RDN. Alors que la campagne pour les élections présidentielles française débute, Bruno Tertrais fait le tour de quelques sujets majeurs en matière de défense. L’auteur interroge également le citoyen :" Voulons-nous encore être une puissance qui compte dans le monde ? Voulons-nous encore avoir les moyens de défendre nos intérêts et nos valeurs de manière autonome ? Voulons-nous encore avoir la possibilité d’intervenir au service de la communauté internationale et des droits humains ?"
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un article de Bruno Tertrais publié sous le titre "Quelques grands enjeux pour 2012" dans le dossier "Défense 2012" du n°746 de la Revue Défense Nationale, janvier 2012, pp. 49-52.
IL N’Y A PAS aujourd’hui de menace militaire majeure pour l’Europe. Les risques principaux sur le territoire relèvent de la sécurité nationale, davantage que de la défense.
Il s’agit d’abord du terrorisme. Ce n’est pas une menace existentielle. Je ne crois guère au risque du terrorisme nucléaire. En revanche, nous sommes encore mal préparés au risque d’un attentat radiologique, biologique ou chimique. Or les répercussions psychologiques, politiques et économiques d’un tel acte seraient immenses. On en avait eu un avant-goût lors de la panique de l’anthrax en 2001 – alors qu’il n’y avait aucun acte matériel sur le territoire – ou devant la réaction de la communauté nationale lors des crises grippales.
Il s’agit également des cyber-attaques, étatiques ou non. Parallèlement à la recrudescence de l’espionnage, notamment de la part de puissances majeures – et qui est un vrai danger aussi pour la sphère privée – on a là un domaine dans lequel la menace est croissante. Elle pourrait un jour déboucher sur des risques réels pour les infrastructures civiles. Comme pour le terrorisme, on est là dans un domaine dont la gestion est transversale : intérieur et extérieur, militaire et civil, etc. D’où la notion de sécurité nationale.
Hors du territoire métropolitain, les choses sont différentes. La sécurité de nos ressortissants lors des crises politiques et des guerres continuera d’être un enjeu majeur. Sans compter qu’ils sont plus exposés que ce n’était le cas il y a dix ans, aux enlèvements et à la piraterie. Par ailleurs, les Dom-Com quant à eux restent plus vulnérables que l’Europe à des catastrophes naturelles ou sanitaires.
À moyen terme, l’Europe elle-même pourrait faire face à des menaces de chantage de la part d’une puissance nucléaire, y compris dans son voisinage immédiat (Russie, Iran…). Sans compter que certains de nos partenaires (Émirats) seraient directement concernés par toute aggravation de la crise iranienne.
Enfin, la sécurisation des flux maritimes est un enjeu qui pourrait encore gagner en importance, notamment en raison des risques de crise grave au Moyen-Orient et en Asie.
Je ne crois pas du tout, en revanche, au scénario de migrations massives soudaines et incontrôlées en provenance du bassin méditerranéen.
L’intérêt pour la France de continuer à disposer d’une force de dissuasion autonome n’est guère contesté dans le champ politique, pas plus qu’il ne l’est dans l’opinion publique. Notre retour dans l’organisation intégrée de l’Otan rend sa pérennité d’autant plus opportune : c’est à la fois le symbole et la garantie du maintien de notre liberté d’action. Et s’il n’y a pas de menace immédiate sur nos intérêts vitaux, la trajectoire politique actuelle de la Russie et l’évolution du programme iranien, entre autres, doivent nous inciter à la prudence. Enfin, constatons que la dynamique de désarmement proposée par le président Obama s’est enlisée.
Pour toutes ces raisons, la continuité est susceptible de l’emporter. D’autant que la défense antimissile de l’Otan – dont les ambitions seront au demeurant revues à la baisse – ne pourra tenir lieu de substitut à une dissuasion nucléaire nationale.
Des adaptations sont-elles nécessaires ? Il faudra veiller à ce qu’une éventuelle réduction du budget de la Défense ne conduise pas à une érosion de la confiance du président de la République dans l’outil de dissuasion. Quant au bénéfice financier et diplomatique d’éventuelles réductions de forces décidées hâtivement, il risquerait d’être inférieur au coût stratégique de mesures qui pourraient s’avérer irréversibles dans les faits. Des pistes pourraient toutefois exister pour les choix de modernisation et de renouvellement qui devront être faits à la fin du prochain quinquennat, ainsi que sur la gestion des programmes et sur le maintien en condition opérationnelle. Il faudra également s’assurer que le programme de simulation reste cohérent avec nos besoins dans la durée.
Au vu de l’accord historique de coopération nucléaire conclu avec le Royaume-Uni en 2010, il est tentant d’évoquer la mise en commun de nos moyens de dissuasion avec Londres. Mais il faut bien réaliser qu’un partage des patrouilles signifierait une double rupture majeure dans la manière dont nous concevons l’exercice de la dissuasion : fin de la permanence à la mer et acceptation de remettre à autrui la responsabilité de la survie de la nation. À supposer qu’une telle option soit crédible, ni la France ni le Royaume-Uni n’y sont prêts aujourd’hui…
En part de la richesse nationale, la défense représente aujourd’hui moins de 2 % du Produit intérieur brut (PIB). C’est minimal au regard de l’histoire de notre pays. C’est pour cela que la question posée, qu’on imagine délibérément provocatrice, n’est pas absurde… Seulement voilà : d’une part, nous ne sommes pas en phase de croissance – les hypothèses financières retenues par le Livre blanc ne sont plus d’actualité – et, d’autre part, il faut également raisonner en termes de dépense publique. Or il serait difficilement compréhensible aux yeux de la nation, que l’un des tout premiers postes budgétaires de l’État échappe aux inévitables restrictions de la dépense publique dans les prochaines années.
Les questions qui doivent alors être posées sont d’un autre ordre. Voulons-nous encore être une puissance qui compte dans le monde ? Voulons-nous encore avoir les moyens de défendre nos intérêts et nos valeurs de manière autonome ? Voulons-nous encore avoir la possibilité d’intervenir au service de la communauté internationale et des droits humains ? Si la réponse à ces questions est positive, l’effort de restriction budgétaire devra rester très limité. Et si elle est négative, ce sera à nos risques et périls. En effet, contrairement à ce qui était le cas il y a encore une dizaine d’années, l’option du retour dans le giron américain n’existe plus : pour des raisons à la fois politiques, stratégiques et financières, l’Europe ne peut plus compter autant que par le passé sur des États-Unis « protecteurs de dernier ressort ».
Quant aux éventuelles économies réalisables par d’hypothétiques mutualisations avec nos partenaires européens, l’expérience de ces dernières années et le contexte politique actuel de l’Union ne permettent pas d’imaginer qu’il s’agisse d’une option réaliste. Seul un hypothétique saut fédéral provoqué par la crise actuelle pourrait changer cette donne. Et encore…
Soulignons par ailleurs que ce n’est pas dansle budget de la Défense que sont, sur le papier, les vrais gisements d’économies : c’est dans la dépense sociale, dont le montant est sans commune mesure avec la dépense de la Défense. Les transferts sociaux représentent 30 % du PIB. C’est pour cela qu’il serait absurde de raisonner en des termes tels que « l’Armée ou la Sécu ». Évidemment, le débat ne s’arrête pas là : cette dépense est aussi, justement, une dépense de « sécurité », de cohésion sociale, etc.
In fine, cette question révèle de vrais choix de société. La trancher relèvera de la responsabilité du président de la République et du Parlement.
J’imagine mal, sauf crise majeure inattendue, que les questions de sécurité et de défense aient une place importante dans le débat de la campagne présidentielle. D’ailleurs, cela n’a rien de choquant. Nous vivons une crise grave – qui touche à la fois aux fondements de notre système économique et à ceux du projet politique européen – mais nous la vivons en paix. À l’heure où nous écrivons, dans un débat télévisé entre les deux candidats, on peut parier que seule la question de la date et des modalités du retrait d’Afghanistan serait posée.
Par ailleurs, les programmes des candidats ne sont pas encore connus. On peut en revanche suggérer quelques idées quant aux questions qui mériteraient davantage de débat public dans les années qui viennent.
De manière générale, il n’y a aucune raison que certains thèmes soient traités exclusivement dans des cercles restreints et sans débat public. Seuls les détails relevant du secret de la défense nationale, dans des domaines tels que le renseignement ou le nucléaire en particulier, doivent nécessairement rester en dehors de l’espace public pour ne pas compromettre notre sécurité.
À mon sens, deux thèmes notamment devraient faire l’objet d’un débat public plus nourri.
D’abord, nos grands choix d’interventions extérieures, parce qu’ils engagent non seulement la vie de nos soldats mais aussi, plus largement, les valeurs et les intérêts que nous voulons défendre en tant que nation et qu’ils peuvent avoir des conséquences en termes de risques indirects pour les populations (terrorisme).
Ensuite, une éventuelle rupture dans notre politique de dissuasion nucléaire. Par exemple, la décision – très hypothétique à ce stade – de partager la dissuasion avec les Britanniques, en renonçant à la permanence à la mer, serait une rupture majeure qui ne pourrait être consentie sans un vrai débat. Il en serait de même, a fortiori, d’une éventuelle décision – encore plus hypothétique – de renoncer à la dissuasion.
Le Parlement a parfois été découragé de débattre de ces sujets clairement, c’est-à-dire en séance plénière. C’est regrettable : car le maintien – ou le rétablissement – du fameux « consensus » français sur la défense et l’adhésion de la population à nos grands choix stratégiques, suppose justement que nous n’ayons pas peur du débat. Mais c’est aussi aux citoyens de s’en saisir.
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