Géopolitique des Etats-Unis. Existe-t-il vraiment deux Amériques ? N’est-ce pas une division artificielle du fait du faible clivage idéologique entre les deux partis dominants et le manque d’homogénéité de ces deux Amériques ?
LA POLITIQUE américaine est déroutante pour un Européen car tout et son contraire y est défendu. Sur le modèle du clivage européen droite-gauche, on a souvent l’impression, vu d’Europe, qu’une distinction idéologique caractérise le vote démocrate du vote républicain avec un vote démocrate concentré en Nouvelle-Angleterre et sur la côte Pacifique et un vote républicain dans le reste du pays. Il est vrai que la présidence de G. W. Bush a cristallisé les oppositions au sein de la population américaine. Pourtant, malgré des positions de plus en plus marquées, une grande majorité d’Américains partage des valeurs communes et la géographie politique américaine est bien plus compliquée qu’elle n’y paraît.
En s’appuyant sur des enquêtes sociologiques et de géographie électorale récentes, on peut montrer qu’il existe une convergence politique de long terme aux Etats-Unis. Une moitié de citoyens américains ne vote pas à l’élection présidentielle et, pour celle qui vote, les partis démocrate et républicain sont bien souvent perçus comme proposant des discours proches dans de nombreux domaines.
Existe-t-il vraiment deux Amériques ? N’est-ce pas une division artificielle du fait du faible clivage idéologique entre les deux partis dominants et le manque d’homogénéité de ces deux Amériques ?
Sur le modèle du clivage européen droite-gauche, on a souvent l’impression, en Europe, que le vote démocrate serait un vote de gauche diamétralement opposé idéologiquement au vote républicain de droite.
Ainsi, dans les résultats de l’élection présidentielle de 2004, de nombreux observateurs de la politique américaine ont vu dans ce vote deux Amériques : celle de la Nouvelle-Angleterre, démocrate et donc plutôt de gauche et le reste du pays, républicain et donc de droite, voire d’extrême-droite.
Il est vrai que, depuis plusieurs décennies, des grandes régions électorales semblent s’être dessinées avec : 1. la Nouvelle-Angleterre qui vote majoritairement démocrate, 2. le Middle West et le Deep South qui sont devenues des régions fortement républicaines, 3. la frange Pacifique qui est devenue démocrate au début des années 1990 et, enfin, 4. une petite dizaine d’Etats sur la rive gauche du Mississippi et le long des grands lacs qui alternent entre parti démocrate et républicain (voir carte 1).
Carte 1. Evolutions politiques américaines depuis 1960
La cristallisation politique de ces régions semble s’être principalement réalisée durant deux époques : le début des années 1960 et le début des années 1980. S’agissant du basculement en faveur du parti républicain au milieu des années 1960, on peut citer l’exemple de l’Alabama. Ainsi, lors de l’élection de 1960, Kennedy remporta plus de 55% des suffrages exprimés. Mais quatre ans plus tard, le parti républicain réunissait près de 70% des suffrages (voir tableau 1). Depuis lors, les résultats dans cet Etat sont quasiment similaires d’élection en élection.
Tableau 1 : Elections présidentielles en Alabama en 1960 et 1964
Source statistique : http://www.uselectionatlas.org/RESULTS/index.html
Ce revirement électoral s’explique assez facilement par le fait qu’une bonne partie de l’électorat du Sud profond a clairement refusé l’évolution du parti démocrate en faveur des minorités, notamment raciales. Or, comme l’écrit Roz (1931), « l’homme moyen ne vote pas pour quelque chose mais contre quelque chose » . Dans ce cas, plus qu’une adhésion au parti républicain, cet électorat majoritairement blanc du Sud des Etats-Unis s’est en fait prononcé contre l’évolution idéologique et politique du parti de Lyndon Baines Johnson.
Pourtant, le parti démocrate continua sur cette voie au cours des années 1960 et au début des années 1970. Une partie de l’électorat démocrate s’est, ainsi, sentie de plus en plus en porte-à-faux avec ce discours et lorsque apparaîtra le discours sur la « majorité morale » à la fin des années 1970, de nombreux électeurs démocrates dans le Middle West franchiront le pas.
Ce basculement du Middle West, notamment du Texas, s’est appuyé sur des discours récurrents, souvent populistes, notamment contre l’establishment, le gouvernement fédéral et les impôts et pour une immixtion plus importante de la morale et de la religion en politique.
Malgré cette division qui semble assez nette entre démocrates et républicains, la géographie politique américaine est plus compliquée qu’elle n’y paraît.
Ainsi, lorsqu’on analyse, au niveau des comtés, les résultats de l’élection de 2004, qui semble être l’archétype d’une élection polarisée, et si on excepte le nord du Texas, l’Oklahoma et le Missouri, on s’aperçoit que toutes les régions comprennent des comtés démocrates et républicains. Même dans un Etat réputé être au cœur des régions républicaines, comme le Kansas, le comté de Wynadotte (au sud de Kansas city) vote démocrate à toutes les élections depuis 1960.
Carte 2 : Le vote à l’élection présidentielle de 2004 par comtés
Michael Gastner, Cosma Shalizi, and Mark Newman
University of Michigan (election results by county)
à l’adresse : http://www-personal.umich.edu/~mejn/election/ Voir la carte.
L’un des clivages importants dans la politique américaine actuelle est celui existant entre, d’une part, les grandes villes et, d’autre part, les campagnes et petites villes. Un exemple intéressant est l’Etat de New York qui, vu d’Europe, est l’une des terres démocrates par excellence. Or, les comtés urbains sont évidemment acquis aux candidats démocrates mais tous les comtés ruraux de l’Etat votent majoritairement républicains (voir tableau 2).
Tableau 2. Vote démocrate en 2004 dans l’Etat de New York par comtés
Source statistique : http://www.uselectionatlas.org/RESULTS/index.html
L’homogénéité du vote démocrate - et plus encore républicain - n’existe pas. Les analyses sociologiques démontrent par exemple que le vote républicain est loin d’être fondé sur les mêmes ressorts. Le parti républicain est essentiellement une alliance de deux blocs aux intérêts et aux motivations différentes : d’une part, des électeurs qui font de la religion et de la référence aux valeurs morales, un impératif pour leur vote et, d’autre part, des électeurs qui tiennent à un Etat fédéral et à des impôts réduits au strict minimum dans tous les domaines. Contrairement à ce qui est parfois affirmé en Europe, il a été montré que les positions extrêmes en matière économique et religieuse/morale sont largement minoritaires aux Etats-Unis (Ansolabehere et al. 2006) .
Même si on assiste à une radicalisation de la vie politique américaine, une majorité d’électeurs partage un corpus de valeurs communes et se divisent, sans véritable passion, sur un nombre limité de sujets. Ainsi, en combinant les votes et la participation, l’Amérique n’est plus rouge ou bleue mais majoritairement… violette (voir carte 3) à savoir qu’une majorité d’électeurs américains ne se passionne pas pour le vote car que le candidat démocrate ou républicain remporte l’élection présidentielle ne change pas substantiellement la politique menée.
Carte 3 : Les votes démocrate et républicain par comtés
en fonction de la participation
Michael Gastner, Cosma Shalizi, and Mark Newman
University of Michigan (election results by county)
à l’adresse : http://www-personal.umich.edu/~mejn/election/ Voir la carte.
EN DEFINITIVE et en s’appuyant sur des enquêtes sociologiques et de géographie électorale, on peut affirmer qu’il existe une convergence politique de long terme aux Etats-Unis. Les partis politiques, tout comme les autres institutions américaines telles que les églises, n’ont jamais fait beaucoup de place au débat idéologique. L’époque récente réaffirme fortement cette tendance.
Une moitié de citoyens américains ne vote pas et, pour celle qui vote, les partis démocrate et républicain proposent des discours proches dans de nombreux domaines. Aussi, le vote ne passionne guère car un candidat à la présidence, pour devenir élu, se doit de courtiser l’électeur-pivot et ainsi proposer un discours au centre en épousant les mouvements de l’opinion publique.
Et, contrairement à ce qu’on fait semblant de croire en Europe, l’électeur-pivot américain ressemble bien plus à un habitant de Liberty dans le Missouri qu’à un habitant résidant près de la Statue de la Liberté à New York. Or autant on a une idée des ressorts du vote du New-Yorkais autant celles de l’habitant de Liberty sont largement ignorées.
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