Larry J. Sabato est Professeur de Sciences politiques, Université de Virginie (Charlottesville).
François Vergniolle de Chantal est maître de conférences à l’Université de Bourgogne (Dijon) et auteur de l’ouvrage Le fédéralisme américain en question : de 1964 à nos jours, Dijon, éditions universitaires de Bourgogne (EUD), 2006.
Larry J. Sabato est sans doute un des universitaires américains les plus recherchés dans les médias pour ses commentaires politiques. Il enseigne à l’université de Virginie depuis 1978 où ses cours sont extrêmement populaires, notamment grâce à des personnalités politiques qui viennent s’adresser aux étudiants : citons par exemple Hillary Clinton en février 2008 et le sénateur démocrate Jim Webb de Virginie en avril 2010. Ancien étudiant de Princeton et d’Oxford, il a bénéficié d’une des prestigieuses Rhodes Scholarship en 1975. Il fut également consultant politique pour une figure de la politique locale en Virginie, le démocrate Henry Howell.
Il a publié plus de 20 ouvrages sur la vie politique américaine, dont le dernier porte sur l’élection de Barack Obama : The Year of Obama, New York, Longman, 2009. Il est le directeur du Center for Politics (fondé en 1998) à UVA et dirige un site d’analyse politique, entièrement accessible, Sabato’s Crystal Ball, lancé en 2002.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter cet entretien avec Larry J. Sabato par François Vergniolle de Chantal, "Elections à haut risque pour Obama", publié dans la revue Politique américaine, n°16, Printemps-Eté 2010, Paris, Choiseul, pp. 89-103.
François Vergniolle de Chantal – Les élections de mi-mandat de novembre 2010 seront un référendum sur Obama et ses réalisations. Pensez-vous qu’on puisse établir un parallèle avec les élections de 1994 où les républicains se sont emparés du Congrès suite aux difficultés de la présidence Clinton ?
Larry J. Sabato – La prudence s’impose quand on évoque des scénarios électoraux plusieurs mois avant l’échéance. Les élections primaires pour désigner les candidats sont en train de se terminer, de sorte que dans de nombreux États, nous ne savons pas encore qui seront les candidats. Voici ce que je peux dire pour le moment : les républicains vont s’emparer d’un nombre substantiel de sièges à la Chambre et au Sénat ; plusieurs gouverneurs vont également basculer dans le camp républicain. Autrement dit, cette première échéance électorale pour Obama va l’affaiblir, comme souvent pour une nouvelle administration. Mais jusqu’à quel point ? À la Chambre, les républicains ont besoin de gagner 40 sièges pour obtenir la majorité. Mais ils n’ont pas encore atteint ce stade. Je les place pour l’instant entre 27 et 38 sièges. Ce sont les projections de la Crystal Ball. Comment sommes-nous parvenus à ce chiffre ? Nous avons deux méthodes. La première est une évaluation largement qualitative que nous menons pour chaque circonscription (district) et qui comporte les éléments suivants : qui sont les candidats, quelles sont leurs capacités financières, quelle est leur expérience publique, quels sont les résultats des sondages au niveau de la circonscription, ainsi que la configuration au niveau de l’État. Il faut en effet systématiquement replacer ces élections locales dans le contexte plus large de l’État. Si l’élection s’annonce favorable pour les républicains, cela signifie qu’il y aura un effet d’entraînement (coattails) en leur faveur. Cette méthode, que nous appliquons systématiquement pour chaque circonscription, indique qu’environ 27 sièges devraient passer des démocrates aux républicains. Ce chiffre regroupe à la fois des circonscriptions où l’élu ne se représente pas (open seat), et des circonscriptions où le titulaire ne réussit pas à se faire réélire. La seconde méthode nous indique que 38 sièges vont basculer vers les républicains. Elle repose sur une analyse régressive (regression analysis) qui est généralement fiable lorsque nous l’utilisons durant l’été qui précède le scrutin [1]. Je serais donc tenté d’en minimiser l’utilité pour le moment. Il est beaucoup trop tôt pour qu’elle puisse être significative. Néanmoins, nous en savons assez pour dire que les républicains sont à portée de la majorité à la Chambre. Notre analyse régressive comporte un certain nombre de variables clés. Généralement, celle qui intéresse le plus est la variable institutionnelle. Nous venons d’avoir, depuis 2006, deux élections nationales (ainsi que des élections partielles) où les démocrates ont enregistré un gain de 55 sièges à la Chambre. D’où viennent ces 55 élus ? Dans leur grande majorité ils viennent de régions républicaines. Ce sont donc précisément les sièges qui sont les plus susceptibles de basculer au moindre retournement de l’opinion. Il ne peut pas y avoir de grands changements lors des élections de mi-mandat si le parti qui détient la Maison Blanche n’a pas eu de bons résultats sur la période récente. Or précisément les démocrates viennent de bénéficier de deux élections récentes aux résultats spectaculaires. Et c’est cela qui les rend extrêmement vulnérables. Un facteur supplémentaire est l’état de l’économie, qui est dans une mauvaise passe. Cette faiblesse de l’économie peut se mesurer de différentes façons. Pour ma part, je n’utilise pas le critère le plus traditionnel qui est le niveau du chômage. Il ne me semble pas que cela soit l’indicateur le plus pertinent. J’utilise la croissance du revenu (income growth). En tant que citoyen individuel, je peux certes être sensible au sort des chômeurs, mais c’est là un souci qui est purement théorique. En revanche, si je me retrouve avec moins d’argent que l’année dernière, alors là, oui, je vais commencer à me soucier de l’état de l’économie. Tout simplement parce que l’état de mes finances personnelles s’en ressent. Évidemment, si vous êtes chômeur, ou si des membres de votre famille le sont, alors votre économie personnelle n’est pas bonne non plus, et vous allez très certainement voter sur cette base. Mais il me semble qu’il est bien plus important de considérer la hausse ou la baisse du revenu ; et pour les chômeurs justement, la baisse du revenu est spectaculaire. En d’autres termes, nous prenons mécaniquement en compte le chômage lorsque nous utilisons les fluctuations du revenu. Un autre facteur qui compte est celui de la popularité présidentielle. C’est sans doute un des meilleurs indicateurs. Il s’agit en effet d’une statistique qui en synthétise une quantité d’autres. En effet, lorsqu’un individu déclare son opinion à propos du président, il prend en compte toutes les questions qui lui paraissent importantes. Et donc il s’agit d’un bon prédicteur du vote partisan. Si je déclare soutenir Obama, alors les chances que je vote démocrate sont élevées. À l’inverse, si je dis ne pas soutenir Obama, alors je vais très certainement voter républicain.
Les élections à la Chambre sont extrêmement intéressantes dans la plupart des cas. Ici en Virginie, l’élection de Tom Perriello dans la 5e circonscription sera très suivie et coûtera sans doute beaucoup d’argent aux candidats, sans doute des milliards. Certaines parties du « Midwest » peuvent passer chez les républicains : par exemple dans le Michigan, la 1ère circonscription de Bart Stupak, l’élu qui a contribué à l’adoption de la réforme de l’assurance santé et qui a soudainement décidé de ne pas se représenter, va sûrement passer aux républicains, tout comme un ou deux sièges. Dans le Maryland, l’élu de la 1ère circonscription, Franck Kratovil, est un démocrate qui a été élu en 2008 alors que pour la présidentielle la circonscription a voté pour McCain. Il a refusé de voter pour la réforme de l’assurance santé – contrairement à Tom Perriello – pour essayer de sauver son siège. Mais je ne serais pas étonné de le voir perdre de toute façon. Les électeurs semblent voir dans n’importe quel démocrate une marionnette dans les mains d’Obama.
F. V. d. C. – Comment pensez-vous que la réforme de l’assurance santé va jouer dans les élections de mi-mandat ?
L. J. S. – Obama a satisfait ses électeurs avec cette réforme et il cherche maintenant à faire du Parti démocrate celui des accomplissements, face à un Parti républicain enfermé dans la dénonciation et le refus. C’est une tactique tout à fait légitime, mais je demeure prudent quant à son efficacité. Ce que j’ai appris au cours de mes années comme observateur de la scène politique américaine c’est que lorsque les gens sont satisfaits ils ne vont plus se mobiliser. Concrètement, le problème électoral pour les démocrates est maintenant de faire en sorte que leurs électeurs se déplacent pour les élections de mi-mandat. En face, les républicains et les indépendants conservateurs sont furieux et choqués : « Le président “socialiste” des États-Unis altère le mode de vie américain… Nous ne serons plus jamais comme avant… La liberté est en danger ». Ils se veulent maintenant prêts à agir, décidés à aller voter et se débarrasser des élus en place. C’est pourquoi jusqu’à présent, chaque sondage d’opinion, sans exception à ma connaissance, indique que les républicains et les conservateurs vont se déplacer en masse pour les élections de mi-mandat, alors que les indicateurs sont beaucoup plus incertains pour les démocrates et les progressistes. Ce différentiel ne serait pas très significatif pour une élection présidentielle car généralement même les électeurs peu motivés se déplacent : il suffit de se tourner vers 2008 et ses 63 % de taux de participation. En 2010 en revanche, je considère que la participation sera autour de 40%, soit 28 points de différence par rapport à 2008. Qui sont les électeurs qui ne viendront pas voter ? Ce sont, de façon écrasante, les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes qui travaillent, c’est-à-dire précisément les groupes qui sont très majoritairement démocrates. Voilà la clé de l’élection en 2010 : le différentiel de mobilisation entre les deux camps. Il ne faut pas aller trop loin néanmoins. Je participais à un débat sur MSNBC et le présentateur citait les évaluations de certains blogs qui parlaient d’une perte de 50 à 100 sièges pour les démocrates à la Chambre. D’autres estimations évoquent 50 à 60 sièges ; RealClearPolitics, un site conservateur, anticipe 70 à 80 sièges. Je ne pense pas que cela soit réaliste. À ce stade, les observateurs ne font que deviner : pourquoi ne pas aller jusqu’à 125 sièges ? Après tout, c’est bien ce que Grover Cleveland avait perdu en 1894. Maintenant, au printemps 2010, aucun observateur ne peut prédire avec certitude des pertes aussi importantes. D’ici l’élection, ces prédictions auront été révisées dix fois de suite.
Outre la question de la mobilisation, je pense que la réforme de l’assurance santé va aussi s’avérer « coûteuse » : en employant ce mot je ne fais pas référence aux arguments républicains sur l’endettement et les finances publiques. Pas du tout. Je pense tout simplement que beaucoup de citoyens vont se rendre compte qu’ils perdent de l’argent avec cette réforme, au moins dans un premier temps. C’est vrai d’abord pour l’électorat le plus aisé – celui qui vote à quasiment 100%, celui qui contribue aux campagnes – mais aussi pour un groupe clé de la coalition électorale de 2008, les plus jeunes, entre 18 et 24 ans. À cet âge, on se sent invulnérable et un grand nombre d’entre eux se passent d’assurance santé pour pouvoir mettre un peu plus d’argent de côté. Ils vont être les premiers à réaliser qu’ils doivent payer pour une couverture santé maintenant obligatoire : leurs économies et leurs premiers bulletins de paie vont s’en ressentir, et je ne pense pas qu’ils l’apprécient.
F. V. d. C. – Qu’en est-il du Sénat ? Les chances des républicains sont-elles moins élevées qu’à la Chambre ?
L. J. S. – Au début du cycle électoral actuel, en janvier 2009, la plupart des observateurs pensaient que l’élection de 2010 serait une bonne année pour les démocrates au Sénat. Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme vous le savez, les élections au Sénat portent en fait sur un tiers de la promotion. Et pour chaque élection il y a des tiers (class) extrêmement différents. Si vous regardez les États qui sont concernés cette année par les élections sénatoriales, ce sont des États qui penchent fortement vers les démocrates. En fait, la classe qui est en jeu en 2010 est la plus démocrate des trois dernières élections ! Par ailleurs, les élus démocrates qui participent cette année sont parmi les mieux enracinés et les plus efficaces. C’est pourquoi je pensais, comme beaucoup d’autres, que les démocrates allaient plus ou moins se maintenir en 2010. Peut-être allaient-ils perdre un ou deux sièges, mais en fin de compte ils ne seraient pas trop loin de 60 sièges. Cela vous indique à quel point les projections politiques en début de cycle peuvent être trompeuses : l’évolution ultérieure du contexte sociopolitique est déterminante. Il est maintenant évident que toute une série de facteurs vont permettre aux républicains de gagner beaucoup plus de sièges que prévu : l’état de l’économie, la fin de la lune de miel entre Obama et les électeurs, ainsi que l’endettement public, les impôts, le mouvement des Tea Parties, etc… Tout ceci devrait permettre aux républicains d’obtenir entre 5 et 7 sièges au Sénat. Les démocrates tomberaient donc à une majorité comprise entre 52 et 54 sièges. Les républicains ne vont pas obtenir plus de 10 sièges et atteindre ainsi une majorité, d’autant que c’est le vice-président qui peut trancher en cas de division du Sénat en deux parts égales. Cela fait beaucoup. Il faudrait que les républicains remportent toutes les élections ouvertes (competitive) et gagnent également dans deux élections que personne n’aurait vu venir. Est-ce possible ? Oui, bien sûr. Mais est-ce probable ? Non, je ne crois pas. Le plus vraisemblable est que les démocrates aient une majorité plus réduite qu’à présent. Et quelle est la caractéristique la plus évidente au Sénat ? C’est qu’on ne peut le diriger sans avoir une « super-majorité » de 60 sièges [2]. Techniquement, oui on dirige le Sénat avec 50 élus : le parti qui a 50 élus désigne un Majority Leader, les projets de loi les plus anodins sont adoptés sans difficultés, et le contrôle de l’ordre du jour (calendar) est assuré. Si vous obtenez un accord pour empêcher toute obstruction (filibuster) pour une nomination à la Cour suprême, ce qui est généralement le cas, vous pouvez organiser des auditions qui se déroulent sans problèmes. Mais sur les législations les plus controversées, il est beaucoup plus difficile de faire adopter vos idées. C’est ce qui explique que Barack Obama ait tellement insisté au cours des mois qui précèdent pour faire adopter tellement de projets de loi aussi vite. Je crois qu’il comprend maintenant à quel point il a surchargé le système, voire l’opinion publique elle-même. Le « changement » commence à user. Il y a trop de réalisations faites trop vite. Mais la raison pour laquelle Obama s’est lancé dans un tel mouvement de réforme c’est qu’il a fait une analyse tout à fait correcte des élections partielles qui viennent de se dérouler. Il a compris qu’il n’aura jamais autant de démocrates à la Chambre et au Sénat, même s’il obtient un second mandat. La relève politique qui se prépare, les départs à la retraite, tout ceci m’incite à penser que l’analyse du président est tout à fait censée. Le législatif ne sera jamais aussi démocrate que maintenant avec le 111ème Congrès. Si Obama ne réussit pas à faire adopter par un Congrès très majoritairement démocrate des lois aussi importantes que le changement climatique, les libertés syndicales [3], et toute une série d’autres qui attendent, et bien il n’arrivera jamais à le faire dans les années à venir. Obama est parfaitement conscient de cette contrainte et il gère son calendrier au mieux de ses possibilités. Le dernier exemple en date, à ma connaissance, est la volonté présidentielle de faire adopter un traité de libre-échange avec la Corée du Sud d’ici la fin de l’année 2010, alors que ce projet a à peine été abordé. Je ne sais même pas si cela sera possible : l’ordre du jour sénatorial est déjà extrêmement chargé. Si l’administration essaye maintenant, c’est uniquement parce qu’ils savent que les difficultés seront encore plus importantes une fois que le 112e Congrès débute en janvier 2011. Même si paradoxalement, sur ce point précis, il est en fait possible que ce projet reçoive un accueil un peu plus chaleureux chez les républicains que chez les démocrates. Mais visiblement, les responsables de l’administration ne pensent pas de cette façon car ils veulent inclure dans cet accord des dispositions sociales et environnementales qui seront surtout du goût d’un Congrès démocrate.
Une élection sénatoriale qui compte est celle du Nevada où le Majority Leader Harry Reid se bat pour sa survie électorale. Une défaite serait hautement symbolique. Mais Harry Reid est un des rares politiciens à être parfaitement capable de gagner une élection serrée. C’était déjà le cas en 1988 où il a gagné avec une majorité de 400 voix. Il sait donc parfaitement gérer une élection difficile. Et tant mieux car c’est précisément ce qui lui arrive en 2010. Du côté des républicains, la course qui se prépare dans le Kentucky est très intéressante. Normalement c’est un État qui est largement acquis aux républicains et qui en 2008 n’a pas voté pour Obama (McCain l’a emporté avec presque 60% des voix). Et pourtant, ce n’est plus si sûr. Le républicain Jim Bunning s’est retiré, poussé par Mitch McConnell, le Minority Leader au Sénat, dont la « machine » politique locale est parmi les plus puissantes du pays. Mitch McConnell avait fait de Bunning sa créature politique ; il avait réussi à le faire élire deux fois de suite, mais difficilement (avec des majorités de 5 000 voix dans les deux cas) car Bunning était un candidat extrêmement médiocre. Au final, l’âge de Bunning, sa relative rigidité au Sénat et la médiocrité de ses performances pour lever de l’argent ont sans doute convaincu Mitch McConnell de passer à quelqu’un d’autre, d’autant que Bunning cherchait aussi à s’émanciper. Mais la transition ne s’est pas déroulée comme prévu : la primaire républicaine a déchiré le parti. Trey Gerson, secrétaire d’État et candidat de l’establishment local (et donc de Mitch McConnell) a été battu par le libertarien Rand Paul – le fils de Ron Paul [4] – grand favori du mouvement des Tea Parties et sans liens avec Mitch McConnell. Il est difficile de dire pour l’instant si cette victoire est due à ses idées – et notamment son conservatisme fiscal – ou à ce sentiment anti-establishment dont les médias se font l’écho. Mais Rand Paul est, comme son père, très largement un doctrinaire dont les idées peuvent choquer – par exemple il est contre la guerre en Irak. D’ailleurs, après ses déclarations intempestives au lendemain de sa victoire, Rand Paul a adopté un profil modeste. Les sondages dessinent pour l’instant une élection incertaine entre Rand Paul et le démocrate Jack Conway. Mais je pense que les déchirements du camp républicain vont jouer en faveur des démocrates. Jack Conway est le ministre de la Justice (Attorney General) de l’État et il est tout à fait crédible. Si le siège de Bunning passe aux démocrates, cela signifie que les républicains n’auront pas la majorité au Sénat.
F. V. d. C. – Le meilleur indicateur de l’état de l’opinion publique est les élections dans les Chambres des États ( state houses ). Que pouvez-vous en dire ?
L. J. S. – À la Crystall Ball, c’est Tom Storey de la National Conference of State Legislatures qui gère la question. Et la tendance que je prédis est nette : les républicains vont s’emparer d’un nombre considérable de sièges. Pourquoi en suis-je aussi certain ? Tout simplement parce que c’est la manière dont fonctionnent les élections dans ce pays : lorsqu’il y a une tendance claire au niveau national elle se répercute en s’amplifiant au niveau local. Le Parti républicain cherche d’ailleurs à « nationaliser » la campagne par tous les moyens afin de profiter de la lassitude générale. Côté démocrate, il sera intéressant de voir qui va se concentrer sur les questions locales, et qui se revendiquera d’Obama. Par ailleurs, en règle générale, les élections locales n’intéressent personne, et c’est précisément la raison pour laquelle elles suivent si bien les tendances nationales. Les électeurs ne connaissent même pas le nom des candidats aux Chambres des États. Ils viennent voter pour le gouverneur ou le Sénateur et lorsqu’ils en viennent à choisir leurs représentants fédérés, ils tendent tout simplement à voter pour le même parti que celui qu’ils ont choisi pour le gouverneur ou le Sénateur. Il y a 7 400 sièges au total et en fonction des fluctuations nationales, le Parti républicain peut espérer enregistrer un gain qui va de 60 à 350-400 sièges. La répartition de ces sièges compte aussi. Il y a actuellement deux douzaines de législatures d’État qui ont des majorités extrêmement faibles de cinq ou six élus, de sorte qu’une poignée d’élus judicieusement répartis peut faire une vraie différence. Et bien sûr, le résultat en 2010 est extrêmement important car il conditionne le redécoupage électoral des circonscriptions (redistricting) qui résulte du recensement national qui est en train de se dérouler. Cela se fera certainement dès 2011. Je pense que là encore, comme cela se fait depuis les années 1960, le Nord-Est va perdre des sièges au profit du Sud. Cette évolution se fait au bénéfice des républicains, non seulement au niveau des sièges à la Chambre basse, mais aussi au niveau du Collège électoral où je prédis un gain de six ou sept électeurs pour le GOP (Grand Old Party). Pour une présidentielle serrée, comme celle de 2000, inutile de préciser que cela peut faire toute la différence. Autrement dit, les résultats des élections aux assemblées d’État sont particulièrement importants en 2010 car elles vont avoir des conséquences sur la carte électorale des États eux-mêmes, de la Chambre et de la présidentielle. Je parlais tout à l’heure d’effet d’entraînement du niveau national vers le local, mais il y a également un effet similaire du local vers le national.
F. V. d. C. – Pouvez-vous commenter les élections locales ici en Virginie, qui a voté Obama en 2008 alors que l’État avait été républicain depuis 1968, et en Californie, l’État le plus peuplé de l’Union ?
L. J. S. – Cette année il n’y a pas d’élections fédérées en Virginie. Nous avons uniquement des élections à la Chambre des représentants et il s’agit à chaque fois d’élections où les démocrates défendent leur siège. Aucun républicain n’est en danger en Virginie. Le démocrate qui est sans doute le plus en difficulté est ici, dans la 5e circonscription, Tom Perriello, qui a été élu en 2008 avec une majorité de 745 voix sur 345 000 [5]. Il s’agissait de l’élection la plus serrée de tout le pays, ce qui se comprend aisément dans la mesure où cette circonscription est clairement républicaine. Même si Charlottesville est une ville universitaire où McCain n’a pas dépassé les 20%, la circonscription dans son ensemble est rurale et républicaine. Tom Perriello est un de ces démocrates qui est en danger. Il peut néanmoins espérer que le mouvement local des Tea Parties ait son propre candidat, ce qui, en divisant les républicains, le favoriserait. Les républicains eux-mêmes sont extrêmement divisés en interne : pas moins de sept candidats sont en concurrence pour la primaire républicaine. Le risque est bien sûr qu’ils s’affaiblissent mutuellement. Par ailleurs, Tom Perriello a énormément d’argent. Donc je ne dirais pas que les démocrates sont sûrs de perdre. Tom Perriello est vulnérable mais il peut aisément utiliser avec intelligence les ressources de son statut d’élu (incumbent). L’autre démocrate qui est dans une situation difficile se trouve dans la 2e circonscription, celle de Virginia Beach et Norfolk, Glenn Nye [6]. Je dirais qu’il a une chance sur deux de se faire réélire. Les républicains doivent choisir entre deux bons candidats : Kenny Golden, ancien président du Parti républicain de Virginia Beach, et Ben Loyola, qui dirige une société d’ingénierie. Dans la 11e circonscription du Nord de la Virginie, Gerry Connally, lui aussi élu en 2008, sera probablement réélu de justesse. Dans le Sud-Ouest de l’État, la 9e circonscription est représentée par un démocrate, Rick Boucher, qui pourrait perdre uniquement en cas de raz-de-marée républicain, ce qui n’est jamais à exclure.
Sur la Californie, il faut partir du constat selon lequel les électeurs inscrits sont démocrates à une majorité de 20% [7]. Je ne vois pas pourquoi cette caractéristique fondamentale serait modifiée d’ici novembre. Certes, l’élection sera plus serrée que d’habitude mais l’identification partisane des électeurs va jouer en faveur de la sénatrice démocrate Barbara Boxer, même si sa personnalité difficile lui vaut maintenant une réputation négative, voire de Jerry Brown. Alors que pourtant la candidature de Brown est vraiment surprenante. Comment est-il possible qu’il soit candidat sans susciter de véritable opposition au sein du Parti démocrate ? Il représente vraiment le passé, les années 1970. Mais malgré ces difficultés pour les démocrates, il me semble impossible que les républicains capturent soit le siège au Sénat, soit le poste de gouverneur.
F. V. d. C. – Peut-on parler des Tea Parties ? Le sondage du New York Times a dessiné un portrait du mouvement bien éloigné du mythe populaire et spontané véhiculé dans de nombreux médias [8] ?
L. J. S. – Il est assez frappant de constater la similitude entre les participants des Tea Parties et le mouvement de Ross Perot en 1992. D’abord au niveau des chiffres : dans ce sondage 18% des électeurs se déclarent proches des Tea Parties, et on se souvient que 19% des électeurs se sont portés sur Perot lors de la présidentielle de 1992. Mais la comparaison est surtout frappante au niveau des thématiques. Perot était favorable à des impôts plus faibles, une diminution des dépenses publiques et un contrôle plus strict de la dette. On retrouve des thèmes similaires au sein des Tea Parties. De la même façon, dans les deux cas, les questions sociales et culturelles sont secondaires. Le débat autour du droit à l’avortement, par exemple, est laissé de côté par les Tea Parties. Ce sont vraiment les questions de fiscalité qui sont au cœur des préoccupations de ce mouvement que je ne vois pas devenir un parti structuré. C’est un mouvement qui vient de la base (grassroots) et ils n’ont toujours pas de leader. En janvier, un grand nombre d’entre eux pensaient que peut-être Scott Brown, qui venait de capturer le siège détenu par Ted Kennedy, pourrait devenir leur porte-parole. Mais rien de tel ne s’est produit. Scott Brown a pris soin de ne pas apparaître comme prisonnier des Tea Parties. Il a donc pris des positions inattendues, par exemple en votant pour la loi sur l’emploi (Jobs Bill), mais qui sont tout à fait logiques pour quelqu’un qui se représentera très certainement en 2012 [9].
F. V. d. C. – Mais si les Tea Parties sont un mouvement de la base, peut-on dire pour autant qu’elles sont représentatives de la société américaine dans son ensemble ?
L. J. S. – Les Tea Parties ne sont pas un mouvement divers : par exemple, il n’y a pas de mouvement de ce genre chez les plus jeunes. Les moins de 35 ans sont quasi invisibles dans les Tea Parties. Le problème le plus visible est l’absence de minorités. À peine 1% de leurs membres sont des Afro-Américains. Dans le contexte d’une Amérique de plus en plus multiethnique, cela pose un problème évident. À commencer par les débordements d’une minorité, dont les médias se sont faits tout de suite l’écho, qui viennent aux rassemblements avec des pancartes offensantes. Mais je ne crois vraiment pas qu’ils soient représentatifs de l’ensemble du mouvement. J’ai eu de nombreuses conversations avec des membres de ces Tea Parties et le retour est toujours le même : une colère devant les excès de la fiscalité, des dépenses et de la dette. Mais les questions raciales sont vraiment éloignées de leurs préoccupations, sachant qu’il y a toujours un risque d’éléments extrêmes qui trouvent dans le mouvement un moyen d’obtenir de la visibilité. C’était vrai aussi pour Ross Perot il y a dix-huit ans. L’absence de leader, et donc la relative flexibilité des structures, leur facilite encore la tâche.
Je ne peux pas me prononcer sur l’avenir de ce mouvement, mais, à court terme, il est certain qu’il donne de l’énergie au Parti républicain. Cela donne aux républicains un avantage pour les élections de mi-mandat où, en règle générale, la mobilisation des électeurs est un vrai défi. En même temps, comme on le voit dans l’élection sénatoriale du Kentucky, cette mobilisation peut conduire à des fractures qui, en divisant les conservateurs, jouent en faveur des démocrates. À moyen terme, pour la présidentielle, je pense que leur influence sera bien moindre dans la mesure justement où la participation électorale sera plus élevée.
F. V. d. C. – Que pensez-vous des chances d’Obama pour la présidentielle de 2012 si le chômage se maintient au niveau actuel (9,7%) ?
L. J. S. – Si le chômage continue à se maintenir autour de 10% en 2012, Obama perd l’élection. Mais la plupart des économistes s’attendent à une reprise d’ici là, et donc à une baisse du chômage. Il paraît raisonnable de parier sur un chômage à 8% – ce qui est historiquement élevé – mais pas au-delà de 9%. Et je pense également que la croissance du revenu est un facteur qui comptera : d’ici 2012, les gens auront la possibilité de la mesurer et d’en profiter. Je crois qu’il faut ici se souvenir de l’exemple de Reagan en 1982 lors de ses premières élections de mi-mandat. À ce moment-là, les observateurs étaient d’accord pour considérer que Reagan serait un président qui ne ferait qu’un seul mandat. L’état de l’économie était catastrophique, le pays était en récession, le chômage autour de 10%, la croissance du revenu inexistante et… l’économie est repartie en 1984, juste à temps pour lui permettre de gagner un second mandat. Obama me paraît pouvoir bénéficier de ce type de chance, à l’inverse d’un Carter.
Propos recueillis le 16 avril 2010 (texte mis à jour en juin 2010) à l’université de Virginie (Charlottesville) par François Vergniolle de Chantal
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[1] . Cette méthode, qui comporte plusieurs variations, est extrêmement fréquente dans la science politique américaine. Ce modèle quantifie et formalise la relation entre une variable dépendante (par exemple, le résultat d’une élection) et une ou plusieurs variables indépendantes. Le débat méthodologique porte entre autres sur la sélection des variables et leur mesure.
[2] . Il faut en effet 60 sénateurs pour mettre un terme (cloture) à l’obstruction que peut mener un seul sénateur (filibuster).
[3] . Ce projet de loi, le Employee Free Choice Act, vise à faciliter la formation des syndicats sur le lieu de travail. Selon ce texte, le National Labor Relations Board pourrait certifier tout syndicat dans une entreprise si la majorité des employés votants déclare, par bulletin secret, vouloir créer une organisation syndicale. Actuellement, la loi ne permet au NLRB que de certifier des syndicats désignés par le biais d’une autorisation explicite par la majorité de l’ensemble des employés (une procédure désignée sous le nom de « card check »). Le bulletin secret ne peut être utilisé qu’avec le consentement de l’employeur.
[4] . Ancien candidat à la présidentielle de 1988 comme « libertarien ». Il siège à la Chambre des représentants depuis 1996 où il représente la 14e circonscription du Texas.
[5] . Il a battu le titulaire républicain Virgil Goode. Celui-ci a demandé un recompte qui, en décembre 2008 a officiellement reconnu la victoire de Tom Perriello. La circonscription a cependant voté pour McCain en 2008 : 51% contre 48% à Obama.
[6] . Il a battu la titulaire républicaine Thelma Drake en 2008. La circonscription a voté pour Obama avec une majorité de 51%.
[7] . Aux États-Unis, les électeurs qui s’inscrivent sur la liste électorale déclarent se faisant leur allégeance partisane (républicains, démocrates, indépendants). Cette déclaration est nécessaire pour pouvoir participer aux élections primaires. Les observateurs utilisent ces données pour anticiper la tendance générale de l’électorat. Ainsi en Californie, le taux d’électeurs se déclarant démocrates est supérieur de 20 points aux électeurs se déclarant républicains. La différence est exceptionnellement forte, et illustre la réputation de la Californie comme étant un État démocrate.
[8] . Ce sondage est commenté à http://www.nytimes.com/2010/04/15/us/politics/15poll.html
[9] . Techniquement, Scott Brown « termine » le mandat de Ted Kennedy qui, décédé en août 2009, avait été réélu en 2006.
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