Des « guerres » de succession en Guinée Équatoriale, au Congo et au Cameroun. Vers un embrasement de l’Afrique centrale ?

Par Serge LOUNGOU, le 23 avril 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur NR en Géographie de l’Université d’Angers. Serge Loungou est Maître de conférences en géographie politique (CAMES). Université Omar Bongo de Libreville. Courriel serloungou gmail.com

Comment se dessinent les perspectives de transition à la tête de la Guinée Équatoriale, du Congo-Brazzaville et du Cameroun ? En quoi les changements à venir sont-ils susceptibles de générer de l’instabilité aussi bien en leur sein que dans leur voisinage ?

Résumé : La Guinée Équatoriale, le Congo-Brazzaville et le Cameroun représentent, au regard de l’extrême longévité au pouvoir et de l’âge « canonique » de leurs dirigeants suprêmes respectifs, l’archétype du gouvernement perpétuel endurci parvenu en fin de cycle. Ce contexte de fin de règne se caractérise par l’exacerbation des rivalités successorales autour du pouvoir présidentiel. Le présent article analyse les perspectives de transition politique qui, à l’occasion, se dessinent pour chacun des trois États et évalue les risques de déstabilisation politique que les « guerres » de succession font peser sur eux ainsi que leur voisinage. D’un point de vue méthodologique, l’auteur convoque des cadres théoriques de référence et s’appuie sur des preuves empiriques illustrées par les précédents ivoirien, togolais et gabonais. Cette démarche confirme une relation de causalité : les luttes de succession sont consubstantielles au caractère patrimonial du pouvoir perpétuel et constituent une source d’instabilité majeure en Afrique centrale. Qu’il s’agisse de la Guinée Équatoriale et du Congo-Brazzaville où les familles régnantes nourrissent des desseins de succession de « père à fils », ou du Cameroun où la transition à la tête de l’État s’annonce dans un contexte sécuritaire fortement dégradé, il apparait, en effet, que la perspective du « vide politique » que laisse entrevoir le départ inéluctable du pouvoir des dirigeants suprêmes actuels a libéré des forces centrifuges antagoniques. Alimentées par d’irréductibles rivalités au sein des « clans présidentiels » , sur fond de tensions intercommunautaires au Congo-Brazzaville et au Cameroun, ces « guerres » de succession sont porteuses de germes susceptibles d’entrainer les trois pays dans une instabilité sociale et politique durable et, ce faisant, d’installer la sous-région d’Afrique centrale dans un chaos géopolitique généralisé.

PLUSIEURS articles de presse consacrés, ces deux dernières décennies, à la vieillesse et à la longévité au pouvoir sur le continent africain dénoncent la prégnance singulière de ces deux réalités en Afrique centrale (Pauron, 2015 ; Paolini, 2017 ; Voa Afrique, 2018 ; Toulemonde, 2021). Ces réflexions suscitent généralement raillerie et appréhension, les uns moquant les présidents « dinosaures » (Ben Yahmed, 2018a), les autres redoutant le « vide politique » que risquerait de créer leur départ du pouvoir. Parmi les plus âgés et les plus anciens chefs d’État africains actuellement en exercice figurent l’Équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (80 ans d’âge dont 43 au pouvoir [1]), le Camerounais Paul Biya (88 ans d’âge dont 40 au pouvoir) et le Congolais Denis Sassou Nguesso (77 ans d’âge dont 38 cumulés [2] au pouvoir). Le climat sociopolitique ambiant dans leurs pays respectifs n’est pas sans rappeler celui qui a caractérisé les ultimes années du long règne de Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire (1960-1993), de Gnassingbé Eyadema au Togo (1965-2005) ou d’Omar Bongo Ondimba au Gabon (1967-2009) : une « guerre » de succession autour d’un pouvoir valétudinaire et de plus en plus déconnecté des réalités (Grah Mel, 2010 ; Debbasch, 2006 ; Tonda, 2009). Nées dans les « cercles présidentiels », ces luttes successorales se sont muées en crises politiques d’envergure nationale. Ainsi, en Côte d’Ivoire, l’après Houphouët-Boigny, amorcé à la suite de sa disparition en 1993, a débouché sur le premier coup d’État militaire de l’histoire du pays puis dégénéré en guerre civile (Beugré, 2011 ; Dozon, 2011 ; Kadet, 2014), tandis qu’au Togo et au Gabon, l’atmosphère sociopolitique est polluée par un entrelacs de conflits d’héritage non vidés au sein des familles naturelles et politiques respectives de Gnassingbé Eyadema et d’Omar Bongo Ondimba, eux aussi morts en fonction respectivement en 2005 et 2009.

C’est à la lumière de ces précédents qu’il convient donc de s’interroger sur l’avenir sociopolitique de la Guinée Équatoriale, du Congo-Brazzaville et du Cameroun, ce alors même que leurs pouvoirs respectifs présentent des signes caractéristiques d’une fin de règne et que des « guerres » pour la succession ont éclaté au sein des clans dirigeants. Comment se dessinent les perspectives de transition à la tête de chacun de ces trois États ? En quoi les changements à venir sont-ils susceptibles de générer de l’instabilité aussi bien en leur sein que dans leur voisinage ? Telles sont les deux questions fondamentales dont les réponses vont constituer la trame du présent article. Pour ce faire, nous nous appuyons à la fois sur des références scientifiques et des sources médiatiques. Les premières alimentent le champ conceptuel et théorique de notre exposé, les secondes offrent les matériaux empiriques factuels permettant d’esquisser les scénarii les plus plausibles concernant les évolutions auxquelles pourraient conduire les transitions politiques à venir dans les trois États ici à l’étude.

Des « guerres » de succession en Guinée Équatoriale, au Congo et au Cameroun. Vers un embrasement de l'Afrique centrale ?
Serge Loungou
Serge Loungou est Maître de conférences en géographie politique. Université Omar Bongo de Libreville (Gabon)
Loungou/Diploweb

Trois gouvernements perpétuels endurcis en fin de cycle

La Guinée Équatoriale, le Congo-Brazzaville et le Cameroun représentent l’archétype du « gouvernement perpétuel endurci » (Owona Nguini, 2004 ; Owona Nguini et Menthong, 2018), au regard de l’extrême longévité au pouvoir de leurs dirigeants suprêmes respectifs. Une telle « endurance » politique, désormais sans équivalent dans tout l’ensemble africain (Berthemet, 2019), s’explique en théorie par l’absence dans les trois pays de restriction constitutionnelle concernant l’âge-plafond du chef de l’État et la durée de son mandat, leurs lois fondamentales respectives, comme celles de la plupart des pays africains, ayant fait l’objet de moult révisions conjoncturelles qui les ont progressivement débarrassé des verrous insufflés par le « vent de la démocratie » au début des années 1990 (Moustafa, 2009 ; Diop, 2017 ; Mazrin, 2017). En pratique, elle découle d’une tendance enracinée à la patrimonialisation du pouvoir politique en Afrique (Médard, 1991). Prototype de l’État patrimonial, le gouvernement perpétuel, en effet, exclut l’alternance démocratique comme procédure de transition politique, son mode de dévolution du pouvoir étant la succession, entendue, précisément, au sens de transmission ou d’acquisition patrimoniale d’un bien. D’aucuns à ce propos évoquent la notion d’« alternance néo-patrimoniale » (Ondo et Yombatina, 2015 : 73).

Phénomène politique tangible en Afrique subsaharienne (Hughes et May, 1988 ; Govea et Holm, 1998 ; Moundounga, 2011a), la succession patrimoniale demeure néanmoins un sujet tabou au sein des cercles dirigeants. Les fondements de cette omerta sont un assortiment de considérations mystiques et de tactique politique : évoquer le remplacement d’un leader en fonction, a fortiori en débattre publiquement, peut signifier préméditer la mort de celui-ci, garder secrète l’identité de son successeur pressenti vise à préserver ce dernier de la vindicte et des sortilèges d’éventuels rivaux politiques. Or la loi du silence nourrit insidieusement la méfiance et l’antagonisme entre prétendants à la succession, lesquels redoublent d’appétence pour le pouvoir à mesure que les facultés et l’autorité du leader en exercice paraissent s’émousser. Alimentées par de fortes rivalités de clans ou de personnes, ces querelles de succession conduisent à la désintégration des solidarités construites artificiellement autour de la figure tutélaire du chef de l’État (Foucher, 2009). Au point que l’équilibre national peut s’en trouver affecté à cause du « vide » que crée la disparition de ce dernier.

On touche là au nœud gordien de la succession du « leader charismatique » (Sylla et Goldhammer, 1982). Que l’on songe ainsi à la Côte d’Ivoire dont l’interminable « crise » sociopolitique plonge une partie de ses racines dans la rivalité acharnée entre les principaux « héritiers » politiques de Félix Houphouët-Boigny qui a régné sur le pays pendant trois décennies (Koné, 2003 ; Ellenbogen, 2003). Que l’on songe aussi au Togo et au Gabon où la tension sociopolitique persistante se nourrit beaucoup des rancœurs nées d’un enchevêtrement de conflits de succession mal réglés au sein des familles biologiques et partisanes respectives de Gnassingbé Eyadema (Jeune Afrique, 2009) et d’Omar Bongo Ondimba (Bernard, 2011 ; Dougueli, 2017a) qui ont exercé le pouvoir quatre décennies durant.

La Guinée Équatoriale, le Congo-Brazzaville et le Cameroun méritent donc que l’on s’intéresse aux perspectives de transition au sommet de l’État qui s’y dessinent, au regard de l’âge avancé de leurs dirigeants suprêmes respectifs et de l’atmosphère « crépusculaire » (Monnet, 2015 ; Mbembe, 2017) qui paraît désormais caractériser leur « présidence sans fin » (Berthemet, 2008) : absences fréquentes et de plus en plus prolongées du chef de l’État pour raison de santé ; dissonance, voire discordance, entre les cercles de décision au sein des clans au pouvoir ; exacerbation des luttes d’influence à l’intérieur des familles politique et naturelle du président, voire entre celles-ci ; multiplication dans le camp présidentiel des velléités d’accession à la magistrature suprême ; distanciation manifeste à l’égard des préoccupations minimales du peuple.

Velléités de succession héréditaire en Guinée Équatoriale et au Congo

Si l’on en croit bon nombre d’observateurs avisés de la vie politique en Afrique centrale, c’est en Guinée Équatoriale et au Congo-Brazzaville que l’on nourrit des velléités de dévolution du pouvoir de type héréditaire ou dynastique. Leurs soupçons se fondent sur un fait patent dans les deux pays : l’influence politique notoire exercée par l’importante progéniture présidentielle (Abba, 2016). Cette inclination pour l’alternance familiale procéderait d’un impératif vital : préserver l’intégrité et les intérêts du clan après la disparition du patriarche qu’est le chef de l’État. Le souvenir de la déshérence vécue par d’anciennes familles régnantes dans la sous-région – Bokassa, Mobutu et, récemment, Dos Santos (L’Express, 2019 ; RTBF Info, 2017 ; Jeune Afrique, 2020) – ainsi que la crainte des règlements de comptes politiques et judiciaires (Chindji Kouleu, 2008 ; BBC News, 2019) seraient les ressorts psychologiques de ce désir de transmission du pouvoir de « père à fils ».

Or les clans présidentiels ne sont ni des formes sociales homogènes ni des cadres politiques monolithiques. Clés de voûte d’États patriarchiques (Moundounga, 2011b), ils forment un système complexe d’alliances et de réseaux d’intérêts organisés à l’intérieur de cercles gravitant autour du chef de l’État. Le premier cercle rassemble des membres qui sont liés au président par le sang ou le mariage ; c’est le « cercle présidentiel » au sens strict. Autour de ce noyau primatial placé sous la férule de la « première dame » (Hugeux, 2014 ; Jeune Afrique, 2019b), évoluent des groupes constitués sur la base d’affinités identitaires ou de rapports clientélistes. Au fil du temps, à mesure que l’autorité du patriarche paraît s’éroder à l’épreuve du temps et/ou de la maladie, l’unité de ces clans composites se trouve mise à mal par des logiques centrifuges : luttes de positionnement politique mettant aux prises les membres du cercle présidentiel, notamment les enfants du chef de l’État nés de plusieurs lits ; querelles autour des monopoles économiques et autres rentes de situation ; multiplication des « complots » attribués aux personnalités issus du sérail présidentiel ; disgrâce, voire répression, des « traitres » au pouvoir et de leurs proches (Jeune Afrique, 2018e ; Châtelot, 2018). Autant d’ingrédients dont la combinaison laisse présager des successions dynastiques « à risques » aussi bien en Guinée Équatoriale qu’au Congo-Brazzaville.

En Guinée Équatoriale : une succession sur fond de rivalité fratricide larvée

Tout incline à penser que le successeur de Teodoro Obiang Nguema Mbasogo sera, comme c’est le cas depuis l’indépendance de cette ancienne colonie espagnole, en 1968, un membre de l’ethnie fang issu de la « tribu » minoritaire des Essangui dont le fief est Mongomo (Liniger-Goumaz, 1983), localité d’une dizaine de milliers d’habitants adossée à la frontière gabonaise. Il reste à savoir qui, dans le clan présidentiel, parviendra à s’imposer. Sera-ce Teodorin Nguema Obiang Mangue, le fils aîné du chef de l’État, « plus connu pour ses frasques dépensières que pour ses capacités d’homme d’État » (Soudan, 2014), mais dont l’élévation aux fonctions stratégiques de vice-président de la République, en charge de la défense et de la sécurité de l’État, et de « numéro 2 » du parti au pouvoir (Parti démocratique de Guinée Équatoriale, PDGE), en plus du soutien indéfectible que lui manifeste la première dame – sa génitrice –, apparaît comme le signe tangible de son « irrésistible ascension » vers le sommet de l’État (Pauron, 2018b ; Loué, 2018) ? Le choix final du clan pourrait aussi se porter sur Gabriel Mbega Obiang Lima, le benjamin né d’une mère « étrangère » originaire de l’archipel lusophone voisine de Sao Tomé et Principe, lui aussi plusieurs fois membre du gouvernement et désormais en charge du très prestigieux et stratégique ministère des Mines et du pétrole, dont le « sérieux » lui vaut d’être considéré comme le « favori des investisseurs chinois et occidentaux » (Lepidi, 2015), très influents dans le pays.

Dans cette rivalité fratricide larvée, une autre inconnue subsiste : ce qu’entrevoient les membres des autres lignées du « clan de Mongomo », en particulier les descendants de Francisco Macias Nguema Biyogo, premier président de Guinée Équatoriale, qui fut destitué, condamné à mort pour « génocide » et exécuté en 1979 par une junte militaire dirigée par son « neveu » qui n’est autre que Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, l’actuel président (Liniger-Goumaz, 1987 ; Arseneault, 2019a). Entendent-ils laisser le champ libre à la progéniture de ce dernier ? Les soupçons de complot dirigés vers des dignitaires du régime inclinent à penser que le feu couve au sein du clan présidentiel et que la succession héréditaire en préparation est assurément porteuse de troubles (Jeune Afrique, 2018d). La perspective d’une transition politique agitée est d’autant plus probable que la récession économique dans laquelle semble être durablement plongé le pays ne va pas manquer d’exacerber les rivalités claniques autour du contrôle des ressources et particulièrement la manne pétrolière. Celle-ci, en effet, représente 95 % du budget national (Jeune Afrique, 2018f) et permet au cercle présidentiel d’exercer sa mainmise sur l’appareil étatique et la société (Arseneault, 2019b).

Au Congo : conflit successoral gigogne et spectre des « vieux démons » de la guerre civile

L’équation de la succession héréditaire paraît plus complexe au Congo, ce pour plusieurs raisons. La première tient aux dissensions ouvertes au sein même de la famille naturelle du président Denis Sassou Nguesso, résultant de la « guéguerre » entre sa progéniture et ses neveux (Monnet, 2015 ; Africa Intelligence, 2019). Ainsi prête-t-on des ambitions présidentielles à Denis Christel Sassou Nguesso (La Lettre du Continent, 2018 ; Africa Intelligence, 2018), le fils « préféré » né d’une mère originaire de la République Démocratique du Congo (RDC) voisine. Face à ce ministre-député et parrain de plusieurs organisations non gouvernementales très actives sur le terrain (Africanews, 2021), se dresseraient deux de ses cousins : Jean Dominique Okemba, patron des services de renseignements, et Edgard Nguesso, officier supérieur des forces armées et directeur du patrimoine présidentiel (Le Club de Mediapart, 2017 ; Gnanou, 2018). Dans ce pays « habitué », depuis les premiers temps de son indépendance, en 1960, à voir des militaires dénouer, souvent dans le sang, les affaires politiques (Massema, 2005 ; Kounougous, 2009), on ne peut s’empêcher de penser que les soutiens au sein de l’armée et de l’appareil sécuritaire, au demeurant aux mains des membres du clan présidentiel (Airault, 2018), seront déterminants dans cette sourde « guerre » familiale pour la succession.

Les séquelles de l’histoire politique tourmentée du Congo-Brazzaville sont une raison supplémentaire d’appréhender la transition à venir au sommet de l’État. Polarisée par le clivage ethno-politique Nord-Sud (Ossébi, 1988 ; Yekoka, 2009), cette histoire est, en effet, jalonnée d’épisodes tragiques qui, à force de répétition, ont fini par installer des rancœurs manifestes entre les communautés locales, à tout le moins entre leurs élites. À commencer par celles du nord, bastion traditionnel du régime, au sein desquelles les dissensions politiques apparaissent de plus en plus marquées, ce dont témoignent notamment les multiples candidatures « nordistes » aux élections présidentielles de 2011, 2016 et 2021. Cette situation résulte en partie de la guerre civile qui a ensanglanté le pays au cours de la décennie 1990-2000 (Yengo, 2006). En effet, en recentrant son régime essentiellement sur les Mbochis du « clan d’Oyo » [3], au lendemain de sa reconquête du pouvoir par des moyens militaires en 1997, Denis Sassou Nguesso semble s’être aliéné une partie des ressortissants de sa région d’origine. Il s’agit en particulier des membres des communautés Kouyou, Makoua et Téké dont les récriminations à l’égard du cercle présidentiel se nourrissent pêle-mêle du sentiment de délaissement de leurs localités, des frustrations nées de l’ostracisme qui frappe leurs cadres politiques et militaires, ainsi que du traumatisme causé par les pulsions répressives du pouvoir. Difficile alors d’imaginer que ces élites nordistes, qui se sentent peu ou prou marginalisées, ne s’opposent pas au projet de dévolution dynastique du pouvoir visant à perpétuer le leadership politique des originaires d’Oyo. Pour qui connait les contradictions qui traversent le microcosme politique nord-congolais (Sathoud, 2008), les graves incidents survenus en 2013 dans le quartier résidentiel de Mpila, fief du clan présidentiel dans la capitale Brazzaville, imputés à des officiers originaires du nord, doublés des représailles menées à leur encontre par le pouvoir (Jeune Afrique Économie, 2013), ont tout l’air d’une répétition générale de la « lutte finale » pour la succession qui se dessine entre « frères » nordistes (Jeune Afrique, 2018c).

Au sud, où les affres de la guerre civile ont exacerbé la méfiance légendaire des Kongo-Lari à l’égard du « régime des nordistes » issu du coup d’État de 1968 [4], la perspective d’une succession dynastique est susceptible de réveiller les « vieux démons ». Certes, la mise en déroute cuisante des forces vives, politiques et militaires, dans les départements contestataires du NIBOLEK [5] et du Pool (Loungou, 2021) rend improbable l’émergence d’une opposition « sudiste » à mesure de contrarier ce projet de passation de témoin au sommet de l’État. Néanmoins, la survivance des factions armées résiduelles conforte l’hypothèse d’une possible réactivation des maquis dans ces zones ouvertement hostiles au clan d’Oyo, en cas de succession patrimoniale. La reprise des jacqueries dans le Pool, sanctuaire des miliciens « ninja-nsilulu » de l’ethnie Lari (Coyault, 2018), consécutive à la réélection contestée de Denis Sassou Nguesso en 2016, apparaît ainsi comme un signe probant du spectre lancinant de la guerre civile qui plane toujours sur le pays (Matondo, 2018).

Au Cameroun : entre énigme successorale et incertitudes politiques

Au sujet du Cameroun, deux préoccupations oppressent particulièrement les esprits. Qui succédera à Paul Biya ? Le pays parviendra-t-il à préserver son unité après lui ? La première interrogation est alimentée par l’épais mystère qui entoure les intentions du « clan de Mvomeka’a » [6] dans la perspective de cette transition (Ben Yahmed, 2018b). La seconde préoccupation fait écho à l’inquiétante dégradation de la situation sociopolitique et sécuritaire du pays (Akono Atangane, 2019), liée à la multiplication des périls : exacerbation des tensions intercommunautaires dans plusieurs régions, revendications sécessionnistes de la minorité anglophone à l’ouest, guerre d’usure imposée par la secte islamiste Boko Haram au nord, insécurité causée par la « crise » en République Centrafricaine à l’est (Dougueli, 2017c ; Holzbauer, 2018 ; Morelle, Owona Nguini, 2018).

L’après-Paul Biya : une énigme sur fond de tensions intercommunautaires

L’âge « canonique » du chef de l’État camerounais contribue à entretenir cette atmosphère d’incertitude généralisée. En effet, plébiscité pour un nouveau septennat à l’occasion du scrutin du 7 octobre 2018, celui qu’une certaine presse se plaît à caricaturer comme le « président fantôme » ou l’« omniabsent » (Berthemet, 2018), en raison de la rareté de ses interventions officielles et de sa propension à séjourner à l’étranger, sera nonagénaire et comptabilisera plus de quatre décennies de règne sans discontinuer avant même le terme constitutionnel de ce septième mandat présidentiel. Cette perspective suscite forcément des interrogations. Le « sphinx d’Etoudi » [7] sera-t-il toujours en situation de gouverner le pays réel et ainsi continuer d’incarner la stabilité dont il semble avoir fait une de ses obsessions ? Envisage-t-il seulement de mener à son terme ce nouveau septennat ? Pourrait-il être contraint d’y renoncer ? Dans ce dernier cas, le scénario transitionnel prescrit par l’actuelle Constitution serait-il respecté ? Autant de préoccupations lancinantes auxquelles il est difficile de répondre sans se livrer à un exercice de divination.

Quoiqu’il en soit, le contexte sociopolitique camerounais paraît peu se prêter à un scénario successoral de type héréditaire ou familial tel qu’on le pressent pour la Guinée Équatoriale et le Congo-Brazzaville. La raison principale en est liée, manifestement, aux règles de gouvernance que Paul Biya est parvenu à imposer : d’une part, tenir sa progéniture éloignée de la sphère politique (État, parti) ; d’autre part, demeurer le « maître de l’échiquier » (Dougueli, 2018) annihilant toute velléité de rivalité ou de concurrence politique dans son propre camp. L’instrument implacable de cette stratégie d’endiguement est l’« Opération Épervier »  : destinée à lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite des agents publics, elle a conduit à l’embastillement de longue durée de nombreux cadres administratifs et politiques associés au pouvoir, pour la plupart adversaires réels ou présumés du président, dont bon nombre appartiennent comme lui au grand groupe ethnique Bulu-Béti (Engo, 2016).

Le « bilan successoral » de Paul Biya ne présente pas pour autant les garanties d’une transition politique plus sereine que dans les pays voisins. En effet, si la Constitution établit clairement les règles du jeu en cas de vacance de la présidence [8], on entrevoit toutefois deux sources de difficultés en perspective : d’une part, l’absence de dauphin officiel au sein du parti au pouvoir (Rassemblement démocratique du peuple camerounais, RDPC) et, d’autre part, l’incertitude qui entoure les modalités de désignation de son candidat au scrutin pour l’élection du nouveau chef de l’État. Or le défaut de consensus « fort » ne pourrait qu’entrainer la démultiplication des héritiers putatifs et, par conséquent, semer les germes d’une conflagration successorale au sein du camp présidentiel. Dans ce pays où il est reconnu que le « tribalisme » imprègne fortement la vie sociale et politique (Mbuyinga, 1989), on peut craindre que ces luttes intra-partisanes pour le pouvoir s’alimentent des fractures identitaires existantes (Pokam, 1986), voire les exacerbent.

C’est que, en plus de son bilinguisme officiel, héritage de la double tutelle coloniale franco-britannique, le Cameroun offre l’image d’une véritable mosaïque de plus de 200 ethnies parlant autant de langues et dialectes, réparties entre musulmans, chrétiens et animistes sur un territoire qui s’étire des confins du Sahel, au nord, à la zone équatoriale, au sud. Magnifiée par les hagiographes locaux comme le symbole d’une « Afrique en miniature » (Tchawa, 2012), cette diversité sociologique extrême s’avère être une source de fragilité sociopolitique, en ce qu’elle induit une multiplication des canaux de revendications à travers lesquels s’expriment des frustrations de tous ordres : politiques, économiques, sociales, culturelles ou identitaires. Autant de forces centrifuges potentielles que le pouvoir – d’Ahmadou Ahidjo, premier président de 1960 à 1982, à Paul Biya, son successeur – s’est employé à contenir en pratiquant une politique systématique d’équilibre combinant « savant dosage ethnique » dans la répartition des fonctions publiques et « doctrine du développement régionalement équilibré » (Fosso, 2018), mais, à l’évidence, sans parvenir à en conjurer les ressorts profonds.

D’où la question de l’unité qui se fait encore plus oppressante à mesure que ressurgissent, de façon insidieuse, les « forces de la division » (Tetchiada, 2006). Plus que jamais stimulées par la perspective d’une transition au sommet de l’État (Manga, 2018), ces forces centrifuges plongent leurs racines dans l’histoire politique récente du pays, dont plusieurs séquences tragiques continuent d’habiter la conscience collective de certaines communautés (Dougueli, 2017a).

Ainsi, le Nord Cameroun musulman a beau représenter, depuis un quart de siècle, un des fiefs électoraux de Paul Biya, chrétien originaire du Sud, ses populations n’espèrent pas moins « que l’un des leurs récolte (…) les lauriers de la succession » (Olivier, 2018c : 30). En d’autres termes, les élites nordistes n’ont pas renoncé à l’idée de reconquérir le pouvoir politique dont ils s’estiment avoir été dépossédés en 1982, lorsqu’Ahmadou Ahidjo fut « forcé de démissionner pour raisons de santé » (Gortych, 2010 : 45) au profit de Paul Biya, son dauphin constitutionnel. La tentative de putsch fomenté en 1984 contre ce dernier par la garde présidentielle composée d’éléments du Nord fut ainsi perçue comme une volonté de restaurer la suprématie de cette région. Plus de trois décennies après ces évènements qui firent, selon certaines sources, près d’un millier de morts (Dosso, 2013 : 58), deux points demeurent une source de crispation majeure : d’une part, le souvenir lancinant « de la violente purge anti-nordiste orchestrée par des officiers sudistes à la suite du coup d’État manqué » (Dougueli, 2017b : 39) ; d’autre part, le non rapatriement au pays des cendres d’Ahmadou Ahidjo, mort en exil au Sénégal (Messè, 2011). Ce qui s’ajoute à la frustration née du fort « sentiment de délaissement des provinces du Cameroun du Nord par le pouvoir central  » (Devèze, 2006).

Le « problème bamiléké » (Bangmo, 2013) est une autre source d’empoisonnement du vivre ensemble camerounais (Kamga, 1985). Principaux instigateurs avec les Bassas de l’insurrection nationaliste qui embrasa une partie du pays (région Ouest, Sanaga maritime, Mungo), peu avant et peu après l’indépendance en 1960, les Bamiléké, originaires de l’Ouest, payèrent un lourd tribut à la répression menée par l’administration coloniale française puis par l’État indépendant du Cameroun jusqu’au début des années 1970 (Deltombe, Domergue, Tatsitsa, 2016). Les affres de cette longue et « sale » guerre expliqueraient leur relatif détachement de la vie politique, ne s’investissant pleinement que dans le secteur des « affaires ». Ainsi, fort de leur dynamisme économique et démographique (Dongmo, 1981), les Bamiléké ont été poussés hors de leur région-foyer montagneuse et étroite des Grassfields pour s’éparpiller sur l’ensemble du territoire national, en majorité dans les régions du Littoral, du Centre et du Sud, se forgeant dans l’imagerie populaire une réputation de peuple « envahisseur » et « sectaire ». Cette perception négative alimente à leur égard un ressentiment diffus à l’origine des conflits qui les opposent fréquemment aux autres ethnies autour d’enjeux fonciers, politiques ou ecclésiaux plus ou moins localisés (Lesegretain, 1999 ; Dzudie, 2011 et 2013).

La rivalité entre Bulu-Béti et Bamiléké représente le summum de cette tension intercommunautaire, d’autant qu’elle se nourrit d’une volonté de suprématie perceptible chez leurs élites politiques et intellectuelles respectives (Dougueli, 2019a). C’est ainsi que le Laakam fut conçu, dans les années 1990, comme un « think tank censé défendre les intérêts et penser l’avenir des Bamiléké au sein de la République  », tandis que le groupe Essingan fut créé « en réaction » par les Bulu-Béti pour « mettre au point de véritables stratégies de conservation du pouvoir  » (Jeune Afrique, 2017). La méfiance qu’inspirent les Bamiléké est donc loin d’être un mythe. Accusés d’« ethnofascisme » (Mono Ndjana, 1987), leurs ambitions politiques nationales semblent particulièrement inquiéter l’élite Bulu-Béti soucieuse de préserver son leadership politique. Ce faisant, la vague d’hostilité déclenchée dans plusieurs contrées du pays contre le candidat Maurice Kamto, lors de la campagne présidentielle de 2018, « en raison de son appartenance ethnique [a] fini par fédérer une grande partie des Bamiléké autour de lui  » (Juompan-Yakam, 2018). Tout porte à croire que cet épisode électoral palpitant, dont les suites politico-judiciaires ont pu témoigner d’une tension lancinante dans le pays (Fouté, 2019b), préfigure la configuration et l’atmosphère des prochaines joutes politiques dans la perspective de la passation de témoin au sommet de l’État.

La « crise » anglophone et le risque de balkanisation du pays

À ces querelles de succession se superposent deux conflits armés qui mettent à mal l’ordre sécuritaire et l’unité du pays : d’une part, la guerre hybride imposée dans l’extrême Nord, depuis 2014, par la secte islamiste Boko Haram venue du Nigéria voisin (Dowd, 2017) ; d’autre part, le mouvement insurrectionnel déclenché en 2017 par les sécessionnistes de la minorité anglophone (20 %) dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Si le conflit avec les terroristes islamistes a baissé d’intensité, apparaissant désormais au second plan des préoccupations sécuritaires majeures, il reste meurtrier et se poursuit le long de la frontière terrestre avec le Nigéria. Cet état de guerre permanent explique, entre autres situations, le maintien de la mobilisation, dans le cadre d’un comité de vigilance, des 14 000 habitants de l’extrême Nord, région épicentre des exactions des djihadistes, en dépit de la levée des mesures draconiennes (couvre-feu, interdiction de déplacements) (Olivier, 2018a).

La « crise » anglophone est cependant la plus dangereuse car elle menace de fracturer et de balkaniser le pays (Larcher, 2018a). Ayant éclaté en octobre 2016 par une vague de manifestations corporatistes contre l’usage croissant du français dans les secteurs de l’éducation et de la justice en zone anglophone (Issekin, 2018), ce conflit plonge ses racines dans l’histoire politique singulière du Cameroun. En effet, rattachées par référendum au Cameroun francophone en 1961, pendant que l’autre partie de l’ancien Cameroun britannique rejoignait la Fédération du Nigéria, les deux régions anglophones se sont toujours senties marginalisées par le pouvoir central. Ce sentiment y a favorisé, à la charnière des années 1970-1980, l’émergence d’un mouvement social protestataire à travers la « Cameroon Action Group », avant que ne se développe, au milieu de la décennie 1990, un courant politique marqué avec le « Southern Cameroons National Council » (SCNC), ouvertement indépendantiste (Konings, Nyamnoh, 1997). L’avènement de ce mouvement sécessionniste ouvrait ainsi une période de troubles et de manifestations localisés dont le pouvoir central parvint, souvent au moyen de la répression, à endiguer les effets contagieux. Cette fois-ci, la réaction jugée « disproportionnée » des forces de l’ordre contre les revendications des enseignants et des avocats aurait provoqué la radicalisation des positions. C’est ainsi que le 1er octobre 2017, date anniversaire de la réunification du pays, les manifestants ont proclamé l’« indépendance » de leurs régions sous la bannière de la « République d’Ambazonie » – en référence à la baie d’Ambas, sur la côte Atlantique camerounaise – et créé des milices armées pour combattre la présence de l’État camerounais en zone anglophone.

Aux exactions attribuées aux forces gouvernementales, les factions sécessionnistes répondent avec le même acharnement (Kouagheu, 2019a), n’hésitant pas à s’attaquer aux anglophones non favorables à l’indépendance de leurs régions (Larcher, 2018b). En avril 2021, soit trois ans et six mois après le déclenchement du conflit, le bilan humain pouvait s’évaluer à plus de 3 500 personnes tuées et plus de 700 000 réfugiés et déplacés (Kouagheu, 2021). Une partie de ces réfugiés se trouve au Nigéria où, en dépit des professions de foi des autorités fédérales (Djarmaila, 2017 ; Gras, 2018), corroborées par des actes de franche collaboration avec leurs homologues camerounaises [9], les milices indépendantistes disposent de bases-arrières et se ravitaillent en armes. En effet, le 9 avril 2021, l’ « Ambazonia Defence Force » (ADF), considérée comme la principale faction rebelle et qui prétend disposer de plus de 1 500 combattants répartis dans 20 bases à travers la partie anglophone (Finnan, 2018), a officialisé son alliance avec la branche armée du mouvement sécessionniste du Biafra (Indegeneous People of Biafra) qui lutte contre le pouvoir central nigérian (Cameroon News Agency, 2021). Cette alliance permet aux ADF de bénéficier d’une plus grande profondeur stratégique et d’un important soutien logistique, en plus d’évoluer dans des marges frontalières dont l’éloignement géographique, lié à des conditions d’accès difficiles, en fait un « terrain idéal pour la guérilla » (Freudenthal, 2018 : 17).

Le risque d’enlisement du conflit n’est donc pas à écarter, d’autant que le bras de fer entre le pouvoir central et les indépendantistes est attisé par un entrelacs d’enjeux politiques et économiques. Sur le plan politique, on observe trois positions divergentes : la minorité anglophone radicale prône la sécession ; l’État central défend la décentralisation ; entre les deux, la majorité des anglophones semble favorable à une large autonomie dans un cadre fédéral camerounais (The Africa Report, 2018). Ce à quoi s’ajoutent des querelles byzantines de leadership entre groupes rebelles dont les activités oscillent bien souvent entre revendications politiques et banditisme (Olivier, 2019b : 39-40). Sur le plan économique, la partie anglophone non seulement abrite la plus grosse entreprise agro-industrielle du pays (« Cameroon Development Corporation  », CDC) – qui produisait avant le conflit 45 % du cacao et 75 % du café (Olivier, 2019b), et constituait le deuxième employeur après l’État (Fouté, 2019a) –, mais également détient dans « ses » eaux territoriales les principales réserves pétrolières et de gaz du Cameroun.

Tous ces facteurs expliquent sans doute pourquoi le pouvoir central a beau multiplier les gestes de conciliation – notamment la création d’un Comité national de désarmement, de démobilisation et de réintégration, destiné aux jeunes anglophones prêts à renoncer à la violence ; l’arrêt des poursuites judiciaires contre plusieurs centaines de prisonniers soupçonnés d’être impliqués dans la « crise » ; la nomination d’un premier ministre anglophone (Olivier, 2019a) ; la convocation d’un dialogue national (Dougueli, 2019b) –, les milices rebelles rechignent à désarmer (Foute, 2018), faisant ainsi perdurer un conflit dont le spectre menace les provinces francophones de l’Ouest et du Littoral, proches de l’épicentre anglophone (Kouagheu, 2019b), et les risques de régionalisation sont probants.

Voir aussi Cécile Marin, Quelle est la dimension historique de l’engagement russe en Afrique ? Aux racines des relations russo-africaines de 1917 à nos jours

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Vers un embrasement sous-régional ?

Les turbulences que l’on pressent à la faveur des transitions politiques qui se dessinent en Guinée Équatoriale, au Congo-Brazzaville et au Cameroun, représentent une menace sérieuse à l’équilibre et à la stabilité de l’Afrique centrale. Déjà en proie à une « géopolitique du chaos » sur ses marges (RCA, interface nigéro-camerounaise, zone du lac Tchad, Darfour tchadien, provinces orientales de la RDC), cette vaste sous-région risque, en effet, un embrasement au cas où ces trois pays de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEMAC) viendraient, à leur tour, à connaître de graves perturbations sociopolitiques. D’un autre côté, ce contexte sous-régional délétère est susceptible, à terme, d’affecter la géopolitique interne de ces trois États-nations.

Deux situations en particulier témoignent des ramifications sous-régionales des rivalités successorales qui déchirent les clans au pouvoir en Guinée Équatoriale et au Congo-Brazzaville. En Guinée Équatoriale, il s’agit de l’implication avérée de mercenaires camerounais, tchadiens et centrafricains dans la tentative de coup d’État orchestrée en 2017 contre le pouvoir en place (Amougou, 2018 ; Crétois, 2018 ; Jeune Afrique, 2018a), derrière laquelle se profile l’ombre des membres du clan présidentiel. En guise de représailles, les autorités équato-guinéennes en ont profité pour « durcir » les frontières nationales (Jeune Afrique, 2018b), mettant ainsi à mal l’accord de libre circulation des personnes en zone CEMAC adopté en 2017 (Kouassi, 2018). Au Congo-Brazzaville, d’anciens dignitaires du régime en rupture de ban avec le clan d’Oyo sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’État en association avec des éléments des factions centrafricaines en déshérence (Le Monde, 2016a ; 2016b).

Le Cameroun est le pays qui subit le plus durement les effets collatéraux de l’instabilité sous-régionale ambiante. Situé à l’intersection des Afriques occidentale et centrale, il est, en effet, secoué par les crises qui agitent ces deux sous-régions : aux incursions des milices centrafricaines, à l’est du pays, font écho les attaques des djihadistes de Boko Haram, le long de la frontière terrestre avec le Nigeria et dans la région du lac Tchad, ce qui provoque un afflux de déplacés et de réfugiés sur son sol. Selon des sources onusiennes, en 2018, le Cameroun hébergeait quelques 370 000 réfugiés, dont plus de 250 000 Centrafricains et environ 100 000 Nigérians (Kouagheu, 2018 ; Agence des Nations unies pour les réfugiés, 2018). Outre le fardeau humanitaire qu’elles font porter à l’État camerounais, ces tensions sous-régionales alimentent une forte insécurité qui a pour effet de désorganiser les activités socioéconomiques dans les zones géographiques les plus exposées. C’est particulièrement le cas dans la région de l’Adamaoua, frontalière de la RCA, où la recrudescence du phénomène de kidnapping, ciblant principalement les éleveurs ou les membres de leurs familles, aura coûté 1 milliard de francs CFA (1,5 million d’euros) de rançons entre 2013 et 2018 (Kouagheu, 2018a) et provoqué la désertion de nombreux villages, plongeant « dans un profond marasme le plus grand bastion de production de la viande de bœuf du Cameroun » (Agence France Presse, 2019).

Ayant en partage une frontière avec chacun des cinq autres États membres de la CEMAC, le Cameroun en est le pays le plus peuplé (24,7 millions d’habitants) et de loin la première économie de l’Afrique centrale, RDC comprise (The Africa Report : 155), ce qui lui confère une incontestable position stratégique dans la sous-région. Autant dire que c’est de son avenir que dépendra le sort des entités politiques voisines. À commencer par le Tchad, la RCA et, dans une moindre mesure, les régions septentrionales du Congo-Brazzaville, territoires enclavés dépendants du corridor camerounais et de ses infrastructures portuaires (Ndjambou et Loungou, 2014). Un embrasement du Cameroun les condamnerait à une asphyxie économique, tout comme les échanges commerciaux avec le Nigéria, la Guinée Équatoriale et le Gabon, eux aussi gros importateurs de produits agricoles et d’élevage camerounais, pâtiraient d’une telle éventualité. Les effets de la « crise » anglophone se font déjà ressentir sur les échanges avec les États de la Fédération nigériane frontaliers de l’« Ambazonie » (Benue, Akwa Ibom, Cross River) dont l’approvisionnement en produits forestiers (éru, mangue de brousse), agricoles (cacao, caoutchouc, riz, maïs, tubercule, plantain) et divers (aluminium, ustensiles, draps) subissent une forte perturbation, tandis que le Cameroun enregistre une baisse substantielle de ses importations nigérianes (produits de base, matériel électronique, pièces détachées pour automobiles) (Jeune Afrique, 2019a).

La déstabilisation du verrou stratégique camerounais ouvrirait la voie à un déferlement de migrants forcés, notamment en direction de la Guinée Équatoriale (1,3 million d’habitants) et du Gabon (2,1 millions d’habitants) qui jouissent d’une relative quiétude et ignorent le fardeau des réfugiés. Certes le Gabon n’en serait pas à sa première expérience : connu pour être un pays d’immigration économique (Loungou et Wali Wali, 2015), il a, en effet, servi de terre d’asile à quelques milliers de réfugiés « biafrais », dont environ 3 000 enfants, venus du lointain Nigeria entre 1967 et 1970, avant d’accueillir, plus massivement, les populations originaires du Congo-Brazzaville voisin, victimes de deux guerres civiles au cours des années 1990 (Wali Wali, 2010). Cette fois-ci, on peut légitimement redouter que les mouvements hétéronomes de populations liés à une éventuelle déstabilisation du Cameroun affectent durablement ces deux petits États-nations, l’afflux des réfugiés sur leur sol risquant de les confronter à des défis colossaux, à la fois sécuritaires, sociaux, économiques, voire politiques. Or ni en Guinée Équatoriale ni au Gabon, on ne semble pas avoir pris la pleine mesure de l’évolution du grand voisin camerounais dont l’inexorable dégradation de la situation sécuritaire constitue pourtant une réelle menace pour l’équilibre et la stabilité de toute l’Afrique centrale. À vrai dire, si l’on peut qualifier de proprement irrationnel le projet équato-guinéen de construction d’un « mur de protection » le long de la frontière avec le Cameroun (Mbog Bipasso, 2019), le manque d’intérêt que paraît manifester le Gabon à l’égard de ce que subit son principal partenaire au sein de la CEMAC (Awoumou, 2008) participe d’une attitude tout aussi incompréhensible d’un point de vue stratégique.

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Abstract  : Equatorial Guinea, Congo-Brazzaville and Cameroon represent, in regards to the extreme longevity of those in power and the canonical age of the respective supreme rulers, the archetype of hardened perpetual government coming to the end of their term. This context of the end of a reign is characterized by the exacerbation of succession or heirloom rivalries around the presidential power. The present article analyzes the perspectives of political transition which can evolve for each of the three States, and evaluates the risks of political destabilization that the ‘‘wars’’ of succession shall create for those countries as well as for the neighboring countries. In terms of methodology, the author uses a theoretical framework as a reference and feeds into that framework empirical proofs illustrated by the preceding Ivoirian, Togolese and Gabonese cases. This method has confirmed pertinent causality : the struggle for succession is consubstantial with the patrimonial nature of perpetual power, and constitutes a major source of instability in Africa. Whether we consider the case of Equatorial Guinea and Congo-Brazzaville where the reigning families nourish the design of succession from ‘‘Father to Son’’, or the case of Cameroon where the transition at the head of State represents a strongly degraded security context, it appears in fact that the perspective of ‘‘political vacuum’’ that is created by the inavoidable departure of the power structure of the present supreme rulers, has liberated antagonistic centrifugal forces. Fuelled by irreducible rivalries within the presidential "clans", against a backdrop of intercommunal tensions in Congo-Brazzaville and Cameroon, these "wars" of succession carry seeds likely to drag the three countries into lasting social and political instability and, in doing so, to install the Central African sub-region in greater geopolitical precariousness.

Key Words  : Central Africa ; Cameroon ; Presidential Clan, Congo-Brazzaville ; Perpetual Government ; Equatorial Guinea ; War of Succession.


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[1Depuis 2022, T. Obiang Nguema Mbasogo est désormais le détenteur du record africain de longévité au pouvoir autrefois dévolu dans la sous-région au Gabonais Omar Bongo Ondimba.

[2Auteur d’un coup d’État militaire, Denis Sassou Nguesso a dirigé le Congo-Brazzaville une première fois de 1979 à 1992, puis s’est réinstallé au pouvoir en 1997 à la faveur de la guerre civile.

[3Oyo est le village natal de Denis Sassou Nguesso.

[4Les présidences de Fulbert Youlou (1960-1963) et d’Alphonse Massamba Débat (1963-1968) avaient consacré l’hégémonie politique des Kongo-Lari du Sud. Le coup d’État militaire de 1968 a permis d’inverser le cours de l’histoire au profit des Kouyou-Mbochis du Nord. Depuis lors, ces derniers se sont succédé à la tête du pays, la présidence de Pascal Lissouba (1992-1997), Nzébi du Niari, n’ayant été, en quelque sorte, qu’une parenthèse « sudiste » vite refermée.

[5NIBOLEK est l’acronyme de Niari, Bouenza et Lékoumou, trois régions favorables à l’ex-président Pascal Lissouba évincé par Denis Sassou Nguesso.

[6Appellation dont on affuble le cercle familial du président camerounais, Mvomeka’a, village natal de Paul Biya, en est considéré comme le fief.

[7Surnom attribué à Paul Biya en raison de sa résilience au pouvoir, Etoudi étant le nom d’une colline sur laquelle est construit le palais présidentiel dans la capitale Yaoundé.

[8La Loi n°96/06 du 18 janvier 1996 portant révision de la Constitution du 02 juin 1972 stipule en son article 4 nouveau que : « En cas de vacance de la Présidence de la République (…) constatée par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour l’élection du nouveau Président de la République doit impérativement avoir lieu vingt (20) jours au moins et cent vingt (120) jours au plus après l’ouverture de la vacance (…) ».

[9En 2018, le Nigeria a arrêté puis extradé vers le Cameroun Juluis Sisiku Ayuk Tabe, président autoproclamé de la « république d’Ambazonie ».

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