Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Auteur de Géopolitiques, manuel pratique, Paris, 2010, Choiseul, 736 pages.
A l’occasion de sa participation au 3 e Festival de géopolitique et de géoéconomie pour la table ronde "Réduire l’incertitude : quelle prospective ?", Patrice Gourdin a accepté de partager ses réflexions avec les lecteurs du Diploweb.com.
C’est par son raisonnement que le médecin prévoit l’aggravation d’une maladie,
le général un guet-apens, le pilote des tempêtes ;
et pourtant, même ces gens qui ne conjecturent rien sans une réflexion sûre
se trompent souvent.
Cicéron, De la divination (II, VI-15), 44 av. J.C.
PARMI les traces écrites que les civilisations, aussi anciennes soient-elles, nous ont laissées, depuis les carapaces de tortues chinoises ou les tablettes de terre cuite mésopotamiennes, figurent des questions sur l’avenir politique et le sort des armes. Dans l’Histoire romaine de Tite Live, tous les latinistes s’en souviennent, abondent les interprétations du vol des oiseaux ou des entrailles d’animaux avant toute décision importante engageant l’avenir de la cité. Puissant ou misérable, l’homme a toujours voulu connaître l’avenir. Pourtant, s’il est une constante relevée par la science historique, c’est bien la vanité de cette espérance : par définition, l’avenir est imprévisible. Pourtant, tel l’écureuil dans la cage, l’être humain persiste dans cet effort dérisoire.
Prenons le dernier épisode en date : les bouleversements de ce que d’aucuns appellent déjà le “printemps arabe“. Selon la presse américaine, le président Obama et les parlementaires américains auraient vertement reproché aux services de renseignement et aux diplomates de n’avoir prévu ni la chute du président Ben Ali, ni celle du président Moubarak. Les intéressés réagirent, même s’ils savent que, face aux critiques, ils doivent se borner à dire “Yes sir, thank you very much sir“, comme le relevait ironiquement l’un d’entre eux. En substance, ils font ressortir que depuis longtemps déjà, ils avaient repéré de multiples signes d’instabilité dans les États autoritaires du monde arabe et les avaient consignés dans leurs rapports. Forte de ces observations de longue date, la CIA, par exemple, avait qualifié d’“intenable“ la situation du président Moubarak quelques jours après le début de la protestation populaire qui devait le détrôner. Mais, disait le directeur national du renseignement, « nous ne sommes pas des voyants », faisant écho à l’une des responsables de la CIA, qui avait tenté de faire comprendre aux parlementaires que l’on pouvait repérer les signes annonciateurs d’une crise, mais pas le détonateur qui la transformerait en révolution.
Toutefois, difficile de ne pas être stupéfait lorsque le même ajoute qu’à l’avenir ses services porteront davantage d’attention à des signes avant-coureurs tels que les motifs et le degré d’insatisfaction des populations - notamment de la jeunesse, surtout sa fraction diplômée et au chômage - ; l’absence de libertés ; les réformes politiques indispensables ou le rôle politique des militaires. Nul n’est besoin d’avoir une culture historique et politique étendue pour savoir qu’il s’agit de facteurs essentiels dans l’étude d’une société. Si les analystes de la CIA en sont effectivement à ce stade de l’évolution, l’on s’étonne moins d’une partie de leurs défaillances. Cela tient peut-être au fait que le renseignement humain a en grande partie régressé, depuis un certain temps déjà, face au renseignement technologique. Ainsi, le Pentagone et divers services gouvernementaux américains recherchent-ils le logiciel prédictif infaillible, version hightech de la pierre philosophale. La firme Lockheed Martin a fourni au ministère américain de la Défense un Integrated Crisis Early Warning System-ICEWS. Durant la période où il fut utilisé, il aurait annoncé quatre (ou neuf ?) crises sur les... seize qui survinrent. Gageons que les millions de dollars dépensés ne furent pas perdus pour les modernes alchimistes qui avaient su capter la confiance de l’État fédéral.
Peut-être faut-il conseiller la lecture de Michel Winock : « la crise politique est un événement par définition imprévisible, qui est provoqué par la conjonction à un moment donné de plusieurs chaînes causales. La part de l’accident nous interdit toute théorie prédictive ; l’historien s’en tient à une classification descriptive et empirique » [1]. Pour ce qui concerne le détonateur de la crise, « la plupart du temps, il s’agit d’un acte de gouvernement qui n’est pas nécessaire. Autrement dit, un autre comportement eût pu éviter la crise » [2]. Ajoutons que cette erreur politique peut échapper au décideur étranger car les diplomates, les agents de renseignement et les militaires, s’ils sont légitimement tenus au devoir de réserve et subordonnés aux autorités politiques, peuvent également pratiquer l’autocensure dans la mesure où lesdites autorités entretiennent des relations étroites (et de toute nature) avec les régimes dictatoriaux en place.
Le directeur national du renseignement américain déclarait : « le renseignement peut réduire l’incertitude du décideur, mais il ne peut pas la supprimer ». Cela résume parfaitement ce que toute l’histoire de l’humanité nous apprend. Mais il y a fort à parier que les dirigeants demeureront injustes envers leurs analystes car cela semble participer de la gestion de l’angoisse de celui qui doit agir sans savoir ce qui en résultera. Ils persisteront probablement dans la consultation des viscères de poulet, quitte à critiquer les aruspices a posteriori.
Mais brisons là. En effet, ne sommes-nous pas en passe de succomber à la tentation de la... prédiction ?
Copyright Mars 2010-Gourdin/Diploweb.com
Sources
BERGEN Peter, "Revolutions Are Unpredictable", The New York Times, February 24, 2011.
COOPER Helene & LANDLER Mark, "White House and Egypt Discuss Plan for Mubarak’s Exit", The New York Times, February 3, 2011.
ERRERA Gérard, "Les diplomates ne sont pas des incapables", Le Monde, 15 février 2011 .
GVENTER Celeste Ward, "Preoccupied With Foreign Policy Minutiae", The New York Times, February 24, 2011.
KNOWLTON Brian, "U.S. Intelligence Chief Defends Reports on Egypt", The New York Times, February 10, 2011.
MAZZETTI Mark, "Obama Said to Fault Spy Agencies’ Mideast Forecasting", The New York Times, February 4, 2011.
SHACHTMAN Noah, "Pentagon’s Prediction Software Didn’t Spot Egypt Unrest“, Danger Room, February 11, 2001, http://www.wired.com/dangerroom/2011/02/pentagon-predict-egypt-unrest/
TERTRAIS Bruno, "Imprévisibles révoltes arabes", Le Monde, 2 mars 2011.
Plus
. Patrice Gourdin, Géopolitique : sources et bibliographie indicative Voir
. L’introduction du livre de Patrice Gourdin, Géopolitiques, manuel pratique , Paris, Choiseul Voir
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