Espagne. Catalogne : forces et faiblesses du gouvernement séparatiste

Par Albert BORRAS, le 26 février 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplômé d’un Master II de recherche en Géopolitique à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8).

L’Union européenne est tiraillée entre des forces contraires. Le séparatisme catalan est une de ces forces qui interroge non seulement l’échelle nationale - l’Espagne - mais aussi l’échelle de l’Union européenne. Aussi importe-t-il de comprendre les spécificités de son champ politique.

LE 20 décembre 2015, les électeurs espagnols ont décidé de rompre avec plus de trois décennies de bipartisme politique. L’ascension sur la scène politique espagnole de Podemos et de ses alliés ainsi que de Ciudadanos a créé une situation qui a depuis parasité les institutions espagnoles. Un tel achoppement avait déjà eu lieu en Catalogne, lorsque la Candidature d’Unité Populaire (CUP), l’extrême gauche indépendantiste catalane, s’était trouvée en position de force afin de décider du futur du gouvernement catalan. La non-investiture du président sortant Artur Mas, candidat de la coalition Junts pel Si (CDC et ERC) a constitué la principale exigence des radicaux de la CUP. Sur les 135 députés régionaux, il fallait 68 voix –majorité absolue- au candidat du gouvernement autonome catalan pour être élu, sachant que 67 d’entre eux avaient d’ores et déjà voté contre lui. Junts pel Si, pour sa part, a recueilli 62 suffrages tandis que la CUP en a reçu 10. Les rudes négociations entre les partis indépendantistes ont finalement débouché in extremis sur un pacte de gouvernement (70 voix). La CUP a réussi à ce que le président sortant, Artur Mas, fasse « un pas de côté » et l’impasse sur la présidence de la Generalitat. En échange, la CUP devra, entre autres choses, soutenir la stabilité du nouveau gouvernement, ce qui représente une alliance « contre nature ». Le président de l’Association des Municipalités pour l’Indépendance (AMI) et maire de Gérone avec l’étiquette CDC (Convergence Démocratique de la Catalogne) a incarné l’homme de consensus choisi afin d’être le 130e président de la Generalitat. Ce qui a ainsi eu pour effet de révéler le rôle majeur des plateformes politiques et sociales telles que l’AMI, l’Assemblée Nationale Catalane (ANC) et Omnium Cultural. Quoi qu’il en soit, l’évolution des rapports de forces entre les partis politiques, plateformes, courants politiques et citoyens ont empêché la convocation de nouvelles élections. Ce qui de surcroit n’a pas épargné l’amplification des contradictions et des fissures enregistrées particulièrement au sein de l’organisation de la CUP, mais aussi à Junts pel Sí. En effet, ce nouveau gouvernement qui se profile semble moins certain de lui quant à la possibilité de bâtir un état catalan indépendant d’ici à 18 mois (quelques jours après son investiture Carles Puigdemont a déclaré : « Il n’est pas prévu dans notre promesse électorale que nous fassions une Déclaration Unilatérale d’Indépendance »), et devrait donc demeurer instable.

L’organisation de la CUP divisée entre front indépendantiste et front de gauche

La CUP est organisée par plus d’une centaine d’assemblées locales (155 en 2015), elles-mêmes regroupées en assemblées territoriales (13 en 2015) qui rassemblent 1 315 militants en 2013 et 1 399 en 2014 et sont les structures de base par lesquelles passent toutes les décisions du collectif. Il faut y ajouter 1.060 collaborateurs directs (courants adhérents) qui se sont notablement accrus entre 2013 et 2014 (il n’y en avait que 800 en 2013 auxquels se sont donc agglomérés 260 en 2014).

Les assemblées territoriales choisissent 60 représentants formant le Conseil Politique, qui se réunissent une fois par mois ainsi que l’Assemblée nationale où tous les militants et collaborateurs élisent, pour deux ans, 15 personnes afin de former le Secrétariat national. Ce dernier exécute les décisions du Conseil Politique ainsi que celles de l’Assemblée Nationale. Par ailleurs, il existe également un organe du nom de Groupe d’Action Parlementaire (GAP) qui s’occupe de planifier, contrôler et décider le travail des élus au sein du parlement catalan.

Une semaine après les élections catalanes, l’assemblée des militants s’est de manière exceptionnelle trouvée parfaitement à parité sur la question du vote pour ou contre l’investiture d’Artur Mas (1 515 voix en faveur et 1 515 voix contre). Le Secrétariat National de la CUP a décidé de donner le pouvoir au Conseil Politique et à la GAP afin de décider, le 3 janvier 2016, du chemin à suivre. Au préalable, s’est tenue une réunion le 2 janvier, soit 8 jours avant la date limite pour l’investiture, où la CUP a proposé que ses assemblées locales (155) et territoriales (13) ainsi que d’autres organisations politiques et municipales puissent débattre sur ce sujet pour influencer la décision finale du Conseil Politique et du GAP. Les organes internes de la CUP avaient décidé, à la suite des débats internes, de refuser l’investiture d’Artur Mas.

Dans une grande mesure, la décision prise par les organes internes de la CUP s’est révélée ainsi être le résultat des rapports de forces entre les organisations internes (Endevant, Enlluita, Unitat Popular Catalana et Poble Lliure) et partenaires externes (Crida Constituent et Esquerra Independentista) qui conforment la liste de la CUP-Crida Constituent. Les différences entre ces collectifs ont été palpables lors de ce débat. Anna Gabriel, membre du collectif Endevant, unique députée régionale qui fait partie d’un courant concret (à l’exception d’Albert Botran de Poble Lliure), s’est montrée la plus hostile à l’investiture d’Artur Mas et concomitamment la plus proche des positions d’En Comú Podem (liste catalane de Podemos et de ses partenaires aux législatives). Il est à souligner que la liste d’En Comú Podem est arrivée en tête (24,74 % des voix) en Catalogne, ce qui a grandement influencé le débat interne de la CUP. Actuellement, Anna Gabriel est porte-parole de la CUP, ce qui lui octroie un pouvoir accru. Par ailleurs, nous trouvons aussi d’autres courants hostiles tels que Corrent Roig (qui faisait partie de Crida Constituent) et Enlluita. La ligne rouge qui les divise est étroitement liée, en grande partie, à l’importance donnée au processus indépendantiste : une fraction de la CUP (telle Poble Lliure) a fortement encouragé l’opportunité de se lier, au nom de l’indépendance, à un parti de droite en perte de vitesse. Le parti d’Artur Mas (Democracia i Llibertat aux législatives) a perdu presque la moitié de ses voix par rapport aux élections législatives de 2011 (565.501 en 2015 et 1.015.691 voix en 2011) et doit faire face aux graves accusations de corruption de son ancien leader Jordi Pujol. L’indépendantisme ne serait que le radeau de sauvetage d’un navire qui sombre. Xavier Monge, ancien candidat de la CUP à la mairie de Barcelone en 2011, a déclaré sur internet : « Il est l’heure de poser la pure réalité sur la table : le processus (indépendantiste) est l’arnaque majeure de la politique catalane ». Néanmoins, après ces déclarations, ce candidat démissionnera de la CUP, en prétextant les fortes divergences et tensions internes du parti. Pour sa part, Antonio Baños, candidat de la CUP lors des élections régionales de la Catalogne a aussi démissionné de ses responsabilités, dont également de son siège au parlement.

Cependant, le 9 septembre 2015, à la suite des ultimes réunions entre Junts pel Si et la CUP -fortement poussées par les associations citoyennes indépendantistes-, les partis sécessionnistes sont enfin parvenus à un accord de gouvernement. Lequel est d’une certaine manière humiliant pour la CUP. En effet, en échange du renoncement d’Artur Mas en tant que président (qui en outre quittera son siège de député) et l’acceptation d’un candidat de la CDC choisi par Artur Mas, la CUP doit s’engager à « ne voter en aucun cas dans le même sens que les groupes parlementaires hostiles au processus (indépendantiste) et/ou droit de décider du moment où cette stabilité représentera un risque ». Ensuite, la CUP a dû céder 2 députés qui se sont intégrés dans la liste de Junts pel Sí, afin de garantir le point précédent. Enfin, elle a été obligée de nommer le nouveau candidat, Carles Puigdemont, lors du premier vote d’investiture. D’autre part, la CUP a dû émettre officiellement ses excuses à la société catalane : « La CUP-CC a pu mettre en péril la poussée et le vote majoritaire de la population et l’électorat en faveur du processus à l’indépendance ». Afin de prouver sa bonne foi, la CUP remplacera ainsi quatre députés régionaux (dont Josep Manuel Busqueta, Julià de Jòdar, Antonio Baños et Ramon Usall). Les divergences au sein du groupe d’extrême-gauche se sont aussi accrues après la décision d’investir Carles Puigdemont comme président de la Generalitat. Un mois après, un maire et deux conseillers municipaux du petit village de Vilasdasens (dans la province de Gérone) ont démissionné de leurs fonctions. En outre, le collectif qui intégrait la liste de la CUP-Crida Constituent, Corrent Roig, a décidé d’abandonner le parti en arguant que le pacte avec Junts pel Sí constituait un fait « extrêmement grave », car il y avait là « bel et bien renoncement à une indépendance politique » et aux idées plus radicales. La désintégration de la CUP demeure une hypothèse, mais une hypothèse de plus en plus envisageable.

Les associations civiles indépendantistes (ANC, AMI et Omnium) : un rôle majeur pour le processus indépendantiste

En gage de loyauté à la CUP, la coalition de Junts pel Sí s’est engagée en faveur d’un processus pour atteindre l’indépendance de la Catalogne, et ce par un processus constituant et un sauvetage citoyen. Le détrônement d’Artur Mas à la tête de l’exécutif catalan ainsi que la proposition de Carles Puigdemont comme président ont été vécus par une partie de la CUP comme un succès. Cette dernière voyait Artur Mas telle la continuation du « pujolisme », sachant que durant des années il avait été conseiller de Jordi Pujol, président de la Generalitat catalane pendant 23 ans. Ainsi, ce 10 janvier 2016, 8 députés de la CUP, ajoutés à 62 de Junts pel Sí ont soutenu la candidature de Carles Puigdemont comme président de la Generalitat (70 voix en faveur, 63 contre et 2 abstentions de la CUP, dont celle d’Anna Gabriel). Le nouveau président de gouvernement (né à Amer en 1962), issu aussi de CDC, est depuis 2011 le maire de la capitale de la province nord-est de la Catalogne, Gérone (4 provinces divisent la Catalogne), poste dont il a démissionné. Cette province a puissamment soutenu les partis indépendantistes lors des régionales (39,54 % pour Junts pel Sí) et lors des législatives (25,03 % pour Démocratie et Liberté et 23,44 % à ERC). Ce candidat est notoirement reconnu pour ses convictions nationalistes et indépendantistes : il a été fondateur des Jeunes Nationalistes de la Catalogne –organisation de la jeunesse de CDC [1]. Philologue [2], mais journaliste de profession, il est spécialement intéressé par les médias. Il a été un temps rédacteur en chef d’un journal catalan « El Punt  » ainsi que promoteur et premier directeur de l’Agence Catalane des Nouvelles. [3] Jusqu’à ici le nouveau président offrait un visage des plus sympathiques. Toutefois, selon les journaux catalans critiques Cafèambllet [4] et Directa, l’ancien maire de Gérone aurait utilisé 3,7 M€ des fonds des services d’eau de la ville afin de financer une collection d’art pour un musée de la Ville en 2014 qui aurait été ainsi théoriquement payé par les contribuables. [5] Au demeurant, il avait mis en adjudication des chantiers publics à un membre de son parti politique, Lluís Freixas. Ce dernier est maire de Campllong, vice-président du Conseil de Comarque du Gironès, et chargé du domaine d’Habitations et Chantiers du Conseil de Comarque. [6] En outre, il est à souligner que le nouveau président de la Catalogne a été le président de l’AMI de 2015 au 10 janvier 2016. Cette organisation, ajoutée à celles de l’ANC et Omnium Cultural s’est révélée déterminante pour le déroulement du processus souverainiste à la fois en élargissant la base électorale et par son rôle au cours des négociations entre Junts pel Sí et la CUP.

Grâce à sa fonction de Président de l’AMI, Carles Puigdemont a pu gagner des galons au sein de la CDC jusqu’à se trouver, lors des régionales du 27 septembre 2015, en troisième position sur la liste Junts pel Sí dans la province de Gérone. L’AMI lui ainsi permis de se projeter en dehors de Gérone. Mais, il n’est pas l’unique politicien à avoir su profiter de l’influence des associations indépendantistes. Carme Forcadell, actuelle présidente du Parlement Catalan, avait été présidente de l’ANC depuis sa création en 2012 jusqu’à mai 2015, ainsi que membre de l’exécutif d’Omnium Cultural. En juillet 2015, elle s’est présentée comme numéro deux de la liste de la candidature de Junts pel Si. D’autre part, la précédente présidente d’Omnium Cultural Muriel Casals [7] est devenue députée régionale et a été tête de liste nº3 pour Junts pel Sí, lors des élections catalanes du 27 septembre 2015. Elle est aussi l’actuelle présidente de la nouvelle commission du Processus Constituant de la Generalitat- commission qui est chargée d’étudier les structures d’un hypothétique état indépendant catalan.

En effet, ces organisations ont acquis une popularité majeure lors du processus indépendantiste et les politiciens ont bien su l’exploiter. Quant à l’AMI, il s’agit d’un réseau d’institutions locales né en décembre 2011 qui s’articulent afin de « travailler uniquement et exclusivement pour l’indépendance de la Catalogne » [8]. Ce réseau se concentre sur 784 villes adhérentes ainsi que 49 conseils de comarque, conseils départementaux et autres entités locales. Parmi ces villes, nous ne trouvons pas Barcelone. Et si la capitale catalane est exclue de l’AMI, en revanche cette dernière peut compter sur le regroupement de 80 % des villes dans 26 comarques sur 42 avec partout une présence marquée (principalement à l’intérieur de la Catalogne, là où les forces politiques indépendantistes sont plus importantes). Parmi ses actions, l’une des plus représentatives est celle du soutien apporté au président Artur Mas lors de la consultation sur l’indépendance le 9 novembre 2014, après que l’état espagnol ait interdit un référendum. L’ANC, de son côté, est une organisation au même dessein que celle que nous venons de voir, mais qui œuvre plus particulièrement au niveau de la mobilisation sociale. En effet, celle-ci a convoqué les deux mobilisations les plus importantes de la cause indépendantiste (11 septembre 2012 et 2013), rassemblant entre 500 000 et 1 600 000 personnes (données variant selon les sources). Ainsi, cette organisation a-t-elle appelé à certaines manifestations lors des pourparlers entre Junts pel Sí et la CUP afin de favoriser un accord de gouvernement. En rapport à son organisation, elle est structurée par plus de 500 assemblées territoriales, une cinquantaine d’assemblées sectorielles et plus de 30 assemblées extérieures. Les assemblées sont fortement implantées sur tout le territoire, mais avec une densité significative dans le nord-est de la Catalogne. Enfin, Omnium Cultural est une organisation historique existant depuis plus de 50 ans (1961). La vocation de cette association est née de la défense de la culture catalane lorsqu’elle se trouvait censurée lors de la période franquiste. Elle concentre 54.200 adhérents et 56 centres territoriaux et s’occupe de « la défense de la langue catalane ainsi que des droits nationaux de la Catalogne » [9]. Ces associations, avec la confluence des différentes partis politiques, constituent un puissant conglomérat.

En définitive, la CUP ainsi que CDC se sont sauvées d’une possible catastrophe électorale au cours d’un hypothétique scénario d’élections avancées, ce qui aurait probablement été profitable à Podemos et ses alliés. Lesquels ont largement devancé CDC et ERC lors des législatives nationales. Le rôle des associations au long de cette ultime étape des pourparlers a été primordial et probablement le pacte dénué de sa fonction intrinsèque n’aurait jamais pu être possible. Ce pacte ne devrait pas empêcher -en théorie- de nouvelles discordes entre Junts pel Si et la CUP. En effet, au cours du premier acte parlementaire, ces deux partis sont derechef parvenus in extremis à un accord pour fournir aux fonctionnaires le bonus qui ne leur avait pas été versé sur leur salaire de 2012. La proposition, présentée et signée par tous les partis de l’opposition, y compris la CUP, a mis en évidence les futures dissensions entre les formations. Les votes du budget du gouvernement régional ou les négociations pour le projet de Barcelona World (projet d’hôtels et des casinos à Tarragone) constitueront des sujets compliqués à gérer pour le gouvernement de Junts Pel Sí et pour la CUP, y compris en leur sein. Reste à observer le dénouement !

Copyright 26 février 2016-Borras/Diploweb.com


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[2En réalité, il n’a pas terminé ses études de philologie.

[4La fondatrice de ce journal gratuit critique s’est présentée comme numéro deux pour la candidature d’En Comú Podem, dont elle est devenue députée nationale pour Podemos.

[7Muriel Casals est récemment décédée dans un tragique accident.

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