Quelle est l’influence de la musique pop sur les rapports géopolitiques actuels, et pourquoi les représente-t-elle si bien ? Voici un sujet créatif et instructif. Ce texte est né d’un exposé réalisé dans le cours de géographie politique de Pierre Verluise dans le cadre du MRIAE de l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris-I).
LA CULTURE DE MASSE dite « pop », abréviation de popular art, est l’expression de tout ce qui est diffusé par l’image, par le son et par les médias (journaux, télévision, cinéma, publicité, internet) et qui a pour objectif de susciter le plus grand intérêt populaire possible. Depuis les années 1930, tous les modes et les styles artistiques se commercialisent comme des produits comestibles, soumis à un système industriel de consommation et à un contexte sociologique national. La musique pop s’enrichit depuis lors de multiples courants musicaux. Du rock à la cold-wave, du progressif à l’alternatif, du punk au shoegaze, de la motown à l’électro, elle englobe la musique multi-média développée depuis qu’elle fut rendue possible par des innovations technologiques comme la création de la radio puis du vinyle.
C’est dire, d’une part, que la musique pop n’existe pas sans un contexte technologique et économique, et d’autre part qu’elle a une influence culturelle indéniable. Toutefois, il ne s’agit pas d’un « soft power » classique, pour reprendre le terme de J. Nye, car l’État, s’il souhaite accroître son magistère culturel hors des limites de son territoire, ne peut guère décider de façon unilatérale de la méthode de production ou d’expansion. En vérité, la musique pop met aux prises les politiques culturelles d’un État, les objectifs de production des labels (majors ou indépendants) et l’état d’un marché de production de biens et services. A partir de relations de forces politiques, financières, à partir de la mobilisation d’une industrie nationale dans la recherche des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’attrait culturel de la pop peut s’exercer.
La musique pop est donc à la fois l’aune à partir de laquelle peuvent s’évaluer les velléités « impérialistes » d’un État et un viatique privilégié de ces mêmes velléités. La musique pop représente les rapports de forces géopolitiques des puissances mondiales autant qu’elle les influence : elle est performative, dans tous les sens du terme. Aussi convient-il de se demander quelle est l’influence de la musique pop sur les rapports géopolitiques actuels, et pourquoi les représente-t-elle si bien ?
Les imaginaires collectifs nous ont légué une conception mythique de la naissance de la pop. Entre artistes rebelles, bravoure musicale, innovation débridée, émulation des années 1960, la pop accole d’emblée son image à l’héroïsme de la jeunesse, à la ferveur d’une revendication libertaire. Il n’en est évidemment rien. Ces représentations communes témoignent de l’étonnant pouvoir d’un courant musical dont la puissance évocatrice vient masquer les acteurs qui oeuvrent derrière elle. Et pour effacer sa contingence, donc préserver son influence de toutes contestations, ostraciser les facteurs qui l’ont sans cesse conditionnée. Quels sont les facteurs essentiels de son apparition ?
Le premier est simple : c’est l’innovation technique. Contrairement à l’idée reçue, les outils de la pop remontent à bien avant la Seconde Guerre mondiale, et participent d’une inégalité de fait entre différents territoires. Le disque vinyle en premier lieu, fut développé à partir de 1922, dans sa forme 33 tours. Quant aux 45 tours, il faut attendre l’après-guerre. De facto, la pop devient un art du succin et ancré dans un contexte de communication. Les techniques du son, notamment le développement de la stéréo contribuent également à la force de séduction de la pop. Il n’est pas anodin que l’album considéré comme l’une des premières œuvres de musique pop fut Pet Sounds, des Beach Boys, en 1965, qui fut proposé en deux versions : l’une mono et l’autre, stéréo, ce qui était inédit.
Ces quelques exemples illustrent le fait que ce sont en premier lieu les critères techniques qui déterminent la production de la pop. Et ceux-ci renvoient à un contexte géoéconomique. Pour produire des vinyles, il faut avoir accès au pétrole. Mais il faut aussi qu’une structure de marché particulière se soit mise en place. Il s’agit au départ de monopoles, qui ont le contrôle de la filière de production : on les appelle les majors. Ces compagnies sont appelées ainsi parce que le disque n’est qu’une branche de leurs activités, et elles existent en parallèle de plus petites compagnies, « les labels indépendants ». « Les majors maîtrisent sur un réseau international et un axe vertical, toutes les étapes de production de la musique, de l’étude du son, jusqu’à la possession d’une écurie d’artistes maisons » nous dit Barbara Lebrun. Aux côtés des majors Columbia et EMI, toutes deux venues du cinéma, Decca fut la première entreprise à se consacrer uniquement à la production, à la commercialisation et à la promotion de ses artistes. Elle contribue à créer le « star-system ». Si la culture pop se veut comme une contre-culture, elle ne soutient pourtant pas les labels indépendants qui s’estiment dissidents d’un marché monopolistique : en témoigne l’attitude des D. Bowie ou des Beatles, qui signent avec Warner ou EMI.
La raison du succès de la pop n’est pas réductible à l’instauration d’une structure de marché. L’État accompagne la structuration des marchés, d’une part en la finançant, d’autre part en la promouvant. En France, l’Office de Radiodiffusion-télévision française (ORTF) instaure en 1964 le Hit-Parade, dans le registre des variétés. Les tenants de la contre-culture s’organisent en revues critiques. Le courant représentatif de cet état d’esprit est le courant psychédélique, dont le lieu emblématique fut Abbey Road, entre les années 1967 et 1972. Abbey Road qui est principalement subventionné par l’État britannique. Les radios pirates furent interdites en raison du non-respect des modes de production du marché, car produites et diffusées par des organes indépendants, où l’État ne pouvait gagner aucun revenu (sur les ventes et les évènements) et aucun crédit, mais en aucun cas pour leur musique. Si, plus tard, le punk développe l’idée d’une pop anarchiste, il n’en demeure pas moins que les scandales seront vite pardonnés au vu des externalités positives qu’ils généraient à Londres : hausse considérable du tourisme, et présence médiatique forte dans le monde entier.
Ce sont donc des critères politiques et économiques qui ont ouvert la voie à la musique pop. Cela revient à dire qu’en dernier ressort, c’est la permissivité de l’État, sur les plans économique et culturel qui est la condition absolue de son développement. Or, il apparaît que, dans le contexte de Guerre froide (1947-1990), la musique pop a été un enjeu idéologique de poids.
La pop est le visage d’un libéralisme culturel et économique affirmé. Son berceau est naturellement le bloc ouest, avec un net avantage pour le Royaume Uni et les Etats-Unis, et les zones urbaines. Les pouvoirs en place prennent en compte le pouvoir économique des industries culturelles et de l’art comme expression sociale, dès le début des années 1970. De 1964 à 1979, le gouvernement britannique, travailliste, encourageait par exemple la création de coopératives de travail, sous tutelle financière de l’Etat. Il existe toutefois une disparité de fait : à l’intérieur même du bloc ouest, des rapports centre-périphéries s’instaurent : les grands studios (Sun, Abbey, Versailles) sont en ville, où grouille le bouillon de culture pop théoriquement contestataire.
Il est doublé d’un antagonisme évident avec l’est. La géopolitique de la pop est celle des frontières. Car c’est dans ces interfaces que se jouent l’essentiel des échanges entre une zone libérale, et une zone socialiste, où les habitants sont charmés par cette musique. Deux exemples sont éclairants. La première interface, c’est celle de Berlin est. Durant sa première période berlinoise, D. Bowie, qui rencontre Iggy Pop et Lou Reed et forme le « cercle de Berlin » passe à l’est : il fera pendant un mois la rencontre d’un espace partagé entre l’interdit et la totale séduction vis-à-vis de la pop occidentale. Son témoignage est précieux en ce qu’il dévoile que, dans l’intimité, c’est l’ouest qui tourne sur les platines. La pop appartient à l’espace intime, elle renforce une guerre tue à défaut d’être silencieuse.
L’autre exemple est celui du Vietnam. D’une part, pendant la guerre du Vietnam, en plein chamboulement rock, les habitants (urbains) ont pu entendre les dernières nouveautés américaines (Doors ou J. Hendrix, pour les plus célèbres). D’autre part, de nombreuses recherches ont pu mettre à la lumière l’existence d’une production locale, en particulier due à une forte diaspora chinoise, exilée de son pays, car ne correspondant pas aux canons de la révolution culturelle prônée jusqu’au milieu des années 1970. Un récent album de musique électronique compile quelques pièces de ce qui fut un âge d’or avorté, rencontre entre un système harmonique asiatique traditionnel et les stigmates de la présence américaine (Onra, Chinoiseries).
Par sa puissance, qui s’étend jusqu’à des cadres très intimes, l’hégémonie pop-ouest attire. Il faudrait cependant se garder de tronquer la complexité de la production pop en contexte socialiste. Le paradigme centre-périphérie semble pertinent pour rendre compte de la situation de la pop à l’est. Dans un étude sur le système culturel socialiste, Zhuk, nous dit qu’à partir de L. Brejnev, la création par la pop d’un « occident imaginaire » diffère selon la situation géographique du lieu. Si les principaux organes d’éducation idéologiques (comme l’organisation de jeunesse communistes Komsomol, le Parti, les syndicats) et de surveillance (KGB) n’ont ni su prévenir ni su contenir « l’influence pestilentielle de l’Occident », c’est en partie parce que le lieu où s’exerça la puissance de la pop furent les villes où la jeunesse et les cadres se formaient. Ainsi, paradoxalement, dans la ville de Dniepropetrovsk (sud-est de l’Ukraine), dont le rôle affirmé était de forger les hauts cadres du pouvoir soviétiques, à commencer par L. Brejnev, jusqu’au premier ministre ukrainien Ioulia Timochenko en passant par l’ex-président Léonid Koutchma, cette ville à forte concentration de nomenklatura était un haut lieu de la pop : il s’agit du lieu d’échange de vinyle le plus couru après Moscou !
En outre, il existait à l’est des recherches musicales, tantôt patriotiques (et permises par le parti), tantôt dissidentes, tantôt novatrices. Patriotiques : puisque le rock pouvait être populaire, et tant qu’il n’était pas considéré comme la manifestation d’un « nationalisme bourgeois », il était encouragé dans le tissu associatif des Komsomol. Dissidentes : car les années 1970 marquent l’envol de la religiosité populaire, y compris parmi les fans du rock, stimulée en particulier par le succès de l’opéra rock « Jesus Christ Super Star », d’ Andrew Lloyd Webber. La « consommation anti-soviétique de produits de culture religieuse » (d’après une définition d’un officier du KGB de cette ville) était facilitée par des groupes baptistes, dont certains étaient tolérés ! Enfin novatrices : Bowie lui-même le dira, lorsqu’il reviendra pour sa période berlinoise telle qu’on l’entend aujourd’hui entre 1974 et 1977, où il écrira les albums Heroes et Low : le berceau de la musique électronique est Berlin est. Conjointement au Krautrock se développe une musique rationnelle, régulière et numérique, autour d’une idéologie de la réunification de l’Europe, hors des émotions et des rejets humains. L’acte de naissance le plus évident est le Trans Europe Express, de Kraftwerk, dont les premiers mots répétés à l’infini sont : « Europe Endless ». C’est là le berceau de toute la musique électronique, de la techno (qui prend de la maturité à Atlanta) à l’ambiant (que Brian Eno développe dans sa « factory » de Berlin).
Le socialisme ne subit donc pas unilatéralement l’hégémonie pop anglo-saxonne : il la renie simplement, car elle s’accompagne d’une structure de marché libérale qu’elle ne peut se permettre sous peine de détruire le fil ténu de la coercition soviétique. Mais du côté du bloc ouest, le marché des labels connaît tout au long des années 1970 et 1980 des bouleversements importants, qui en nuancent la prépondérance et ouvrent les perspectives.
La crise de 1973 est le point de départ de ces bouleversements. L’augmentation soudaine du prix du pétrole, et donc du coût de fabrication des vinyles, fragilise les majors. Elles décident alors de se fractionner selon la structure des labels indépendants, qui disposent d’équipes d’ingénieurs non interchangeables. Par ailleurs, le discours à vocation indépendante de certains producteurs fut soutenu par la reprise économique qui suivit la crise. Comme le rappelle B. Lebrun : « Le ralenti dans l’économie du disque ne fut que provisoire, puisque la concurrence entre majors déboucha sur une baisse des prix qui relança progressivement la consommation. » Dès 1976-1977, les ventes de disques rattrapaient le taux de 1973, et 1978 fut l’acmé de ventes en volume, jamais égalé depuis : il atteint 1, 85 milliards de disques vendus dans le monde.
Cette augmentation générale ne doit pas masquer la fragmentation interne du marché du bloc de l’ouest. C’est durant les années 1970 qu’apparaissent les discours néo-marxistes, qui reprennent les discours développés dans les années 1930 par Adorno et l’école de Francfort. S’y expriment la peur d’une standardisation des biens culturels. Ils se définissent en « résistance » contre ce « monopole protéiforme culturel », pour reprendre les termes du maître de Francfort, et prônent l’enregistrement des courants comme le punk mais aussi le rock progressif, dont le format empêche toute radiodiffusion. En 1973, les labels indépendants représentent 47 % des parts de marchés de l’industrie du disque. En 2011, ils n’en représentent plus que 10 à 13 %. C’est en 1975 que leur nombre culmine : il redescendra rapidement. Les plus célèbres sont, pour les britanniques : Rough Trade et Play It Again Sam, pour la France, qui profite de l’élan de son voisin, Bondage et Amplificator.
Au-delà de cette contestation néo-marxiste qui gagne l’ouest au moment du contrecoup de la crise, les années 1980 développent un nouveau paradigme des luttes de puissances en place. M. Gorbatchev essaie après 89, de contrôler les « organes de pédagogie » soviétiques. Or, pour la période 1980-1990, six compagnies détiennent à elles seules 90 % du marché du disque dans le monde : BMG (Allemagne de l’ouest), EMI (GB), PolyGram/Philips (Pays-Bas), Sony (Japon), Time/Warner (Etats-Unis) et Universal (Etats-Unis). On voit bien se dessiner les pôles de la Triade, et s’esquisser un clivage Nord/Sud, par anticipation aux thèses « post-guerre froide » des années 1990.
Ainsi, par l’intermédiaire de l’étude de la structure du marché, on observe que si la puissance historique est à l’ouest et plus particulièrement au Royaume-Uni, le bloc pop ouest ne fut pas si uni face à un est à la traîne et séduit. Cette courte étude historique du phénomène pop permet de montrer qu’elle fut le visage révélateur des rapports de puissance et d’attraction qui s’opéraient d’un point de vue économique et culturel, tout autant que le viatique. Mais ce qu’elle ne permet pas d’élucider, c’est pourquoi le bloc est fut si réfractaire à la pop. Le fait essentiel est peut-être que la pop instaure un modèle particulier de communication et de partage de l’information, donne médiatique primordiale de la puissance géopolitique internationale d’un État dans les années R. Reagan (1981-1989).
En premier lieu, il y eut l’interpénétration des marchés des labels et de l’audiovisuel au cours des années 1970, qui vint constituer des géants, acteurs privés et dont l’État ne peut contrôler que le caractère licite, tant moralement que financièrement. La stratégie introduite par Warner au cours des années 1970 fut de construire « des organisations multidivisionnelles par lesquelles les firmes deviennent des « fédérations de labels ». Ainsi la division musique de Warner-Bros rachète successivement trois des labels indépendants les plus innovants : Atlantic, Electra et Asylum. La découverte de talents est donc externalisée puisque les labels achetés gardent une autonomie stratégique mais sont toujours rattachés à la maison mère. Parallèlement, elle devient la société de production cinématographique et de tournages la plus riche des États-Unis. En 2009, nous nous retrouvons en quelques sorte dans la même configuration qu’au début des années 1950. 4 Majors se partagent 80% du marché de la musique enregistrée (en valeur) et accaparent presque toutes les places des tops 50.
En second lieu, des canaux audiovisuels se développent, qui véhiculent le son et l’image, les accolent. La chaîne MTV est lancée le 1er août 1981. Elle diffuse immédiatement, tant des milieux qui s’estiment underground et marginaux tels que le hip-hop et le rap que ceux de l’avant-garde, qu’elle soit américaine (Talking Heads...) ou continentale (Brian Eno). Elle subira à partir de 1995 un infléchissement dance de son contenu, plus commerciale. Mais durant les 1980, la chaîne pop, internationale, est un vecteur inédit de revendications identitaires et de recherches fiévreuses. Cette chaîne américaine vient asseoir durablement la domination des Etats-Unis sur le champ de la pop, paradoxalement plus revendicateur et désabusé que jamais : alter-mondialiste avec la world, internationaliste avec la wave, désespéré avec les déclinaisons rocks, humoristique et auto-critique avec l’avant-garde et ses synthés. Elle vient associer irrémédiablement dans l’imaginaire collectif l’imagerie américaine et la pop. La première image diffusée par la chaîne représente fidèlement la teneur de son programme : on y voit un cosmonaute planter le drapeau aux couleurs de MTV sur la lune. Elle montre tout le paradoxe de son positionnement : elle tourne en dérision un événement fondamental de l’histoire moderne américaine, tout en s’y référant, et ainsi, le renforce dans l’imaginaire collectif. Cette image subvertit le patriotisme tout autant qu’elle le renforce.
La pop vient ainsi renforcer certains courants idéologiques, à l’ordre du jour sur l’agenda médiatique : l’alter mondialisme patent des débuts des années 1980 et l’ « African Trend » américaine en sont l’exemple. De par les activités critiques et l’interpénétration financière des champs médiatiques et musicaux, il existe indéniablement un lien structurel entre eux. Et la pop a construit des icônes, des styles : des personnalités artistiques marquantes n’existant qu’à l’état de figures médiatiques et pop, notamment dans les années 1980 : on songera à Prince, Michael Jackson... Elle permet de créer un référentiel commun et culturel, relié à un contexte géo-culturel : elle créé ce que Deleuze et Guattari appellent le « territoire pop », et que Lévy définit comme l’ensemble des créations d’une culture de masse, c’est-à-dire universellement accessible en puissance, et qui vient forger un imaginaire collectif où demeurent contenus les détracteurs et les protecteurs. La pop instaure ce nouveau territoire, abstrait, imaginaire, communicationnel, où ceux qui s’opposent en créant se situent encore dans ce territoire. Ce territoire est abstrait, ex-nihilo, mais certainement pas ad hoc : la technologie américaine et les figures qu’elle véhicule la pose en hégémonie vis-à-vis du reste du monde. C’est sur les modalités de ce territoire que seront progressivement délivrées les informations : en 1982, le président de CNN, durant une conférence, explique : « nos reportages d’information doivent être plus rythmés, courts et accessibles ; ils doivent attraper [catch] l’attention de n’importe quel observateur ». L’information se décline aussi selon la pop.
Accepter la pop, c’est accepter un libéralisme de fait sur le champ de l’information et de la culture, ainsi que des contre-pouvoirs assurés dans d’inévitables contestations ou l’apparition d’idoles charismatiques. C’est bel et bien ce « territoire pop » immatériel qui pose problème : il est incontrôlable. Un tel état de fait s’avère d’une dangerosité insondable pour un pouvoir socialiste, et une arme stratégique inestimable pour les tenants du libéralisme culturel.
Pourtant, l’évènement marquant pour la pop durant les 1990 ne fut pas tant la chute du bloc soviétique, que l’apparition d’Internet. Elle eut deux effets, faussement paradoxaux : elle a d’abord fragmenté le champ de la musique pop en laissant libre-court à la diffusion de matériels audio-visuels privés qu’à une activité de critique plus étendue. Entre 2001 et 2009, on estime que le nombre de blogs de critiques sur la Toile a été multiplié par 2600. Ce chiffre est sujet à caution, étant entendues les difficultés méthodologiques pour l’établir. Des sites comme Youtube (créé en février 2005 aux Etats-Unis) ou Soundcloud (en août 2007, à Stockholm) permettent de publier gratuitement des compositions, de se faire éventuellement repérer par un major ou un indépendant. Une telle avancée dans la pratique d’Internet même, celle du cloud-computering, conjointe à des innovations d’ordres techniques et numériques, permet un développement tous azimuts des genres musicaux : des évolutions musicales et sémantiques comme la dubstep, de la new-flok, de la sky-flok, du new-shoegaze, du psyche-organic en témoignent.
Il n’est pas surprenant que cette fragmentation du champ de la pop, tant du point de vue de la critique que musicale se soit accompagnée de son renforcement. Si certains critiques clament la fin de l’histoire, celle des « grandes œuvres » et des « grands œuvres », à cause d’un champ trop fragmenté, ou dont les lignes de fractures ne seraient plus assez visibles et importantes, force est de constater que la quantité de titres produits et diffusés est probablement plus importante qu’elle ne le fut (aucun chiffre ne permet de le démontrer cependant).
Puisque l’offre s’est diversifiée, le champ s’est élargi et accueille plus d’agents. La pop ne se contente pas d’influencer et d’informer, dans tous les sens du terme, les médias, elle enjoint avec Internet d’y jouer un rôle. Le doux « piège » de la pop s’est donc refermé : il englobe désormais un ensemble de routines et de savoir-faire. Il propose des façons de se comporter, de parler, de jouer, des styles, qui sont autant de micro-disciplines que de séductions. La musique pop, qui s’accompagne d’images et de contextes qu’elle a forgé s’avère une puissance douce d’une puissance rare.
Aussi, par les contextes qu’elle présuppose, par son propre pouvoir, la musique pop est un enjeu de représentation majeur des géographies politiques des États, à l’heure actuelle. Il reste logiquement à en observer l’actuelle distribution et les conflits qu’elle génère dans le monde.
Différentes nouvelles puissances, aussi bien sur les plans démographique ou économique ont elles aussi contribué aux mutations et transformations de la pop ; en réutilisant les modèles déjà existants, des États comme le Brésil, ont su créer un nouveau genre venant enrichir encore le champ de la pop (par exemple l’influence des rythmiques Bosanova). L’exemple que nous allons ici développer est celui de la Corée du Sud, qui a aujourd’hui réussit à installer de façon durable sur la scène internationale le courant de la Korean Pop Music (k-pop). En effet, la k-pop est devenue une véritable sous-culture en Asie, et au delà des frontières asiatiques.
La Corée du Sud sait aujourd’hui faire sa promotion à l’étranger, notamment par le biais des Nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Le modèle sud-coréen est basé sur un certain interventionnisme de l’État s’accompagnant d’une culture entrepreneuriale, et depuis peu, d’une réelle volonté de se promouvoir à l’étranger. La Corée du Sud fait largement valoir sa culture (le budget de ce secteur a été multiplié par 6 depuis 6 ans, et de nombreuses lois ont été adoptées pour promouvoir les industries culturelle, la télévision, le cinéma …)
Si on additionne la musique, les show tv et les soap operas, tout cet export culturel a pesé 4,2 milliards de dollars américains en 2011 et les prévisions pour 2012 atteindraient 10 milliards. La Corée du Sud est bien devenue un nouvel eldorado de la culture de masse.
Comme le marché Coréen est limité, ceux qui promouvait la k-pop ont décidé que le marché international devait être leur but. Si les musiciens chantent en anglais c’est aussi pour se faire connaître. Chaque chanson atteste ainsi paradoxalement de la volonté de puissance internationale de la Corée du Sud et de sa situation inféodée à l’hégémonie linguistique et musicale anglo-saxonne. En effet, musicalement, la k-pop est un phénomène typiquement « transnational », car elle s’est nourrie de l’influence des musiques américaines (hip hop, rythm, blues). Une autre particularité de la k-pop, est que son succès doit beaucoup aux réseaux sociaux et au Web qui ont popularisé des groupes comme SHINee, Wonder Girls …
Toutefois, cet exemple de réussite coréenne n’est pas sans déranger les pays voisins. En effet, tout comme la vague de culture de masse occidentale était subversive pour le monde communiste, la vague coréenne porte le même message subversif en Asie. Deux conceptions démocratiques s’affrontent, encore : au sud, le modèle de la démocratie libérale, et au nord, celui de la démocratie socialiste. La pop est fonction de l’emprise de l’État sur son économie.
La puissance de la pop a, en définitive, cette structure particulière : en surface le charisme artistique, et en profondeur les conditions économiques ; en instantané une écoute individuelle, ravie, en creux, un contexte mémoriel qui s’ancre dans le collectif. Et puisqu’elle repose sur le charisme et le ravissement, elle peut se dispenser du langage pour communiquer. Elle est ontologiquement consensuelle en tant qu’elle amène chacun sur son champ, même s’il s’agit d’y polémiquer. Il y a certes un aspect générationnel indéniable dans le problème de la puissance de la pop, qui vient participer à la constitution d’un contexte mémoriel : certaines musiques, comme le reggae, furent des « rites de passages », qui contribuent à la formation d’une identité revendiquée. Mais c’ est toujours dans un continuum historique que viennent se placer ces instants si identifiables et particuliers. La musique pop est une compagnonne des générations. Elle contribue à forger les structures mentales et identitaires d’une population.
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Bibliographie et sources diverses
. « Le rock, origine de la démocratisation en URSS ? » , Anna Zaytseva (in La vie des Idées)
. Sergei I. Zhuk, Rock and Roll in the Rocket City : the West, Identity, and Ideology in Soviet Dniepropetrovsk, 1960-1985, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2010, 440 p.
. « Majors et labels indépendants, France, GB, 1960-2000 » Barbara Lebrun, Vingtième Siècle, n°92, 2006/4.
. Robert Burnett, The Global Jukebox. The international Music Industry, Londres, Routledge, 1996.
. David Looseley, The politics of fun, OXFORD, Berg, 1995
. Émissions de France culture, Revue de presse culturelle d’Antoine “une musique de vieux” 02/02/2012 et “La K-Pop à l’assaut du Monde” 28/06/2012. Émission Frontière « le Modèle coréen » 01/04/2012
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