Géopolitique des langues. Un livre à lire comme une valeur sûre : Claude Truchot, Europe : l’enjeu linguistique, Paris : La Documentation française, collection Etudes, 2008, 151 pages, 14,50 euros.
DECIDEURS, universitaires ou lecteurs curieux, nous tenons, avec cette publication de Claude Truchot, le document panoramique qui manquait à la réflexion. Certes, des études antérieures assez diverses (Calvet, Siguan, Graddol, notamment) construisaient déjà une géopolitique partielle des langues de notre continent. Mais il fallait aujourd’hui, un ouvrage assez concis pour être accessible, où se composerait l’image à plusieurs dimensions des parlers de l’Europe. Et du même coup, s’impose l’idée que ces langues recouvrent un véritable défi pour l’avenir.
L’auteur est angliciste de formation, spécialiste des politiques linguistiques reconnu de longue date. Bien plus que cela, il est ancré par ses fonctions de professeur d’université et de chercheur à Strasbourg, au cœur de l’aire qu’il étudie. Il sait d’où il parle et de quoi il parle. Il fait partie de ces linguistes, sans doute trop rares, qui ont compris que les langues ne sont pas de purs systèmes formels. Les langues sont parlées par des hommes, elles sont pour eux la substance de leur identité, l’objet et le moyen de leurs désirs et de leur action. Elles sont aussi parfois, ou souvent, des armes. Si l’on nous accorde une formule un peu facile, Claude Truchot peut donc se permettre d’y aller « par quatre chemins » : la place, le rôle, la dynamique des langues de l’Europe contemporaine - non seulement langues nées entre Atlantique et Oural, mais langues du voyage, de l’immigration, du patrimoine, de la culture - ne sauraient se comprendre que dans la pluralité des facteurs.
C’est pourquoi s’imposait, dans une première partie, que fût retracée l’histoire linguistique, sociolinguistique et politique aussi du continent, des « fondations » au « dallage de l’Europe en Etats-Nations ». Rien n’est explicable, en effet, sans un regard porté sur ce qui a présidé à la construction des familles linguistiques : avec les migrations forcées, les Empires, l’expansion venue de l’Est et les plus récents apports humains, ceux du XXème siècle. La typologie des parlers (leur parenté linguistique et leur caractérisation formelle) va se structurer au fil des siècles, en des temps forts : le partage des possessions carolingiennes, la Renaissance ou encore l’établissement des monarchies. Mais Claude Truchot met en lumière d’autres traits encore, qui surviennent avec l’apparition de nouveaux pouvoirs, de nouvelles forces, parfois symboliques. Il fallait dire par exemple que « vouloir vivre ensemble » passe aussi par la langue commune (Renan). Car contrairement à ce qui se laisse parfois entendre ici ou là, la question linguistique ne peut être renvoyée à une seule thèse, celle de la violence d’un Etat-Nation naturellement obsolète ; il fallait dire encore l’importance des langues dans la constitution de la société industrielle des trois siècles passés, où se sont forgées l’Histoire et la conscience collective de l’Europe, à travers la guerre, guerre des cerveaux, des machines ou des canons.
Puis, dans un deuxième volet, Claude Truchot met en lumière des contradictions actuelles et des conflits que nous ne pourrons éviter. Nous vivons désormais dans une bipolarité forcée, entre « pouvoirs nationaux »et « institutions multinationales ».
Un cas de figure intéressant est celui des organes dont s’est dotée la communauté internationale pour gérer ses activités scientifiques, commerciales ou législatives dans la langue des ressortissants, comme le stipule le Traité d’Amsterdam de 1997. Quant à l’économie libérale, dominante en ce début de troisième millénaire, elle ne saurait aisément s’accommoder des « exigences linguistiques » propres à chaque pays, fussent-elles érigées en normes européennes. Un exemple nous en est donné à travers les politiques linguistiques des entreprises multinationales, dans leur diversité : Toyota en France, PSA en Slovaquie, Renault en Slovénie ont, chacun, adopté des stratégies différentes en matière de communication entre leurs employés et dans leur environnement.
L’étude fait, bien évidemment, place à la question de l’anglais, mais évite de focaliser sur ce seul élément de la configuration linguistique actuelle, qui prête si souvent à débat qu’il en fait oublier les autres. Il y va, c’est vrai, de la question de la création, de la diffusion et de la survie d’une culture et d’un savoir commun (Ammon, McDonnell, 2002, mentionnés p.123). Nous en sommes au point où s’installe, dans les esprits et les écrits, l’habitude d’ériger comme une sorte de « lingua franca », de parler commun, un anglais (ou un anglo-américain), déjà désigné comme « lingua academica » par certains. Pratique « contestable », comme le suggère C. Truchot ? Nous savons que, dès sa parution, l’ouvrage a suscité des réactions – non l’ouvrage lui-même mais, bien sûr, les faits qu’il met au jour – de la part de ceux qui veulent encore « travailler en France en français » et y trouvent des arguments objectifs à leur volonté de résistance. Ainsi notre monde de la recherche est-il menacé – classement de Shanghaï obligeant, nous dit-on – d’un monolinguisme des publications.
La mesure des enjeux apparaît dans le traitement politique qui en est fait, ce dont parle une dernière partie. Nous ne savons pas évaluer si simplement que cela l’importance des événements, surtout pas dans la longue durée : ainsi, à notre sens, en a-t-il été du traité de Verdun, quand se partage l’Empire de Charlemagne en 842. De cet événement sortent des effets considérables, comme Bernard Cerquiglini l’avait vu, non seulement pour les langues de France, mais pour l’histoire de l’Europe, et pendant des siècles. Nous pouvons difficilement imaginer quels seront les effets des « nouvelles migrations », comment en naissent et en naîtront des variétés du français, comment changeront les usages de la communication et de la culture à l’école et dans le reste de la société, quelle sera l’évolution de la norme langagière, entre hybridation et métissage, alors que restent vivaces des attitudes de conservation (songeons à l’orthographe) et de maintien des repères.
La sociolinguistique, si mince soit son rôle dans les débats actuels de la nation, nous dit que le français en usage a déjà évolué considérablement en quelques décennies, dans une mesure dont seuls peuvent donner idée, pour les jeunes générations, des documents tels que la chanson populaire ou la diction des acteurs dans les films des années 1950 et 1960. Admettons que les événements n’ont pas forcément d’effets là où on les attend ni les effets qu’on en attend. Ainsi en est-il des nouvelles technologies de la communication, qui, avec leurs avatars (la messagerie électronique, les blogs, Facebook…), sont en pleine évolution. Elles n’ont pas encore pris en Europe la puissance qu’elles révèlent ailleurs, par exemple aux Etats-Unis, comme on vient de le voir dans le champ de la politique intérieure lors de l’élection du président Obama. Mais l’Europe est multiple, et la France n’est pas les Etats-Unis. Là sont, bien sûr, les limites obligées de l’ouvrage fort documenté de C. Truchot. Il serait mal venu de reprocher à l’auteur de ne pas jouer davantage les voyantes.
Dans la conclusion de l’ouvrage, c’est avec un tact peut-être excessif que sont suggérés une ambiguïté et même un possible échec : celui des politiques linguistiques et éducatives menées par plusieurs des autorités nationales ou régionales européennes en matière de plurilinguisme. Si l’on se fonde sur les données disponibles en matière de connaissances des langues étrangères (Eurobaromètre, par exemple), on est vite amené à deux conclusions : d’une part, juger la situation notoirement mauvaise ; d’autre part, nuancer l’impact qu’auraient les politiques éducatives sur les pratiques observées, impact qui va jusqu’à la dérive ou à l’inconséquence. Nous pensons, dans le champ de l’enseignement des langues, à une orientation qui semble caractériser fortement la didactique contemporaine, triple orientation donnée par la politique, par la mercantilisation du savoir, par la technicisation. C’est dans un tel contexte que l’évaluation des compétences et les certifications prennent la place qu’on leur voit occuper de plus en plus dans les curriculas. Or la « demande » de certifications est largement induite, à l’heure actuelle, par un outil pédagogique visant simplement au départ à la compatibilité et à la transparence des formations et facilitant la mobilité des étudiants, le Cadre Européen de Référence en Langues (CECRL). Celui-ci est devenu (d’ailleurs bien au-delà des frontières européennes), peu à peu, la norme « tout-terrain », la pierre angulaire d’un enseignement. On voit les enseignants et les outils que leur proposent les éditeurs inexorablement conduits à se centrer sur l’évaluation, au détriment d’autres priorités stratégiques que pourraient être la démarche d’apprentissage (on apprenait naguère le latin pour mieux penser…), les contenus linguistiques ou la compétence interculturelle, etc. Naturellement, il faut attendre encore un peu avant de porter un jugement définitif sur les efforts d’expansion ou de rénovation didactiques entrepris, et ne pas en voir les seuls inconvénients.
Nous venons d’évoquer le CECRL. Ce sont, en effet, les institutions supranationales, principalement l’Union européenne qui viennent relayer les politiques nationales. Elles amplifient les ambitions, notamment pour ce qui touche à la diversification de l’offre linguistique. Chaque citoyen européen pourrait à terme maîtriser deux ou trois langues. En dépit du grand rêve d’un ensemble plurilingue et pluriculturel que serait l’Europe du futur, moins que jamais, pourtant, on n’apprend l’italien ou l’allemand, par exemple, en Grande-Bretagne ou en France. Ainsi Claude Truchot peut-il à juste titre conclure à la nécessaire mobilisation des divers acteurs – des individus aux entreprises ou aux institutions – qui répondraient aux enjeux repérés, « à condition de les faire converger vers des enjeux reconnus de tous. » Mais il doit ajouter : « Ce qui pour l’instant est loin d’être le cas. »
Le parti pris adopté par l’auteur est, sans doute pour mieux se faire entendre, de ne pas élever le ton. Dans une telle hypothèse – et, avouons-le, avec un soupçon de pessimisme - seuls des lecteurs avertis sauront décrypter pleinement un message si élégant et si fort mesuré. Pourtant, on l’aura compris, là se situe bien le point culminant de la réflexion : la volonté politique doit absolument trouver les moyens de se concrétiser, ou bien elle n’est rien. Sachons gré à ce remarquable travail de synthèse de 150 pages d’avoir contribué, du moins, à faire comprendre où nous en sommes.
Enfin, si nous pouvions proposer que soit poursuivi un tel travail de fond, ce serait dans deux directions : celle, d’abord, de l’histoire des cultures scolaires et éducatives. Les modalités de la transmission des langues en classe formatent largement leur diffusion et leur évolution. C’est pourquoi un plurilinguisme européen ne se fera sans doute pas avant que soit achevé le travail d’homogénéisation de l’école, comme c’est déjà le cas, partiellement, pour l’enseignement supérieur, où sont en voie de se concrétiser les décisions de Bologne (1999). Et corollairement, on pourrait explorer le domaine des représentations sociales sur les langues, l’image de « beauté », de « facilité », d’utilité », l’attrait, le désir des langues (et leurs contraires), qui déterminent par exemple, des zones d’emploi officiel et des solutions alternatives dans les situations de la vie privée et l’expression culturelle.
Une étude tout aussi scientifique, labourant encore plus loin le champ, contribuant ainsi à une géopolitique des langues qui se voudrait holistique, pourrait donc viser cet élargissement vers l’histoire de l’éducation et l’imaginaire. Même si de telles données sont, assurément, souvent difficilement quantifiables, les instances de pouvoir feraient bien d’y prêter attention. Certes, sur ces questions comme ailleurs quand il s’agit de prospective, nous avons souvent un léger temps de retard dans nos analyses des pratiques émergentes, dans notre compréhension d’un devenir en gestation. On le devine, ce constat relativiste tient à un fait : l’analyste doit être lui-même en avance sur le politique, qui attend de lui des outils d’aide à la décision. Une telle remarque n’obère donc en rien la pertinence et l’importance de l’ouvrage de Claude Truchot.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |