Géopolitique des fondations philanthropiques américaines

Par Nicolas TRUFFINET, le 21 juillet 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplômé de l’université Paris I (centre de recherche d’histoire nord-américaine) et de l’université de Cardiff

Manque de transparence de la part des acteurs eux-mêmes ou d’intérêt chez les journalistes et les universitaires, l’action internationale des fondations philanthropiques reste largement méconnue. Celles-ci sont pourtant extrêmement présentes, notamment dans les pays en développement, où elles engagent chaque année des dépenses importantes. Le budget de la fondation Gates, par exemple, équivaut à cinq fois celui de l’Unesco. Cet article présente principalement les fondations philanthropiques dont le siège se trouve aux Etats-Unis.

Si les fondations privilégient en général des programmes de santé publique ou de développement relativement consensuels, elles n’en exercent pas moins une influence géopolitique réelle. L’exemple des fondations Soros en Europe de l’est apparaît, à ce titre, significatif.

ON FAIT généralement remonter la naissance de la philanthropie moderne au tournant du vingtième siècle, au moment où les Rockefeller et Carnegie délaissent les affaires pour la charité. Celle-ci se veut alors « scientifique », par opposition aux aumônes des dames patronnesses. Changement d’échelle et de méthode : leur immense fortune leur permet de mettre en œuvre des programmes d’une grande ampleur, qui s’étendent rapidement au-delà du territoire national.

Les origines

La philanthropie américaine acquiert ainsi une dimension internationale : la première campagne menée hors du pays vise à l’éradication de l’ankylostomiase en Amérique centrale suite au succès de l’entreprise dans le sud des Etats-Unis. Pendant la Première Guerre mondiale, la fondation Rockefeller est présente en Europe pour lutter contre les ravages opérés par la tuberculose puis la fièvre jaune. « En Europe » est inexact : les fondations n’interviennent alors que du côté des alliés des Etats-Unis. Entre la mission humaniste et humanitaire et la contribution à l’effort de guerre, la frontière est ténue. Et l’on décèle dès 1917 les origines d’une philanthropie agent de politique étrangère, voire simple sous-traitance de cette dernière. Pendant l’entre-deux guerres les fondations américaines offrent des bourses pour permettre à des étudiants de voyager à l’étranger ou à des étudiants étrangers de séjourner aux Etats-Unis [1]. L’initiative, visant à créer des liens entre des jeunes gens de différents pays, reflète le désir d’une paix durable qui caractérise la fin des années 1920 et peut s’apparenter, à ce titre, à des entreprises comme la création d’auberges de jeunesse en Europe par Marc Sangnier.

Avec la Guerre froide (1947-1990), la philanthropie américaine commence à développer plus systématiquement des programmes de type géopolitique. La fondation Ford, dirigée à présent par un ancien administrateur du plan Marshall Paul Hoffman, mène alors une politique culturelle à destination du public européen. C’est à la fondation qu’on doit notamment Perspective USA, dont le premier numéro, sorti en octobre 1952, se voit publié en anglais, français, italien et espagnol [2]. Bénéficiant de la collaboration d’écrivains reconnus (américains, comme Tennesse William ou William Faulkner, français, tels Thierry Maulnier et Roger Caillois), la revue s’apparente indéniablement à un élément de soft power. Il s’agit en effet de donner de la culture américaine une image ouverte et souriante, via des contributions littéraires de qualité et un traitement généralement progressiste des sujets de société, plus à même croit-on de séduire le public intellectuel européen. En termes de ventes, l’entreprise se solde vite par un échec.

Les années 2000

Qu’en est-il à présent ? Le moins qu’on puisse dire est que la politique est rarement mise en avant par la philanthropie, qui rechigne en général à s’aventurer au-delà de formules convenues sur les bienfaits de la démocratie et revendique autant que possible son caractère non partisan, ou bipartisan dans le contexte des débats de politique intérieure. Il existe bien quelques cas particuliers : United Jewish Community Israël par exemple, qui s’attache à assurer la jonction entre Juifs d’Israël et des Etats-Unis, par le biais d’un lobbying intensif, l’organisation de voyages et la mise sur pied de programmes d’aide aux reconstructions à la suite d’attentats ou combats meurtriers. Voilà qui reste de l’ordre de l’exception. La philanthropie, par définition, se veut le lieu du consensus, où l’on évite avec soin d’aborder sujets qui fâchent et motifs à polémique.

On se tromperait pourtant en disant que les fondations se désintéressent de ces questions. Leur implication en Serbie lors des manifestations anti-Milosevic, par exemple, est attestée, comme plus tard à l’occasion des révolutions (des roses, des tulipes, orange) dans les pays ex-communistes. Dans les trois cas, le déroulement est le même : un pouvoir corrompu et peu démocratique, mais fragile et incapable de s’opposer au déroulement des élections, doit user de fraudes pour se maintenir. Les pays occidentaux mettent alors en place un monitoring, c’est-à-dire un système de surveillance de l’ensemble du processus électoral afin que celui-ci se déroule de façon libre et transparente. Des mouvements locaux et des organisations internationales y prennent part, comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui envoie des centaines d’observateurs, mais aussi des organisations non gouvernementales étrangères, comme le National Democratic Institute (NDI) ou l’International Republican Institute (IRI). Ces deux fondations partisanes américaines (la NDI est présidée par Mme Madeleine Albright) aident financièrement et techniquement les organisations locales et les partis politiques à s’organiser, à surveiller le scrutin et à mettre en place les conditions d’un mouvement populaire pour défendre la victoire acquise par les urnes [3]. La fraude démontrée, une forte opposition populaire se fait jour, initiée par un ou plusieurs mouvements de résistance, à l’image d’Otpor (Résistance) en Serbie, dont s’inspireront pour une large part les opposants géorgiens et ukrainiens. Ici intervient à nouveau la politique étrangère américaine : d’abord en ce qu’elle théorise ces méthodes inédites de révolution pacifique et non-violente : From Dictatorship to Democracy : a Conceptual Framework for Liberation, manuel de lutte non-violente écrit par Gene Sharp dix ans auparavant à l’occasion du renversement des régimes communistes, fait figure de manifeste, pour les membres d’Otpor. Et quand ces derniers organisent des stages de formation à l’action non-violente à destination des révolutionnaires géorgiens ou ukrainiens, la Freedom House, une ONG américaine, ainsi que l’OSI, sont là pour financer l’initiative.

L’Open Society Institute (OSI)

Contrairement à bien des hommes d’affaires philanthropes, ces deux carrières chez George Soros se sont moins succédées qu’elles ne coexistent depuis déjà trois décennies : dès les années 1970, Soros apporte son soutien à A. Sakharov, finance les opposants à l’Apartheid en Afrique du Sud, au régime communiste dans les pays d’Europe de l’est. Il finance Radio Free Europe/Radio Liberty, instrument de la CIA depuis sa création en 1949 et qui joue un rôle significatif dans l’effondrement du communisme à la fin des années 1980. Enfin, en 1984, il créé sa première fondation à Budapest (Hongrie). D’autres suivent, en Europe de l’est, ailleurs, que viendra compléter l’OSI, créée a posteriori pour coordonner des institutions jusque là dispersées. Chaque organisme garde toutefois son autonomie, dirigé par un conseil d’administration qui détermine localement ses priorités et programmes. Quelques grandes orientations peuvent être distinguées : certaines missions relèvent de la philanthropie traditionnelle, à l’image de la lutte contre les violences faites aux enfants ou le financement de bibliothèques pour les aider à maintenir leurs activités. D’autres activités sont plus directement politiques, axées sur la démocratie et les droits de l’homme (lutte contre la corruption et les atteintes aux droits), la promotion de l’économie de marché et du libéralisme, de médias indépendants et, dès le début des années 1990, l’entrée dans l’Union européenne. Précisons tout de même que cette organisation n’est pas issue de rien : c’est à partir de réseaux déjà constitués que Soros se lance dans la philanthropie au moment où les fondations traditionnelles se désengagent et restreignent leurs financements. Il s’agit pour lui de « reprendre et restructurer les restes exsangues de la vieille diplomatie culturelle de la guerre froide pour en faire une puissante multinationale philanthropique » [4]. Le financier va jusqu’à reprendre une petite fondation héritée de la guerre froide : la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne (FEIE) [5], traversant des difficultés financières mais disposant d’un réseau de contacts intellectuels en Europe de l’est.

Une attention particulière est portée à l’éducation, à la formation des leaders et décideurs à venir. L’université d’Europe centrale (CEU) à Budapest, fondée par l’OSI en 1991, en offre un exemple intéressant, qui vise à former un nouveau corps de dirigeants en Europe centrale [6]. Il s’agissait alors, au moment de l’écroulement du bloc de l’Est, de « former des privatiseurs et des démocratiseurs », de faire surgir des éléments modernisateurs de l’administration socialiste et des dissidents de l’opposition une nouvelle génération de gouvernants. La formation ne consiste pas seulement en un apprentissage technique, l’acquisition de compétences économiques. Elle a vocation à inculquer un état d’esprit, les rudiments du libéralisme et de l’économie de marché. La banque mondiale est très présente, dès la création de la CEU, qui met en place des séminaires et organise des conférences consacrées aux questions les plus sensibles du moment, les privatisations en premier lieu. Un étudiant à la CEU se voit ainsi proposé un voyage aux Etats-Unis, des conférences et séminaires donnés par les économistes et politiques en pointe du moment, éventuellement un stage à l’ONU, au FMI ou à la Banque mondiale.

Quelle indépendance ?

Une question récurrente est de savoir dans quelle mesure ces fondations sont indépendantes, dans quelle mesure elles agissent en liaison avec les autorités américaines. Dans le cas du National Endowment for Democracy (NED), l’hésitation n’est pas permise. L’institution fut fondée en 1983 à l’initiative du Président Ronald Reagan et son statut de fondation privée ne peut faire illusion : l’essentiel de ses fonds provient du Département d’Etat et le Congrès est chargé chaque année de voter le financement la reconduction des subventions. « Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui, la CIA le faisait clandestinement il y a vingt-cinq ans », affirme dans un entretien au Washington Post Allen Weinstein, historien et premier président de cette fondation [7]. De fait, il est frappant de constater combien les réalisations de la NED depuis vingt-cinq ans épousent les vues de la politique étrangère américaine : financement des anti-sandinistes au Nicaragua puis contribution à la victoire de Violeta Chamorro en 1990, aide à Solidarnosc, soutien constant aux anticastristes, la liste est longue d’activités où la fondation NED a agi en fidèle exécutante des politiques gouvernementales.

Il parait difficile cependant de généraliser à partir d’un cas notoirement très à part. Les fondations qui officient dans les relations internationales sont multiples et présentent entre elles des différences importantes. Entre la NED, dont les liens institutionnels avec le gouvernement sont connus, d’autres fondations qui ont obtenu de manière plus occasionnelle des financements de la part du CIA au cours de la Guerre froide, d’autres enfin qui revendiquent leur totale indépendance et mènent des actions qui ne concordent pas nécessairement avec les plans de l’exécutif, voire embarrassent ce dernier, il y aurait matière à établir une typologie plus fine de l’ensemble de ces organisations. Toutes doivent cependant relever le même défi : trouver une légitimité aujourd’hui contestée (les critiques parlent parfois de « légitimité du billet de banque », par opposition à celle du bulletin de vote), leur action se prêtant nécessairement au reproche de l’ingérence.

Au-delà du cas des Etats-Unis, il serait intéressant de développer une géopolitique des fondations philanthropiques d’autres puissances ou pays émergents. En matière de dons, rien n’est gratuit.

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[1Yves-Henri Nouailhat, Les Etats-Unis et le monde au 20ème siècle, Paris, Armand Colin, 1997.

[2Ludovic Tournès, « La politique culturelle de la Ford. Les éditions Intercultural Publications (1952-1959) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°76, oct.-déc. 2002.

[3Régis Genté, Laurent Rouy, « Dans l’ombre des révolutions spontanées », Le Monde diplomatique, janvier 2005.

[4Nicolas Guilhot, Financiers philanthropes : sociologie de Wall Street, Paris, Liber-Raisons d’agir, 2006, p.158

[5Issue du Congrès de la liberté de la culture, en 1956, la fondation est créée pour soutenir les intellectuels « non-conformistes », marxistes mais critiques vis-à-vis de la soviétisation des pays de l’est, au moyen de bourses ou en leur faisant parvenir des ouvrages de sciences sociales introuvables de ce côté-ci du rideau de fer.

[6Nicolas Guilhot, op. cit.

[7Hernando Calvo Ospina, « Quand une respectable fondation prend le relais de la CIA », Le Monde diplomatique, juillet 2007.

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