Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, Bertrand Lemartinel est agrégé de géographie, docteur d’État ès-Lettres, professeur (H) des Universités et ancien Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Perpignan. Il a été codirecteur scientifique du Festival International de Géographie de Saint-Dié des Vosges et exerce encore des fonctions d’expertise auprès de la Direction Générale de la Recherche et de l’Innovation du Ministère de l’Enseignement Supérieur.
Voici une puissante réflexion sur les villes en Amérique, du XVe siècle à nos jours. Dans un premier temps, Bertrand Lemartinel présente comment la quête des cités d’or a créé ou consolidé les métropoles latino-américaines, que les misères paysannes ont transformé en puissantes mégapoles. Dans une seconde partie, il examine comment le « rêve américain » a façonné de véritables métropoles hispaniques aux Etats-Unis. Ce qui a sans doute contribué à l’élection de Donald Trump.
La publication de cette étude sur le Diploweb.com s’inscrit dans le contexte du 9e Festival de Géopolitique de Grenoble, " Le pouvoir des villes », du 8 au 11 mars 2017. En effet, le Professeur (H) Bertrand Lemartinel y donne une conférence sur ce thème.
LA cité d’El Dorado fut un rêve pour les conquistadors en quête de richesse et de puissance. Point d’Eldorado, certes ; mais ces hommes partageaient avec les indiens vaincus cette idée que la ville, au sommet des structures sociales, était l’expression aboutie du pouvoir. Le rêve put donc se déplacer vers des cités réelles dont le développement précolombien justifiait les migrations conquérantes. Les soulèvements qui ont ensuite agité l’Amérique latine, s’ils avaient une base paysanne, ont été à l’assaut des villes de pouvoir dont la découverte a marqué les imaginations. Cela explique les courants de population qui grossissent encore les capitales latino-américaines. Au cours du vingtième siècle, la cité “parfaite” est pourtant devenue étatsunienne, et le pouvoir de l’imagination a amorcé des migrations phénoménales, qui ont beaucoup compté dans l’élection présidentielle de novembre 2016. Certes, les conditions économiques expliquent ces migrations, mais en partie seulement : la force des imaginaires citadins a pérennisé la recherche des mondes urbains, symboles d’un pouvoir désiré. Dans un premier temps, nous verrons donc comment la quête des cités d’or a créé ou consolidé les métropoles latino-américaines, que les misères paysannes ont transformé en puissantes mégapoles. Dans une seconde partie, nous examinerons comment le « rêve américain » a façonné de véritables métropoles hispaniques aux États-Unis, et sans doute conduit à la réaction brutale qui a mené Donald Trump à leur tête à compter du 20 janvier 2017.
Le rêve des villes d’or, qui trouvait son origine dans le Livre des Merveilles de Marco Polo, lu et largement annoté par Christophe Colomb, était aussi pour la couronne espagnole l’espoir d’un pouvoir sans bornes dans une Europe disputée. La quête d’El Dorado a d’abord supposé la fondation de points d’appui littoraux dont la plupart sont restés métropoles. Le plus ancien de ces forts fut Isabela (1496) aujourd’hui Saint Domingue et capitale. Puis furent fondées Rio (1502) et Sao Paulo (1554), qui devinrent très vite des lieux stratégiques destinés à faire face aux ambitions d’une « France antarctique », plus que des points de départ vers un Eldorado que la carte de Sanson (1656) localisait sur les rives d’un hypothétique lac amazonien Parime engoncé à l’intérieur des terres. Il n’empêche que la tardive découverte d’or dans ce qui est aujourd’hui le Minais Gerais et la fondation d’Ouro Preto (1711) confirmèrent leur statut de villes de pouvoir, Rio de Janeiro devenant capitale du Portugal (1808), de l’Empire du Brésil (1822) puis de la République jusqu’en 1960.
Les rives orientales de l’Amérique n’ont donc pas étanché la soif de métal précieux et produit une richesse que les conquérants espéraient immédiate. L’insatisfaction a conduit à la mise sur pied d’expéditions comme celles de Cortez (1521), de Pizarre (1531), de Sebastián de Benalcázar (1536) dont le portrait a orné les billets équatoriens avant que le pays ne se convertisse au dollar, et de Gonzalo Jiménez de Quesada (1569), qui fut même nommé gouverneur d’un El Dorado fantôme. Très réelles, en revanche, étaient les villes déjà puissantes qui structuraient l’espace précolombien ; pour les conquistadors venus d’une Méditerranée où le pouvoir était depuis l’Antiquité concentré dans les cités, elles ont été une opportunité qui répondait parfaitement à leur perception de la domination politique. Cela leur convenait d’autant mieux que certains de ces ensembles urbains, que ce soit Tenochtitlan (Mexico) ou Qusqu (Cuzco) étaient particulièrement impressionnants. Néanmoins, ils n’ont pas été conservés en l’état, car il fallait bien montrer qui était le détenteur du pouvoir. L’architecture impériale de la Renaissance espagnole s’est donc le plus souvent possible superposée au bâti précolombien, comme à Cuzco, où les blocs cyclopéens ont servi d’infrastructures aux symboles de la puissance nouvelle, en particulier les cathédrales. Les villes rebaptisées reçoivent même les insignes de la persistance de leur emprise sur leur territoire. Ainsi, Quito, pourtant incendiée par le chef inca Rumiñahui, fut reconstruite et reçut en 1556 le titre de ville et de « très noble et très loyale cité de Saint-François de Quito », conservant ainsi son toponyme quechua auquel s’est ajouté le patronage de Saint François d’Assise. Comme l’a si bien résumé Fernand Braudel dans ses Écrits sur l’histoire (1969), dans ces villes se coulèrent « les religions, les institutions politiques, les administrations, les cadres urbains, et par-dessous tout, un capitalisme marchand capable de discipliner l’Océan ». Rares, en fin de compte, furent dans l’espace hispanique occidental les fondations véritables, comme celle de Lima (1535) par Pizarre, et l’on ne peut qu’y être frappé par la persistance des lieux de pouvoir.
Certes, faute d’un or abondant, l’argent des mines du Potosí pouvait attirer les sujets de la couronne d’Espagne et faire briller les villes du Nouveau Monde. Mais la réalité est autre : José Manuel de Ezpeleta, vice-roi de Santa-Fe de Bogotá de 1789 à 1797, écrivait : « Les animaux immondes errent dans les rues et sur les places ; les unes et les autres sont jonchées d’ordures. En un mot, la malpropreté et le désordre règnent partout, malgré les efforts et le zèle mis à les éviter ». En homme des Lumières, il développe alors une politique d’aménagement et d’embellissement urbains. De ce fait, la très grande majorité des 1721 émigrants recensés entre 1794 et 1796 sont des hommes de pouvoir – régalien ou économique – qui viennent renforcer des capitales fragilisées. Les fonctionnaires civils, les militaires et les ecclésiastiques sont plus nombreux (44,8%) que les commerçants et les négociants, nommés indianos dans la péninsule ibérique (42,1%). Contrairement à ce qui s’est passé en Amérique du Nord, les destinations rurales furent extrêmement minoritaires : dans le cas cité plus haut, les paysans ne sont que 0,60% de l’effectif, sans doute en raison de l’exploitation des indigènes déjà cultivateurs et des métis dans les encomiendas prolongées dans le temps par le système des haciendas. Celles-ci, inspirées par les latifundios méditerranéens, si elles enrichissent l’hacendado aux mœurs urbaines ou des contremaîtres caciques, ont une faible productivité et maintiennent dans la misère des foules de peones prêts, à la fin du dix-neuvième siècle, à marcher sur les villes – centres du pouvoir politique – pour alléger leurs souffrances.
Une certaine littérature indigéniste dénonce avec justesse l’asservissement des Juan sin nada, des Jean sans rien (et sans terres), comme les a nommés le poète cubain Nicolás Guillén (1902-1989). Mais elle magnifie l’indien ou le métis paysan supposé désireux de rester dans son monde rural, malgré la nécessité pour eux de s’insurger militairement contre les injustices créées par les pouvoirs urbains et donc de conquérir les villes. C’est ainsi que l’uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015) écrit dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine (1971) : « Les parias de la campagne ont découvert le centre du pouvoir… [mais]… ils retournent, en fin de compte, sur les terres où ils savent marcher sans se perdre ». Certes, l’espoir des révolutionnaires ruraux, tels ceux menés par Emiliano Zapata, était bien l’obtention d’une meilleure répartition des terres au moyen de réformes agraires. Mais ces dernières ont été soit peu efficaces, soit tardives. Par exemple, au Mexique (1934), si les paysans ont en moyenne reçu en dotation une trentaine d’hectares, ils ne comprennent que 0,6 ha irrigués et 3,7 ha de terrain pluvial, le reste étant le plus souvent constitué de « pâturages » et « autres », c’est-à-dire de lieux incultivables. De plus, le matériel agricole appartenait encore aux caciques qui ont fait signer aux nouveaux propriétaires des contrats de location léonins (métayage inverse). Au Chili, la réforme agraire n’a été promulguée qu’en 1977, et en Bolivie, la Nouvelle Réforme Agraire de 2006, votée après une marche sur La Paz, est d’application difficile, parce que d’une part, Evo Morales tient en partie son pouvoir de la bourgeoisie urbaine, et parce que d’autre part, les « banquiers » des nouveaux petits propriétaires sont souvent les grands exploitants latifundiaires. En revanche, les campesinos qui ont – tout au long du vingtième siècle – découvert les villes, à l’occasion de leur investissement militaire ou de « marches » plus ou moins pacifiques, y ont vu de nouveaux eldorados à conquérir. Très frappante est l’iconographie picturale ou photographique. On peut ainsi voir chez Diego Rivera les paysans assaillir une ville perchée en haut d’une montagne, pareille à la Jérusalem céleste ; un cliché pris en décembre 1914 au restaurant Sanborns de Mexico présente des guérilleros zapatistes sidérés de trouver une telle abondance.
L’imagination virgilienne des poètes et romanciers citadins est littérature ; la misère urbaine a paru manifestement plus douce aux paysans que l’extrême dénuement rural. Quand on fait partie des 76% de pauvres du Chiapas, Mexico DF ou les villes « riches » septentrionales sont un rêve lancinant. Certes, la vérité est moins belle : les campamentos de Santiago de Chile, les villas miserias de Buenos Aires, les barriadas de Lima ou las ciudades perdidas de Mexico DF paraissent épouvantables à la bourgeoisie qui les côtoie. Mais les migrants qui s’y installent récupèrent un peu des facilités urbaines : le pouvoir des villes ne réside pas seulement dans leur capacité de commandement, mais aussi dans leur attractivité et la polarisation qu’elles exercent sur leur zone d’influence… A Lima se localise 50% de l’emploi du Pérou. Le 28 juillet 2015, la bourse du travail bolivienne offrait 70 emplois dont 61 étaient localisés à La Paz et Santa Cruz. Les services urbains, pour médiocres et informels qu’ils soient, existent : à Nezahualcoyotl, quartier de Mexico, se sont rapidement développés des raccordements clandestins à l’électricité et à l’eau potable, sans que les autorités - probablement par crainte des « classes dangereuses », s’y opposent. Il existe même des embryons de syndicats ouvriers de jeunes travailleurs qu’on n’oserait même pas imaginer dans des campagnes dominées par des caciques ruraux. Même si les villes frontières du Mexique sont écrasées par la violence des cartels militarisés (jusqu’à 3 000 meurtres pour 1,2 Mh en 2010 à Ciudad Juarez), les salaires moyens y sont 50% plus élevés que dans le Sud. Quand ils sont de 4 500 pesos mensuels (220 dollars) dans l’État de Guerrero, ils atteignent 13 000 pesos à Mexico DF. Même si les ruraux qui s’y installent n’obtiennent évidemment pas cette rémunération, leurs espoirs d’ascension sociale y sont bien supérieurs. Les mouvements zapatistes qui entretiennent au Chiapas le mythe d’une ruralité heureuse exercée par le peuple ne peuvent enfin ignorer que c’est l’émigration vers les villes pourvoyeuses d’emploi qui a fait passer dans cet État les remesas (mandats envoyés aux familles restées sur place) de 20 à 655 millions de dollars entre 1995 et 2005. En outre la délivrance de plus de 15 000 passeports en 2004 montre que cette émigration s’est autant dirigée vers les villes états-uniennes que vers les métropoles intérieures. Au début du vingt-et-unième siècle, le rêve américain fonctionne à plein.
Le « sueño americano » ne se manifeste pas dans tout l’espace sud-américain, mais essentiellement au Mexique et en Amérique centrale, qui prend une part de plus en plus importante dans le franchissement de la cortina del nopal – le rideau de cactus – comme le nomment par dérision les hispanophones. Si les premiers arrivants chicanos avaient été recrutés pour travailler dans les exploitations agricoles en Californie (programme Bracero, 1941), comme c’est encore le cas aujourd’hui dans les comtés de Géorgie, les immigrants se dirigent d’abord vers les métropoles : en 1998, ils n’étaient déjà plus que 8% à exercer dans le secteur primaire. Les illégaux ont plus encore intérêt à se diriger vers les grandes agglomérations où se sont développés des barrios totalement hispanisés : ils se noient dans la population « légale » qui les protège des incursions de l’Immigration National Service. L’agglomération de San Antonio (TX) compte aujourd’hui 63% d’hispaniques, celle d’Albuquerque (NM), 47%, , de Los Angeles (CA) 45% et de Phoenix (AZ), 40%, au point que l’on y parle plus espagnol qu’anglais. Il suffit d’ouvrir son autoradio à Los Angeles pour s’en apercevoir. Il existe aussi des chaînes de télévision de langue espagnole, qui sont de plus en plus regardées : lors du forum démocrate de Miami (2008), retransmis dans les deux langues, 60 % de l’audience chez les adultes de 18 à 49 ans a été obtenue par la chaîne hispanophone Univisión, contre seulement 30 % pour les réseaux anglophones (ABC, CNN, Fox News et NBC). L’annuaire téléphonique de Santa-Fe (NM) explique (en espagnol) que « la majorité des entreprises [répertoriées] emploie du personnel qui parle espagnol… Cependant, le personnel qui parle seulement anglais souhaite… donner le meilleur service aux membres de la croissante communauté hispanique ». A San Francisco, un bar de Mission district affichait en 2001 une offre d’emploi qui stipulait que la serveuse devait avoir de l’expérience et… savoir parler anglais. Cette « vague hispanique » ne concerne pas seulement les villes du sud-ouest états-unien ou la Floride. En 35 ans, le nombre des hispaniques – qui plus est, parlant espagnol à la maison –a été multiplié par dix (588 000 en 2014) dans le Metro Atlanta. Comme le disait J.M. Le Clézio, en partie résident d’Albuquerque, on observe « un bulldozer humain qui pousse face à une résistance anglo-saxonne déshumanisée, qui ne veut rien de plus que protéger sa tranquillité, son carré de gazon et son mode de vie ». Mais cette poussée n’est pas seulement frontale. Dans l’ensemble des États-Unis, se diffuse la latinité hispanique, au point qu’il existe maintenant une série de métropoles hispaniques « secondaires », que l’auteur de ces lignes a même pu s’exprimer en espagnol en Alaska, que ce soit à Anchorage ou Fairbanks, et que les consignes de sécurité affichées sur les camions le sont en anglais et en espagnol.
Il n’empêche que tout cela ne se résume pas à une question linguistique et démographique. Certes, cette latinisation de nombreuses métropoles états-uniennes n’est pas nécessairement à l’origine de conflits internes. Isabel Allende, dans son roman El plan infinito (1991), fait dire à Pedro Morales : « dans les villes, les gringos sont tous cinglés… mais si on ne s’affronte pas à eux, on peut y vivre très bien ». Mais elle redessine les contours géopolitiques de territoires peuplés. Qu’à Miami, 70% de la population âgée de cinq ans ou plus parle uniquement l’espagnol à la maison, rien d’étonnant ; mais qu’un policier à qui l’on s’adresse en anglais vous réponde « no comprendo » est significatif d’une transformation des pouvoirs municipaux. Quand le bulletin de vote du comté de Bernalillo (Alburquerque, NM) est rédigé dans les deux langues, le panorama électoral en est changé à une plus large échelle. Dans le ressort municipal de Dallas (45% de latinos), Hillary Clinton a obtenu en novembre 2016 68% de voix contre 28% à Donald Trump et le sheriff élu du comté de Dallas (2,4 Mh) est depuis 2004 une femme, Guadalupe Valdez. Le pouvoir urbain s’inscrit donc contre celui de l’État du Texas, dominé par les Républicains, avec ce que cela peut supposer de difficultés au quotidien. En Arizona, la ville de Phoenix a élu un démocrate (2012), quand l’État a porté à sa tête (2015) un Républicain, Douglas Ducey. On ne peut toutefois généraliser : en Floride, l’anticastrisme des latinos les propulse volontiers dans le camp républicain auquel par exemple appartient le maire de Miami, Tomás Pedro Regalado y Valdez. Au Nouveau-Mexique, le maire d’Albuquerque est aussi républicain que la gouverneure Susana Martinez. Toutefois, dans tous les cas, le rêve américain a indiscutablement fait progresser l’hispanisation de la gouvernance urbaine dans les États du Sud : une nouvelle Amérique latine s’y est établie. Ailleurs, émergent aussi de « petites » métropoles hispaniques dont la rapide croissance et l’influence inquiètent les « anciennes » minorités afro-américaines et l’environnement régional : elles induisent une réaction politique aujourd’hui très visible dans l’espace nord-américain anglo-saxon.
Si encore, les latinos s’étaient contentés de rester des peones ou d’occuper des emplois faiblement rémunérés, l’inquiétude serait certainement limitée. Mais ils gagnent rapidement du galon. En 2006, ils étaient 16,6% à être cadres (+3,6 % depuis 1998) ; en 2012, ils étaient 21,0% (+5,4 % en 6 ans) et passent dans les villes du back au front office, même si leur anglais s’avère parfois approximatif. De toute façon, dans les agglomérations méridionales, ils sont loin de toujours l’utiliser. Qui plus est, malgré le coût élevé des études aux États-Unis, ils poussent leur descendance dans les systèmes éducatifs. En 2007, les enfants et adolescents latinos représentaient 21% de la population scolaire, mais les projections pour 2050, comme l’a montré David Giband, font état de plus de 50%. Les croissances sont plus spectaculaires encore dans les neuf États du sud-ouest, où ils ont, entre 1995 et 2005, progressé de 322% en moyenne, modifiant la composition des districts scolaires et influant sur les pratiques et politiques éducatives. Certes, la ségrégation universitaire des hispanos est, selon une publication de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), encore notable, surtout en Californie, où les élites anglophones tiennent souvent à garder la mainmise sur des études qui ouvrent les portes d’un pouvoir élargi. A Albuquerque, où pourtant les bulletins de votes sont bilingues, les hispaniques perçoivent l’université publique comme un territoire culturellement étranger. Ceci étant, leurs revendications sont extrêmement fortes : à Philadelphie (Université Temple), l’association qui les réunit a pour symbole un poing levé. Leur conquête du pouvoir passe de préférence par les universités publiques délocalisées dans les villes intermédiaires, moins chères, comme Turlock (CA), Las Cruces (NM) ou Kingsville (TX). Ces stratégies, qui impactent les territoires urbains de taille moyenne, sont d’autant plus visibles que depuis 2006, le nombre des étudiants latinos a crû de 11% par an, pour atteindre aujourd’hui plus de 17% des effectifs universitaires. Même Stanford, haut lieu anglophone de l’accès au monde des élites, se vante maintenant d’en accueillir 11% et UCLA assure sa promotion – l’éducation est là-bas un produit marchand soumis à la concurrence – en mettant en avant l’accueil d’Ana Oaxaca, une doctorante DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals) et même indocumentada (sans papiers… états-uniens).
Toutefois, si cette promotion sociale peut entretenir la frustration du monde ouvrier anglo-saxon et des afro-américains, c’est la prise de conscience du nombre (55,3 Mh) qui frappe les esprits depuis quelques années, d’autant que les hispanics, non seulement s’emploient dans des métiers urbains (construction, secteur usinier, hôtellerie notamment), mais ne restent plus dans les barrios des villes du Sud-Ouest. Cette diffusion dans les métropoles de l’ensemble du territoire est d’autant plus nette que l’ancienneté de résidence y est grande ; même les illégaux – seulement 10 à 15% du total – sont installés depuis fort longtemps, en moyenne 13, 6 années en 2014. C’est dire que le phénomène géopolitique majeur que constitue la perception du nombre et le mouvement de rejet qui ont contribué à l’élection de Donald Trump vient bien tard. Le monde anglo-saxon, longtemps conscient de sa domination, s’est réveillé – on nous pardonnera l’expression – avec la « gueule de bois », sans beaucoup de moyens de contrecarrer une situation établie. Le mur cher au nouveau président ? Un objet coûteux et de peu d’utilité, car le flux des mexicains a considérablement chuté depuis la crise de 2008. On observe même des retours vers le Mexique, au point que le Pew Center l’estime même négatif (- 0,2 Mh). Les immigrants chinois et indiens sont maintenant plus nombreux. Restent évidemment les arrivées des latinos d’Amérique centrale, qui posent au moins autant de problèmes au Mexique qu’aux États-Unis, notamment sur la frontière méridionale du Tapachulas. La chasse aux illégaux ? Le pouvoir des latinos dans les métropoles hispaniques établies est tel qu’ils trouveront sans mal refuge dans 200 ou 300 villes auto-érigées en « sanctuaires », comme cela a d’ailleurs été le cas en 1954 lors de l’opération Wetback décidée par Eisenhower. Ainsi, San Francisco a la capacité de résister aux menaces de coupure des crédits fédéraux… Quant à penser qu’une expulsion massive donnera de meilleurs emplois aux ouvriers non hispaniques, c’est un renversement du rêve initial : avec un taux de chômage structurel états-unien de 4,7%, on voit mal comment fonctionneront d’éventuelles relocalisations. Enfin, les maras – ou gangs hispaniques – largement financées par le trafic de drogue exercent au sein des villes un pouvoir souterrain réel mais il est sans doute moindre qu’annoncé par Donald Trump. Si l’on prend le cas du Texas, dont la population est à 51% latina, les exécutions capitales de citadins hispaniques – les campagnes n’ont pas les moyens financiers de condamner – ne représentent que 30,6% du total. Pourtant, le Lonestar state n’est guère clément…
Les discours historique, géographique et géopolitique ont toujours voulu s’appuyer sur des réalités mesurables. Il est évident que l’on ne saurait les oublier dans la mesure où elles sont un élément structurant de la pensée. Mais l’établissement des villes de pouvoir en Amérique latine répond aussi à des logiques qui sont bien peu matérielles. La quête des eldorados urbains a certes été un rêve inabouti, mais il n’empêche qu’il a organisé le réseau des métropoles du Nouveau Monde espagnol ou portugais, qu’elles soient les points d’appui, créés de toutes pièces, de la conquête ou les capitales redessinées des anciens empires. C’est aussi ce rêve renouvelé – et un espoir au fond peu sensé – qui a dirigé les grandes migrations qui ont transformé lesdites métropoles en mégapoles multimillionnaires. Le pouvoir, en effet, n’est pas seulement la capacité de contrôler un territoire, c’est aussi celle d’attirer et de concentrer de nombreuses populations qui – à leur tour – modifient peu ou prou par leur seule présence la nature même de la gouvernance. C’est encore ce rêve, rebaptisé sueño americano, qui a conduit en très grand nombre de latinos au nord du rio Grande depuis un demi-siècle. Il a maintenant des effets géopolitiques extrêmement visibles en ce sens qu’il révolutionne l’Amérique anglo-saxonne, comme le prouve l’élection de Donald Trump. Paradoxalement, le rêve, devenu celui d’une identité préservée, change de camp. Mais on peut se demander s’il n’est pas trop tard pour s’aviser que, dans bien des métropoles états-uniennes, le pouvoir « latin » est une composante définitive de la réalité américaine.
Copyright Février 2017-Lemartinel/Diploweb.
Publication initiale sur Diploweb.com le 19 février 2017
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