité et le renouvellement urbain (1999). Le pouvoir du préfet est par exemple renforcé en application de la loi de 1999 sur la coopération intercommunale qui lui octroie un pouvoir essentiel pour la création, l’organisation et le regroupement de communes dans les intercommunalités [26].
En 2003, l’acte II de la régionalisation semble a priori une avancée significative pour trois raisons. Sur le plan juridique, avec la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, « relative à l’organisation décentralisée de la République », l’article premier est complété, comme précisé ci-dessus, par l’ajout : « Son organisation (celle de la France) est décentralisée ». L’article 37 prévoit que « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ». Le nouvel article 72 précise que les collectivités territoriales « ont vocation à prendre des décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être prises à leur échelon ». C’est implicitement reconnaître que le fonctionnement de la France doit être régi par le principe de subsidiarité, même si la frilosité jacobine ne permet pas d’employer le terme officiellement.
Mais, pour les collectivités territoriales, l’acte II implique notamment des contraintes réglementaires croissantes pouvant conduire à suspecter la mise en œuvre de ce que j’ai appelé une « décentralisation centralisée ». Décentralisation, puisque ce sont bien les élus des collectivités territoriales qui votent un nombre accru de décisions, concernant les personnels transférés de l’éducation nationale, les services départementaux d’incendie et de secours ou des financements au profit des universités, mais centralisée, puisque les contraintes nationales légales qui définissent le cadre et pèsent sur ces décisions sont d’une ampleur considérable, énonçant des modalités fort détaillées, ce qui contrevient au principe de subsidiarité. Par exemple, la gestion des personnes transférées de l’éducation nationale est étroitement corsetée par des textes nationaux empêchant les collectivités territoriales de mettre en œuvre une véritable gestion de leurs ressources humaines ; c’est le préfet qui décide les besoins des services départementaux d’incendie et de secours, et les universités relèvent toujours de la compétence exclusive de l’État.
Autrement dit, l’acte II de la décentralisation accentue l’analyse déjà faite en 1999 selon laquelle l’État « fait son marché dans le porte-monnaie des régions », dans les budgets des collectivités territoriales, selon l’expression de Michel Delebarre, alors président (socialiste) du conseil régional Nord-Pas-de-Calais, stigmatisant « un recul historique de la décentralisation » [27]. Le titre qu’avait choisi en 2001 le quotidien Le Monde [28] : « L’État annonce, les collectivités paient » est de plus en plus pertinent. Ainsi les collectivités territoriales exercent-elles un rôle de supplétifs de l’État dans de nombreux domaines. Là, c’est une commune qui finance la rénovation d’un patrimoine de l’État ; ailleurs, c’est l’État qui déclassifie, totalement ou partiellement, une route nationale mal entretenue pour en laisser sans contrepartie la charge financière aux collectivités territoriales [29].
Puis, pendant les années 2010, l’État utilise le contexte des normes de l’Union européenne pour recentraliser.
Rappelons que l’application des critères de Maastricht [30] suppose que les États de la zone euro ait un déficit public annuel inférieur à 3 % du PIB. Or la façon dont Bruxelles calcule ce déficit interroge [31] puisque la Commission européenne additionne à l’endettement de l’État celui des collectivités territoriales. Ceci peut être justifié pour certains pays à logique fédérale, comme l’Espagne, mais non en France, où les dettes de l’État et des collectivités territoriales ne sont nullement de même nature.
En effet, en France, les collectivités territoriales, contrairement à l’État, doivent respecter trois conditions afin de présenter un budget en équilibre « réel ». Les dépenses de fonctionnement inscrites au budget des collectivités territoriales doivent avoir un solde nul ou positif. L’excédent du budget de fonctionnement, le cas échéant, constitue une recette d’investissement. C’est un moyen d’autofinancement. En toutes hypothèses, seules des recettes dites définitives figurent dans les recettes de fonctionnement. Autrement dit, les collectivités territoriales ne peuvent pas recourir à l’emprunt pour financer leurs dépenses de fonctionnement. En conséquence, deuxième condition, l’emprunt ne peut couvrir que des dépenses d’investissement. En troisième lieu, il n’est jamais possible à une collectivité territoriale de couvrir la charge d’une dette préexistante par un nouvel emprunt.
Or il est clair que l’État français, dans le budget national, ne respecte aucune de ces trois conditions et donc que son endettement est de nature totalement différente. Pourtant l’État français a obtenu que Bruxelles traite de la même façon dans les comptes l’endettement des collectivités territoriales, pourtant à des fins exclusives d’investissement, et celui de l’État qui finance largement des dépenses de fonctionnement ou qui vient couvrir des dettes préexistantes. En conséquence, l’État français, qui ne parvient pas à bien gérer ses comptes publics en « bon père de famille », a trouvé une double solution ; rembourser moins les collectivités territoriales de ce que l’État leur doit compte tenu des compétences qu’il a transférées et pour avoir nationalisé certains impôts locaux ; obliger les collectivités territoriales à diminuer leurs emprunts qui sont pourtant parfaitement sains, à d’extrêmement rares exceptions. Mais les résultats de ce qu’on pourrait appeler les manœuvres financières du ministère des finances, appelé en France par le quartier parisien de sa localisation, Bercy, et qui est dans l’Hexagone un État dans l’État, se révèlent insuffisants pour satisfaire Bruxelles, qui s’inquiète d’une France qui continue d’avoir un fort endettement public et qui ne se réforme pas.
Aussi, en 2014, le gouvernement français présente à Bruxelles ce qui est en réalité, à la fois, un leurre et une nouvelle opération de recentralisation, inscrit dans aucun programme politique et n’ayant fait l’objet d’aucune proposition parlementaire [32] : la diminution du nombre de régions présentée comme devant faire baisser les dépenses publiques. Pourtant, le budget de fonctionnement de l’ensemble des régions n’est que de 19 milliards, celui des départements de 58 milliards, celui des communes (et intercommunalités) de 91 milliards [33] et celui de l’État de 480 milliards. Et une loi de janvier 2015, élaborée sans aucune réflexion préalable ni analyse comparative avec l’organisation régionale dans les autres pays démocratiques, et votée par allégeance au pouvoir par les parlementaires de la majorité pourtant guère convaincus, fait disparaître neuf régions.
Cette loi fusionne, avec effet au 1er janvier 2016, des régions dont la situation géopolitique, économique et historique, ainsi que les traits culturels, sont fort différents [34]. Pour ne prendre qu’un exemple, l’Alsace, fusionnée avec les régions Lorraine et Champagne-Ardenne au sein d’une vaste région dont la dénomination – Grand Est – ne fait pas sens – a une histoire et une économie tournée vers l’Est, soit le Land allemand du Bade-Wurtemberg et le pays de Bâle en Suisse. En revanche, la Lorraine est tournée vers le nord, c’est-à-dire le Luxembourg, les Länder de Sarre et de Rhénanie-Palatinat en Allemagne, la Région wallonne, et les communautés française et allemande en Belgique. D’ailleurs, des relations suivies se déploient depuis les années 1960 dans ce périmètre géographique qui s’est dénommé « La Grande Région ».
La loi de janvier 2015 fait de la France le seul pays démocratique qui n’a, sur sa partie continentale, que des grandes régions géographiques [35]. C’est comme si, en Allemagne, on avait fusionné autoritairement le Bade-Wurtemberg et la Bavière [36] pour l’appeler « le Grand Sud-Ouest », en Italie le Trentin-Haut-Adige, le Frioul-Vénétie julienne et la Vénétie pour l’appeler le « Grand Nord-Est » ou en Espagne, la Catalogne et l’Aragón avec la Navarre pour l’appeler le « Grand Nord » !
Cette « réforme » de géopolitique interne qu’est la fusion de régions n’est en rien justifiée. Elle ne fait que renforcer le processus de recentralisation puisqu’elle s’accompagne ni de la suppression des doublons administratifs dont l’État est responsable, notamment à la suite des freins qu’il a mis à la mise en œuvre des lois de décentralisation de 1982-1983, ni de réelles compétences nouvelles transférées par l’État aux régions, ni des moyens financiers supplémentaires pour les régions, ni de nouvelles réglementations desserrant les contraintes imposées à la gouvernance des régions. Cumulés, les budgets des régions françaises ne pèsent toujours pas plus qu’un peu plus de 1 % du PIB. Et les régions n’ont quasiment pas de pouvoir fiscal. En outre, comme nous l’avions annoncé [37], cette réforme engendre des coûts supplémentaires [38] du fait de la rigidité des dépenses, notamment la masse salariale, et engendre une position détériorée des régions françaises en Europe [39]. Elle demeure incomprise par les populations, comme l’attestent des sondages. En off, les fonctionnaires de Bruxelles reconnaissent que la France lui a fait miroiter de fausses économies, qu’ils ont voulu y croire car il est très difficile de sanctionner le non-respect des règles de Maastricht quand il s’agit d’un des grands pays de l’Union européenne, Mais il est trop tard.
Le renforcement du processus de recentralisation est accentué dans la mesure où les lois territoriales des années 2014-2017 ajoutent de nouvelles contraintes administratives et de gestion aux collectivités territoriales et obèrent probablement toute éventuelle future avancée dans la régionalisation. En effet, on imagine mal un état de tradition jacobine accorder des compétences significatives à des régions désormais fort vastes. À cela s’ajoute un autre risque dans la gouvernance régionale ; que les grandes régions se mettent à faire du jacobinisme régional dans les quelques compétences dont elles disposent.
Ainsi, après plus d’une quinzaine d’années de rabotage de la décentralisation, la France se retrouve dans une mesure non négligeable recentralisée. Et la recentralisation continue de se renforcer. À l’occasion de la loi de finances pour 2018, l’État a décidé de réduire à nouveau la libre administration des collectivités territoriales en supprimant pour 78 % des foyers fiscaux un autre impôt local, la taxe d’habitation sur la résidence principale, c’est-à-dire l’impôt payé par celui qui réside et bénéficie en conséquence des services et des infrastructures publiques locales, et dont le taux était décidé par les communes chaque année. Cette mesure, « démagogique » [40] ou populiste [41], a le grave inconvénient d’affaiblir le lien entre le citoyen et ses élus [42], notamment entre les services rendus localement et le coût de ces services [43]. En effet, les principes de cet impôt étaient justes et citoyens. Ils étaient justes parce qu’il est normal que les habitants d’une commune financent les biens et services que celle-ci met à leur disposition. Son caractère juste tenait également au fait que la taxe d’habitation ne pénalisait pas les ménages en difficulté puisque existaient de nombreux dispositifs d’allègements, de dégrèvements, d’exonération ou de plafonnement dont bénéficiaient les habitants ; ainsi, à nouveau en 2017, 42 % des foyers, soit 13 millions environ, ont relevé de ces dispositifs. Ses principes faisaient aussi de la taxe d’habitation un impôt citoyen parce que son paiement responsabilisait les habitants et les incitait à s’intéresser à la vie locale.
L’État a, bien entendu, comme d’habitude, promis de compenser aux communes les recettes supprimées de la taxe d’habitation, sur les dernières bases [44], mais l’histoire enseigne ce que valent les promesses financières de l’État français [45]… Et le Conseil constitutionnel, par une décision du 28 décembre 2017, a fait comprendre que l’égalité suppose de supprimer totalement la taxe d’habitation, donc y compris pour les 22% encore assujettis à 100% en 2018.
En conséquence, les discours politiques dominants comme les commentaires des médias nationaux méconnaissant les effets positifs de la décentralisation, les collectivités territoriales françaises se trouvent contraintes de se plier à un jacobinisme sans équivalent depuis un demi-siècle. Lorsqu’un homme politique français ayant les plus hautes responsabilités évoque, le 4 juillet 2017 devant le Congrès à Versailles, l’idée de conclure « de vrais pactes girondins », il y a tout lieu d’être plus que sceptique puisque de tels pactes supposeraient de revenir sur de multiples décisions de recentralisation prises à compter de la fin des années 1990 après les « quinze glorieuses de la décentralisation ». Un an plus tard, le 9 juillet 2018, le président de la République française ne reprend pas la formule et déclare : « l’aménagement auquel je crois, c’est le rééquilibrage entre les territoires par l’installation de nouveaux projets ». Or, d’une part, cette déclaration ne s’accompagne d’aucune décision apportant un bémol à la recentralisation. D’autre part, cette formulation interroge car des projets ne « s’installent pas », ils ne se construisent et se mettent en œuvre que par des initiatives enracinées dans les territoires.
La recentralisation française entamée à la fin des années 1990 redonne à Paris un poids géopolitique interne de plus en plus prédominant sur les territoires français même si la domination centrale s’exerce de façon plus indirecte et sournoise qu’avant les lois de décentralisation de 1982-1983. On pourrait s’en réjouir si cela se traduisait par une amélioration de la situation des territoires français et de leurs populations. Or, c’est plutôt le contraire. Cela n’a pas mieux stimulé l’attractivité des territoires d’un pays dont l’endettement public et le déficit du commerce extérieur sont toujours fort élevés. L’État central français n’a pas présenté un seul budget à l’équilibre depuis 1979, cas unique au sein de l’OCDE. En outre, conséquence méconnue de la recentralisation, des innovations territoriales qui ont pu s’effectuer pendant les « quinze glorieuses » ne seraient plus possibles aujourd’hui, et d’autres rendues plus difficiles à mettre en œuvre, surtout si l’État continue de demander à ces préfets d’interpréter d’une façon systématiquement rigide les lois territoriales 2014-2017. Enfin, les lois territoriales des années 2014-2017 instaurent des rigidités géopolitiques dans l’organisation territoriale qui se substituent aux souplesses qui existaient auparavant. Les communes avaient la possibilité, selon le type de projet qu’elles souhaitaient déployer, de nouer des partenariats avec telles ou telles autres communes. Désormais, elles sont largement enfermées dans un unique périmètre administratif, dit intercommunal, qui leur a été souvent imposé par l’État sans tenir compte des réalités historiques ou géographiques, et avec des contraintes de gouvernance fixées par les lois.
Aux quatre dernières décennies d’évolution de la géopolitique des territoires français marquée par deux périodes, celle d’une décentralisation dominante, puis d’une recentralisation progressive, quelle explication donner ? Faut-il considérer essentiellement une divergence doctrinale entre ceux qui considèrent que l’État central est le mieux capable de déterminer le bien commun de tous les territoires, qu’il faut donc privilégier des directives venant d’en haut (top-down), et ceux qui pensent que la capacité à œuvrer pour le bien commun des territoires commence dès la plus petite échelle géographique (bottom-up), ce qui doit conduire à une logique de subsidiarité ? S’agit-il d’une divergence pratique entre ceux qui pensent que l’attractivité des territoires français dans la mondialisation dépend exclusivement des décisions de l’État central et ceux qui considèrent que les acteurs locaux exercent un rôle essentiel pour l’attractivité de leur territoire ? L’analyse conduit à une observation plus prosaïque, surtout si l’on se rappelle, qu’en 1978, le Premier ministre Raymond Barre (1924-2007) utilisait le terme « microcosme » pour fustiger les élites parisiennes. Or, face à la volonté décentralisatrice mise en œuvre par les lois de 1982-1983, le pouvoir central parisien, dominé par quelques centaines de hauts fonctionnaires largement formés à la même école et disposant d’un certain nombre de compagnons de route, s’est trouvé diminué et ne l’accepte pas. Comme il lui paraît impossible de faire voter trois grandes lois de décentralisation inverses de celles de 1982-1983, sa tactique consiste à raboter progressivement la décentralisation à l’occasion de nombreux textes réglementaires. En outre, ces textes se caractérisent par une complexification de leur contenu qui les rend assez impénétrables aux citoyens, et même souvent aux élus et qui, dans tous les cas, imposent des contraintes chronophages pour les élus et leurs collaborateurs et coûteuses pour les collectivités territoriales. Il s’agit donc bien d’une question de géopolitique interne, de rivalités de pouvoir entre une haute fonction publique soucieuse d’imposer ses vues sur tous les territoires français et des élus locaux qui, généralement, connaissent bien leur territoire, puisque c’est celui qui les élit.
En conséquence, la recentralisation française accentuée dans les années 2010 risque de se traduire par moins de citoyens prêts à participer et à s’investir dans la vie locale étouffée par les décisions parisiennes, une augmentation des taux d’abstention aux élections, et quelques velléités d’autonomie qui se révèlent surtout rhétoriques. Par exemple, les spécificités historiques et culturelles de la Corse pourraient justifier une autonomie relative. Mais, en réalité, l’État impose à cette région des modalités de gouvernance et des contraintes nationales telles qu’aucune autonomie concrète n’est envisageable. L’usage de la force de l’État français, qui se présente pourtant comme un État de droit, est telle que, par exemple, il n’a pas hésité à violer un traité international, la Charte européenne de l’autonomie locale, pour fusionner les régions [46].
La réaction des Français au retour d’un fort jacobinisme ne semble pas se traduire par des manifestations massives appelant une demande d’autonomie locale, mais risque plutôt de déclencher une passivité démocratique et citoyenne face à des élus locaux dont les marges de gouvernance se trouvent considérablement affaiblies par la recentralisation. Ce risque de passivité démocratique est-il susceptible d’engendrer à certaines périodes des formes éruptives pouvant avoir de fortes conséquences géopolitiques internes. L’avenir le dira [47].
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L’auteur vient de publier :
. Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2018 .
Depuis le début du XXIe siècle, quatre grandes tendances démographiques s’observent à l’échelle mondiale la généralisation de la transition démographique, la mondialisation des migrations, la montée de l’urbanisation, le vieillissement de la population et l’idée d’une évolution homogène et convergente des populations semble s’imposer.
Pourtant, derrière la réalité incontestable de ces quatre processus, des analyses pré-cises montrent qu’il n’en est rien. Leur déploiement est non seulement varié selon les territoires, mais il connaît également une forte diversification géographique en fonction de leurs intensités et de leurs calendriers. Si bien que, contrairement aux idées reçues, il n’y a aucune convergence démographique selon les pays, ni donc de mondialisation en démographie. Les études prospectives laissent même entrevoir des divergences accrues.
Pour le démontrer, cet ouvrage propose une étude fine et totalement renouvelée de la géographie des populations du monde, en expliquant clairement les grands concepts, en analysant les dynamiques locales et en présentant les scénarios du futur.
Un ouvrage assorti de nombreuses figures originales et d’un cahier cartographique présentant les grands indicateurs à l’échelle mondiale.
. L. Chamontin, "Ukraine et Russie : pour comprendre"
. A. Degans, "Réussite aux concours 2018 ! La synthèse de l’actualité internationale 2017"
. G-F Dumont, P. Verluise, "The Geopolitics of Europe : From the Atlantic to the Urals"
[1] Poquelin, Jean-Baptiste, dit Molière : Les précieuses ridicules, scène X, 1659.
[2] Territoires administratifs au niveau géographique comparable aux provinces en Italie et en Espagne, aux Kreise en Allemagne, aux comtés aux États-Unis.
[3] La décentralisation se définit comme un transfert de compétences de l’État aux collectivités territoriales (communes, départements et régions depuis 1982). Les termes « collectivités locales » ou « collectivités territoriales » sont équivalents, le second étant le plus souvent employé à la place du premier depuis la décentralisation de 1982.
[4] Thoenig Jean-Claude, Duran, Patrice, « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de science politique, 46e année, n° 4, 1996.
[5] La revue de Paris, 15 décembre 1910 (numéro de novembre-décembre).
[6] Dénommé président du Conseil départemental depuis 2015.
[7] Rapport d’information fait au nom de la Commission des lois... sur la clarification des compétences des collectivités territoriales en conclusion des travaux d’une mission présidée par Jean-Luc Warsmann, Assemblée nationale, octobre 2008.
[8] La conduite par l’Etat de la décentralisation, Cour des comptes, octobre 2009. /
[9] Comme celles détaillant la réglementation de nombreux schémas onéreux et chronophages, mais peu opérationnels ; cf. Dumont, Gérard-François, « Favoriser une meilleure gouvernance des territoires”, dans : Allain, Joël, Goldman, Philippe, Saulnier, Jean-Pierre, De la prospective à l’action, Quand un territoire se prend en main, Bourges, Apors Éditions, 2016.
[10] Dumont, Gérard-François, Les territoires français : diagnostic et gouvernance, Paris, Armand Colin, collection « U », 2018.
[11] Gorge, Jean-Pierre, « Chartres : une ville qui se développe en baissant les impôts », dans : Godet, Michel, Lebaube, Alain, Ratte, Philippe, La France des bonnes nouvelles, Paris, éditions Odile Jaco, 2012.
[12] Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Éditions Ellipses, 2004.
[13] Loi de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010 ; loi Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam) du 27 janvier 2014 ; loi relative à la délimitation des régions du 16 janvier 2015 ; loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi NOTRe) du 7 août 2015 et loi relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain du 28 février 2017 ; cf. Dumont, Gérard-François, « Les réformes territoriales en France, quel diagnostic ? », Fondation Res Publica, n° 93, 28 septembre 2015.
[14] Torre, André, Bourdin, Sébastien (direction), Big-bang territorial, Paris, Armand Colin, 2015.
[15] Dumont, Gérard-François, « Territoires : face à une révolution inédite, quelles identités, quelle gouvernance ? », Parole publique, mars 2018.
[16] Cette modernisation n’a pas concerné la région Île-de-France dans une situation réglementaire différente.
[17] Ceci est un des éléments explicatifs d’une fécondité en France nettement supérieure à la fécondité moyenne de l’UE ; cf. Dumont, Gérard-François, « Quelle géographie de la fécondité en Europe ?”, Population & Avenir, n° 736, janvier-février 2018.
[18] Dumont, Gérard-François, « Territoires : le modèle « centre-périphérie » désuet ? », Outre-Terre, n° 51, 2017.
[19] Dumont, Gérard-François, Les territoires français : diagnostic et gouvernance, Paris, Armand Colin, 2018.
[20] Dont le piment dont la production allait disparaître a acquis une notoriété internationale ; cf. Darraidou, André, « Espelette, une histoire qui ne manque pas de piment », dans : Impertinences 2011, Paris, La Documentation française, 2012.
[21] Dumont, Gérard-François, « La France des marges et l’indispensable attractivité des territoires », dans : Woessner, Raymond, La France des marges, Paris, Atlande, 2016.
[22] Dumont, Gérard-François, « L’optimum régional ou le sexe des anges », Pouvoirs locaux, n° 70, 2006
[23] Cf. Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Éditions Ellipses, 2004.
[24] Comme la loi Administration Territoriale de la République du 6 février 1992, dans la mesure où elle affirme avec force le rôle primordial du préfet ou la loi de 1995 sur l’aménagement et le développement du territoire qui instaure notamment la formule de la directive territoriale d’aménagement (DTA) qui limite géographiquement les compétences précédemment acquises par les collectivités territoriales ; s’ajoute la suppression des parts régionale et départementale de la taxe foncière sur les propriétés bâties par l’article 53 de la loi de finances pour 1993, ce qui restreint l’autonomie des régions et des départements en matière fiscale .
[25] La mise en œuvre des 35 heures hebdomadaires de travail à la place des 39 heures donne lieu à des baisses partielles de charges dans les entreprises privées mais non dans la fonction publique territoriale.
[26] Par exemple, le préfet valide les périmètres des intercommunalités dans le cadre aussi bien des créations ou des modifications que des extensions.
[27] Le Monde, 15 septembre 1999.
[28] 12 juillet 2001.
[29] Sans oublier l’attitude hypocrite de l’État sur les contrats de plan, qu’il n’a guère respectés.
[30] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2016.
[31] En 2014, les données sont les suivantes : le déficit public de la France au sens de Maastricht s’établit à 84,8 milliards d’euros (Insee première, n° 1548, mai 2015) soit 4,0 % du PIB, un point au-dessus de la règle fixée. L’endettement des collectivités territoriales (Plus précisément des « administrations publiques locales ») ne représente que 9,5 % de la totalité de la dette publique.
[32] Même si, dans le passé, la question a été débattue ; cf. Dumont, Gérard-François, « L’optimum régional ou le sexe des anges », Pouvoirs locaux, n° 70, 2006. En revanche, en 2014, nombre de journalistes parisiens se montraient favorables au projet de fusion des régions, présenté par la Président de la République François Hollande, en déclarant en off : « Pour une fois que le gouvernement fait une réforme, on ne va pas le gêner… ».
[33] En 2016 ; cf. BIS, n° 118, octobre 2017.
[34] Dumont, Gérard-François, « Dix questions sur la nouvelle délimitation des régions », dans : Torre, André, Bourdin, Sébastien (direction), Big bang territorial, Paris, Armand Colin, 2015.
[35] Dumont, Gérard-François, « Régions françaises : des géants géographiques aux attributions minuscules », Les analyses de Population & Avenir, décembre 2015.
[36] Ce qui, en Allemagne, exigerait un référendum selon la loi fondamentale (constitution) de l’Allemagne de 1949.
[37] Dès nos auditions au parlement : Audition de Dumont, Gérard-François du 26 juin 2014, dans : Delebarre, Michel, « Rapport fait au nom de la Commission spéciale su le projet de loi relatif à la délimitation des régions », Sénat, n° 658, 26 juin 2014 ; Audition de Dumont, Gérard-François du 4 juin 2014 à l’Assemblée nationale, dans : Boudié, Florent, « Avis fait au nom de la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, adopté par le Sénat, après engagement de la procédure accélérée, relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral (n° 2 100) », Assemblée nationale, n° 2 106, 8 juillet 2014.
[38] « Les coûts des fusions des régions dérapent », Les Échos, 6 février 2018.
[39] Florent, Luc, « La place des régions françaises dans l’Union européenne : améliorée ou détériorée avec la suppression de 9 d’entre elles ? », Population & Avenir, n° 721, janvier-février 2015.
[40] Selon l’adjectif utilisé dans un communiqué de l’Association des maires de France et des Présidents d’intercommunalité,(AMF), 25 février 2017.
[41] Au sens du populisme mainstream précisé par Alain Minc dans Un humble calcavade dans le monde de main, Paris, Grasset, 2018.
[42] Callois, Jean-Marc, « Le citoyen, grand oublié des réformes territoriales », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017.
[43] Notons que cette mesure n’était pas non plus socialement justifiée, puisque près de la moitié des habitants en étaient déjà exonérés compte tenu de leur revenu.
[44] En conséquence, les communes qui ont fait l’effort de contenir le taux de leur taxe d’habitation, donc de cet important impôt local, les années précédentes sont définitivement pénalisées et celles qui ont augmenté leur taux sont, en quelque sorte, félicités, car durablement récompensées !
[45] Ceci peut par exemple être illustré par le fait que l’État a réduit, en quelques années de la période 2010-2016, la dotation globale de fonctionnement (DGF) versée annuellement aux collectivités territoriales de 40 milliards à un peu moins de 30 milliards. La commande publique est passée de 100 milliards en 2012 à moins de 70 milliards en 2016. Les collectivités territoriales ont dû limiter leurs dépenses d’intervention et d’investissement.
[46] Ce traité précise, dans son article 5, que « pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet ». Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe a fini par dénoncer cette violation dans son rapport « La démocratie locale et régionale en France. », mars 2016, point 208.
[47] Cette étude fait référence au texte paru en langue italienne sous le titre « Devoluzione addio ! Lo Stato Francese riaccentra » dans la revue Limes, revista italiana di geopolitica, Rome, 2018, n° 3, ISSN 2465-1494.
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