Antoine-Louis de Prémonville est Diplômé des facultés de droit, sciences politiques et langues de l’université Jean Moulin-Lyon III. Titulaire d’un doctorat ès lettre, langues, linguistiques et arts. Officier de l’armée de terre.
Thomas Flichy de La Neuville est ancien élève en persan de l’INALCO, agrégé d’histoire et docteur en droit, spécialiste de l’histoire diplomatique de l’Iran. Professeur à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr.
Alors que l’Iran semble en mesure de sortir de nombreuses années d’isolement et joue un rôle au sol dans la lutte contre l’Etat islamique, il importe de mieux comprendre les fondamentaux de sa géopolitique, notamment ses relations avec le monde sunnite. Ce document présente particulièrement les relations de l’Iran avec l’Arabie saoudite et la Turquie.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous proposer un extrait de l’ouvrage "Géopolitique de l’Iran. De l’empire confiné au retour de la puissance", publié en 2015 aux Presses Universitaires de France par Antoine-Louis de Prémonville et Thomas Flichy de La Neuville, pp. 129-136. Accompagné d’une carte de l’Iran dans le monde.
Du fait de sa condition de religion minoritaire au sein d’un islam dominé par le sunnisme, le chiisme et ses adeptes sont en contact permanent avec le culte majoritaire. Si les chiites constituent la majorité de la population du golfe Persique – près de 70 % –, ils demeurent partout sous la domination d’élites sunnites, à la très notable exception du cas iranien. Pareille situation s’avère source de tensions et de conflits. À Bahreïn notamment, le pouvoir sunnite n’a ainsi pu se maintenir que grâce à l’intervention déterminante de l’Arabie saoudite pour écraser une rébellion chiite soutenue par l’Iran.
Cherchant tous deux à asseoir leur hégémonie sur le golfe Persique, ces deux puissances régionales ne peuvent qu’entretenir des relations conflictuelles. Tout les oppose : Riyad est le champion du wahhabisme, une interprétation ultra-orthodoxe du sunnisme, tandis que Téhéran est le héraut du chiisme duodécimain ; l’un est un allié historique de Washington quand l’autre a rompu avec l’alliance américaine en 1979 et voit désormais dans les États-Unis l’incarnation du « grand Satan » ; enfin, l’Iran encourage les mouvements chiites rebelles à l’autorité des monarques sunnites que l’Arabie saoudite soutient. Même si l’Iran et l’Arabie saoudite ne se sont jamais fait la guerre directement, force est de constater que des relations conflictuelles ont pu impliquer des guerres entre pays interposés. Rappelons que lors de la guerre Iran-Irak, Riyad fut un soutien important du régime de Saddam Hussein, lui octroyant un prêt de 40 milliards de dollars pour renforcer son armée, ce qui amena l’Iran à rompre ses relations diplomatiques avec les Saoudiens en 1988. La guerre du Golfe, allait toutefois permettre de normaliser la situation à partir de 1991 autour d’un ennemi commun. En effet, avec l’invasion du Koweït, Saddam Hussein était devenu persona non grata aux yeux de l’Arabie saoudite.
Cependant, cette reprise des relations diplomatiques ne signifie pas pour autant un apaisement du contentieux divisant ces deux puissances, qui continuent à se disputer le leadership du golfe Persique. Deux anecdotes récentes permettent d’illustrer les relations médiocres entre les deux États. En 2010, le roi Abdallah faisait au ministre français de la Défense une déclaration très explicite : « Il y a deux pays au monde qui ne méritent pas d’exister : Iran et Israël. » Enfin, de façon plus symbolique, il semblerait que les Jeux de la solidarité islamique d’avril 2010 aient été annulés parce que l’Arabie saoudite, suivie par plusieurs pays arabes, aurait refusé d’y participer, en raison du fait que l’Iran conservait l’inscription « golfe Persique » des médailles, là où d’autres préféreraient voir « golfe Arabique ».
Pour la monarchie saoudienne, l’Iran reste donc un dangereux facteur de déstabilisation de la région de par son modèle politique et son projet – réel ou supposé – d’exporter sa Révolution aux autres nations chiites. La destruction du régime baasiste de Saddam Hussein et l’arrivée au pouvoir des chiites en Irak constituent d’ailleurs un sérieux revers pour l’Arabie saoudite : non seulement elle voit disparaître un obstacle résolu à la puissance iranienne, mais l’ennemi d’hier devient allié. Pour le royaume wahhabite, il apparaît légitime de craindre que le rapprochement entre Bagdad et Téhéran ne soit l’embryon d’un « croissant chiite » en expansion.
Toutefois, l’Arabie saoudite dispose de sérieux atouts pour contrer l’influence iranienne. Non seulement Riyad semble disposer de moyens importants, tirés de ses colossales réserves pétrolières, mais elle dispose aussi de la garde des lieux saints (La Mecque, Médine), ce qui lui confère un prestige inégalable au sein de la oumma. D’ailleurs, l’une des conséquences de la reprise des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran a été de permettre aux fidèles iraniens de pouvoir faire leur pèlerinage à La Mecque (Hajj), obligation commune aux sunnites et aux chiites.
L’Iran est certes riche de matières premières, mais son économie, frappée par un embargo sévère depuis plusieurs années, est atone. Sur le plan diplomatique, Riyad domine le Conseil de coopération du Golfe. Créé en 1981 sous la double impulsion des États-Unis et de l’Arabie saoudite, ce regroupement de pétromonarchies sunnites du Golfe (Bahreïn, Koweït, Oman, Qatar, Émirats arabes unis) est très vite apparu comme une organisation destinée notamment à contrer l’Iran et Israël. Cependant, cette opposition peut s’avérer ponctuellement favorable à l’Iran. Ainsi, le CCG a soutenu en 2010 le projet turco-brésilien de compromis avec l’Iran autour du nucléaire, réaffirmant « le droit des pays de la région de se doter du nucléaire à usage pacifique et exhort[ant] à une dénucléarisation du Moyen-Orient (Israël inclus). » En outre, même si la puissance financière des membres du CCG est considérable, il serait excessif de voir dans cette organisation un groupe uni. En effet, la volonté du Qatar de s’affranchir de toute tutelle et d’accéder au rang de puissance régionale doit être prise en compte. Le Qatar et l’Iran collaborent depuis 2009 pour sécuriser le golfe et effectuent des manœuvres militaires de surveillance conjointes de leurs frontières terrestres et maritimes. Les relations avec Oman et le Koweït sont également cordiales puisque ces derniers ont réitéré leur souhait de ne pas servir de base de lancement à des opérations militaires contre l’Iran alors que d’importantes bases militaires américaines sont présentes au Qatar et à Bahreïn : les deux parties trouvent généralement dans ces liens diplomatiques un utile contrepoids à la tutelle de l’Arabie saoudite.
Les relations irano-émiraties, quant à elles, étaient plutôt bonnes en raison d’une importante diaspora iranienne (400 000 ressortissants). Cette « amitié intéressée » résultait également des nombreux échanges commerciaux (réexportations de Dubaï vers l’Iran suite aux embargos européens notamment) et aux investissements réciproques. Environ 10 000 entreprises iraniennes étaient présentes dans la région en 2009. L’année 2010 marque un tournant puisque la majorité des pays du Golfe se sont alignés sur les condamnations internationales de l’ONU et les restrictions dans les échanges avec l’Iran. Le 1er juillet 2010, le président américain Barack Obama a promulgué le Comprehensive Iran Sanctions, Acountability and Divestment Act, qui oblige les puissances émiraties à se soumettre aux sanctions contre l’Iran. Dès lors les autorités arraisonnent de façon régulière les « navires dont la cargaison leur paraît douteuse » ; « ceux qui transportent des marchandises vers l’Iran sont systématiquement contrôlés par les douanes de Dubaï » ; de surcroît, « des permis de travail accordés à des Iraniens soupçonnés de commerce illicite sont annulés. » En réalité, les pressions américaines sont si fortes que les autorités émiraties tentent de jouer un double jeu en poursuivant des accords commerciaux d’une part et en étranglant financièrement le régime de Téhéran d’autre part. Après avoir culminé à 13 milliards de dollars en 2008, les exportations de Dubaï vers l’Iran ont chuté successivement de 8 milliards en 2009 à 6 milliards de dollars en 2010.
Toujours d’un point de vue économique, les objectifs de Téhéran et Riyad divergent au sein de l’OPEP. Si Riyad a pu se montrer prompte à faire baisser les cours du brut, notamment à la fin du règne du Shah Mohamed Reza, qui voulait au contraire un pétrole cher pour développer son pays, force est de constater une relative continuité doctrinale sur la question entre le dernier Pahlavi et les ayatollahs. Cependant, la capacité de production saoudienne excède tellement celle de l’Iran que son influence sur les cours ne peut être déterminante. La seule façon de peser véritablement sur les cours consisterait à interdire le détroit d’Ormuz par lequel transite près de 40 % du trafic pétrolier mondial. Certes, il s’agirait d’un casus belli contre l’Iran, mais la menace est prise suffisamment au sérieux par les pétromonarchies du Golfe pour qu’elles jouent à la fois la carte de la tempérance avec Téhéran et investissent dans des réseaux d’oléoducs leur permettant d’exporter leur pétrole par voie terrestre. Ainsi, l’oléoduc d’Habchan doit permettre d’amener le pétrole émirati jusqu’au port de Fujaïrah en contournant Ormuz, et donc la côte iranienne.
L’Iran et la Turquie entretiennent depuis des siècles des rapports compliqués mêlant attirance et conflictualité. Que les Empires ottoman et perse aient pu être rivaux n’étonne guère. En dépit d’une commune appartenance à l’islam – sunnite pour la Porte, et chiite à Téhéran –, le prestige de ces brillantes civilisations a pu jouer tel un catalyseur dans la compétition que se livrèrent ces deux puissances pour la domination régionale et la prééminence dans le monde islamique. Pour preuve des étranges conséquences que put avoir cette lutte, rappelons que Charles Quint s’allia aux Séfévides iraniens pour disposer d’une alliance de revers contre l’axe franco-turc initié par François Ier.
Force est de constater de fortes similitudes entre les destins turcs et iraniens. Empires décadents balayés par les puissances occidentales, les États nations turc et iranien se sont reconstruits autour de projets modernistes, insufflés par une autorité en rupture avec la tradition. En Turquie, le kémalisme d’Atatürk, dont se sont fortement inspirés Reza Shah et son fils Mohammad Reza Pahlavi, a présidé à la modernisation du pays en s’inspirant des standards occidentaux. Si la Turquie est allée plus loin que l’Iran – abandonnant l’alphabet arabe pour le latin des Européens –, l’on peut constater toutefois des réformes analogues, notamment en ce qui concerne le droit des femmes. À la différence de l’Arabie saoudite qui, pour être l’alliée des États-Unis n’en a pas moins gardé ses traditions, la Turquie et l’Iran ont clairement entrepris une démarche d’occidentalisation au cours du xxe siècle. En Iran, ces velléités, moins marquées que dans une Turquie désireuse de rejoindre la construction européenne, ont été stoppées avec la Révolution islamique de 1979. Les ayatollahs ont considéré avec suspicion la Turquie, potentiel « cheval de Troie » des intérêts occidentaux. En tant que membre de l’OTAN et partenaire d’Israël suite à un accord de coopération (Peripheral Pact) contre le communisme et l’instabilité de certains pays arabes, la Turquie apparaît de facto comme un allié du « grand » et du « petit Satan ».
Depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes de l’AKP, les choses ont progressivement évolué. Non seulement les atermoiements de la communauté européenne au sujet d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union épuisent la patience d’Ankara, qui se plie pourtant depuis des années aux exigences de Bruxelles, mais le partenariat avec Israël ne semble plus aussi solide qu’autrefois. L’arraisonnement par Tsahal d’un cargo turc à destination de Gaza en 2010 a ainsi jeté un froid dans les relations des deux pays. Depuis, le Président Erdogan n’hésite pas à qualifier le Hamas de mouvements de résistance, insistant sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’une organisation terroriste. En 2013, il a même invité à Ankara le leader du Hamas, Khaled Mechaal, pour s’entretenir de la situation en Syrie.
Pour l’Iran, l’éloignement de la Turquie de ses alliés occidentaux est un gain diplomatique. Rompant avec son isolement régional, l’Iran peut ainsi espérer compter sur une coopération avec un État musulman non arabe sur des sujets cruciaux. La Turquie est ainsi, avec le Brésil, un des rares soutiens au droit de l’Iran à se doter d’un programme nucléaire civil, devenant même un médiateur incontournable vis‑à-vis des grandes puissances. Les bons offices d’Ankara ne sont sûrement pas désintéressés si l’on envisage les relations commerciales qu’entretiennent les deux pays, notamment en ce qui concerne la livraison d’hydrocarbures iraniens à la Turquie. Un précédent iranien en matière de nucléaire pourrait en outre conforter la Turquie dans une énième relance de son propre programme civil.
Il convient pourtant de ne pas surinterpréter ce rapprochement irano-turc. Diplomatiquement, la Turquie continue à soutenir les sunnites en Irak et à Bahreïn, deux États où l’influence de l’Iran auprès des chiites est déterminante. En Syrie, Ankara s’est rangée du côté des opposants à Bachar al-Assad. Or, l’implication du Hezbollah aux côtés de Damas254 est un autre point de désaccord. Enfin, la Turquie n’a pas rompu avec l’Occident ; elle est toujours membre de l’OTAN et participe activement au dispositif états-unien de bouclier anti-missile en accueillant depuis 2011 une base radar à Kürecik dans le sud-est anatolien :
Du point de vue de Téhéran, cette décision confirme la volonté d’Ankara de s’ancrer dans le monde occidental. Malgré les dénégations turques, de nombreuses personnalités iraniennes, dont le guide suprême Ali Khamenei, se sont dressées contre cette mesure, ressentie comme un affront direct aux intérêts iraniens. Le général iranien Amir Ali Hajizadeh a notamment annoncé qu’en cas de menaces contre l’Iran, la République islamique n’hésiterait pas à frapper le radar de Kürecik puis d’autres cibles, sous‐entendant que la Turquie constituerait une cible privilégiée des représailles menées par l’Iran. Ces propos ont toutefois été désavoués par le porte‐parole du ministère des Affaires étrangères iranien [1] .
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Antoine-Louis de Prémonville, Thomas Flichy de La Neuville (dir.), Géopolitique de l’Iran. De l’empire confiné au retour de la puissance, coll. Major, Paris, PUF, 2015
4e de couverture
Les analyses contemporaines sur l’Iran se contentent souvent d’évaluer sa grandeur en termes purement matériels. Certes, l’Iran se trouve aujourd’hui au centre géopolitique du monde dans la mesure où il peut contrôler les réserves majeures d’hydrocarbures de la mer Caspienne et du golfe Persique. De même, il se présente comme un intermédiaire idéal entre la Chine et l’Occident ainsi que comme la clef des paix yé-ménite, irakienne et syrienne. Mais dans l’équilibre entre ses capacités d’innovation et les limites démogra-phiques, psychologiques et navales qui s’imposent à lui, force est de constater que l’Iran fait figure d’empire confiné. En réalité, seule une politique d’alliances multilatérales lui permettrait d’échapper au pillage énergétique et de renouer in fine avec la puissance.
Présentation du livre sur le site des éditions Presses Universitaires de France
[1] Louis-Marie BUREAU, Paul BOULET-DESBAREAU et alii, "Les relations irano-turques, entre nécessités d’alliance et rivalités historiques", Observatoire de la Turquie et de son environnement, IRIS, 8/11/2012.
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