Othmane Tabit est diplômé du master de géopolitique de l’université de Reims Champagne-Ardenne. Il s’intéresse principalement aux régions des Balkans, du Proche-Orient et du Maghreb, ainsi qu’aux thématiques des frontières internationales, des conflits territoriaux, de la migration, des transports et des politiques linguistiques.
Quel lien établir entre les bouleversements géopolitiques de l’histoire croate et la radicalisation des opinions politiques dans ce pays ? Othmane Tabit offre une réponse à la fois ample et précise, argumentée et claire. D’autant plus pertinente que la Croatie – membre de l’UE depuis 2013 - passe le plus souvent à l’arrière-plan de l’actualité européenne. Pourtant, le parcours de ce pays éclaire sur les (in)capacités de l’UE à maintenir ses Etats membres dans le respect de ses valeurs fondatrices.
AVEC 4 millions d’habitants répartis sur 57 000 km², la Croatie est à ce jour le dernier État adhérent de l’Union européenne (2013). Cette ancienne république yougoslave renvoie une image de success story européenne, celle d’un pays de football et de tourisme qui a réussi à tourner la page de la guerre d’indépendance (1991-1995). Pourtant, derrière le « miracle croate » se cache une situation politique et socio-économique plus problématique.
Lors des élections présidentielles de décembre 2019 puis parlementaires de juillet 2020, le candidat populiste et antisystème Miroslav Škoro réalise des scores impressionnants pour un acteur nouveau sur la scène politique nationale. Il réalise respectivement 24,45% des voix comme candidat indépendant puis 10,89% comme leader d’un parti politique qu’il fonde en février 2020, le Mouvement patriotique. Dans les deux cas, il arrive troisième et concurrence sérieusement les partis traditionnels de droite, le HDZ (Hrvatska demokratska zajednica, Union démocratique croate), et de gauche, le SDP (Socialdemokratska partija, Parti social-démocrate). Avant lui, d’autres nouveaux partis populistes, créés au début des années 2010 seulement, se sont également hissés sur le podium des précédentes élections.
Ainsi, la Croatie semble ne pas faire exception au récent succès des partis populistes antisystèmes en Europe, qui s’explique le plus souvent par un ras-le-bol des classes moyennes et populaires, en difficulté économique, à l’égard de l’élite dirigeante. Il y a alors lieu de s’intéresser aux racines du populisme en Croatie : quel lien peut-on établir entre les bouleversements géopolitiques de l’histoire croate et la radicalisation des opinions politiques dans le pays ?
Nous commencerons par retracer, depuis l’indépendance, la chronologie des évènements marquants de la vie politique croate qui permettent d’expliquer le désenchantement des citoyens croates envers leur élite politique. Ensuite, nous nous pencherons sur les frustrations économiques qui justifient le sentiment d’abandon exprimé par la population croate. Enfin, nous montrerons comment le populisme, historiquement présent en Croatie, a été normalisé dans le paysage politique national.
Durant les trente dernières années, cette désillusion progressive résulte d’une série d’attentes déçues, dont trois principaux épisodes ressortent. La première attente est celle d’un État croate capitaliste, prospère et juste, un État croate dirigé par des Croates et favorable à tous les Croates, puisque la République de Croatie est l’aboutissement d’un combat à la fois nationaliste et anti-communiste. Après l’indépendance en 1991, et même après la fin de la guerre, la période de pouvoir de Franjo Tuđman (1990-1999), premier Président et fondateur du HDZ, est marquée par l’autoritarisme (culte de la personnalité, contrôle excessif des ministères, des institutions et des grands médias, musellement des médias d’opposition, abus des dispositions constitutionnelles et des lois électorales, etc.) et la corruption (pots-de-vin, népotisme, collusion avec l’Église et autres mouvements catholiques ultra-conservateurs, etc.). Les Croates n’obtiennent pas le changement démocratique escompté dans un pays complètement géré par Tuđman, ses proches et son parti. En outre, ceux d’entre eux qui étaient pour l’indépendance sans être farouchement nationalistes sont fortement refroidis par les accusations de crimes de guerre dont le Président fait l’objet [1].
La deuxième attente est ensuite celle d’un renouveau politique après le décès de Tuđman et l’instauration d’un régime parlementaire en 2000. Mais les efforts d’un certain nombre d’acteurs politiques de bonne volonté (notamment du SDP) afin de rompre avec les excès du régime précédent tombent à l’eau. D’une part, la coalition d’opposition qui arrive au pouvoir au début du XXIe siècle se montre désunie sur des sujets où la sensibilité nationaliste l’emporte sur le pragmatisme, dont deux en particulier. Le premier est le refus d’une grande partie de l’opposition de reconnaître la culpabilité des généraux croates accusés de crimes de guerre par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (1993-2017), et de les extrader. Pour cause, ces généraux sont considérés par bon nombre de Croates comme des héros à qui ils doivent l’indépendance du pays, et non comme des criminels de guerre. Le second dossier clivant au sein de l’opposition est celui des relations avec le voisin slovène, autre ancienne république yougoslave. En effet, l’un des partis de la coalition d’opposition décide de bloquer la ratification de deux accords avec la Slovénie, qu’il juge trop favorables aux Slovènes : d’abord l’accord de 2001 sur la délimitation des frontières maritimes au niveau du golfe de Piran (frontières maritimes qui n’avaient pas lieu d’être sous la Yougoslavie), puis celui de 2002 concernant le statut de la centrale nucléaire commune de Krško (située en territoire slovène), héritage yougoslave. Or l’adhésion à l’Union européenne, souhaitée à l’époque par les deux États, est conditionnée par la résolution de leurs différends territoriaux.
D’autre part, la corruption subsiste aussi bien au niveau de l’État que dans la société. La série de scandales (détournements de fonds, profits de guerre, financement frauduleux de son parti, etc.) dans lesquelles est empêtré le Premier ministre HDZ Ivo Sanader (2003-2009) puis son incarcération, ainsi que la proximité entre les dirigeants politiques et les milieux mafieux, révèlent à quel point cette problématique est structurelle, et ce malgré la création en 2001 de l’Office pour la répression de la corruption et du crime organisé. D’ailleurs, la liberté des médias est soudainement sacrifiée à partir de 2009 pour éviter de dévoiler l’étendue de la corruption au sein de la classe politique. Les membres de cette dernière, notamment du HDZ, qui sont liés de près ou de loin aux scandales Sanader, mobilisent leurs réseaux de contacts (y compris dans les médias) pour « resserrer les boulons » de la liberté d’expression, par crainte d’être inculpés. De plus, l’élite dirigeante se montre méprisante lorsque le gouvernement de la Première ministre HDZ Jadranka Kosor (2009-2011), remplaçante de Sanader, décide de modifier le code du travail malgré l’opposition populaire, et que les manifestations qui s’en suivent sont réprimées dans la violence.
L’Union européenne reste alors l’ultime espoir pour combattre la corruption systémique en Croatie, mais aussi pour relancer l’économie du pays et « sortir des Balkans ». Il s’agit là de la troisième attente non comblée. En effet, les élites européennes sont vues comme indifférentes (voire associées) aux défauts des élites croates. Depuis l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne en 2013, ses indices de démocratie reculent continuellement (selon The Economist Intelligence Unit), comme si les élites croates n’avaient plus de raison d’être irréprochables, plus de comptes à rendre. Au nom de l’austérité, des restrictions budgétaires pour les ministères de l’Education et de la Santé sont instaurées dès que la Croatie entre dans l’Union européenne, et non avant, pour éviter que cela n’entrave une adhésion paisible et relativement consensuelle. Par conséquent, le niveau de vie des enseignants et des médecins se détériore considérablement (coût de la vie en hausse mais salaires inchangés), et des centaines d’entre eux n’hésitent pas à quitter le pays. Très majoritairement, ils se dirigent vers d’autres pays plus riches de l’Union européenne : si l’Europe ne peut pas s’inviter chez eux, autant s’y inviter directement. Ils rejoignent alors un exode préexistant, de nature hétéroclite (jeunes et moins jeunes, diplômés ou non, partisans de la droite ou de la gauche), et contribuent au dramatique déclin démographique de la population croate, qui dure depuis des décennies : 4,78 millions d’habitants en 1990 contre 4 millions en 2020.
Même après 2013, la scène politique croate ne manque pas de turbulences. Le SDP rebute ses électeurs traditionnels avec la fuite de cassettes révélant un langage grossier utilisé par le Premier ministre Zoran Milanović (2011-2016), issu de ce parti, pour décrire les pays voisins – ce qui représente un double langage au sujet de la réconciliation régionale. C’est aussi après l’adhésion à l’Union européenne que trois nouveaux partis populistes, eurosceptiques, créés en l’espace de trois ans seulement (Bouclier humain en 2011, le Pont en 2012 et l’Aube croate en 2013), émergent en force. Lors des élections parlementaires de novembre 2015, le Pont arrive troisième et accepte de s’associer au HDZ pour former une majorité. Pour prendre la tête de ce gouvernement mixte, la coalition nomme en janvier 2016 l’entrepreneur croato-canadien Tihomir Orešković, sans affiliation politique. Celui-ci désigne alors deux vices-Premiers ministres, l’un représentant le HDZ, Tomislav Karamarko, et l’autre le Pont, Božo Petrov. Cependant, des tensions surviennent entre les deux partis au pouvoir autour d’un conflit d’intérêts concernant le rachat de la compagnie pétrolière nationale à l’entreprise hongroise MOL, qui aurait offert des pots-de-vin à l’épouse de Karamarko. Orešković propose à ses vices-Premiers ministres de démissionner, ce que Petrov est prêt à faire, mais pas Karamarko. Celui-ci, en représailles, initie une motion de censure contre le Premier ministre, et le puissant HDZ retire son soutien à la coalition. Orešković est donc destitué par le parlement croate, et suite à des élections anticipées qui se tiennent à peine dix mois plus tard (en octobre 2016), c’est Andrej Perković du HDZ qui le remplace au poste de Premier ministre. Cette destitution subite d’Orešković démontre alors, de façon criante, la puissante influence du HDZ sur la politique croate au sens large. Tous ces rebondissements finissent par lasser les électeurs croates, comme en témoigne le taux de participation décroissant au fil des années, aussi bien aux présidentielles (74,9% en 1992 contre 51,2% en 2019) qu’aux parlementaires (75,6% en 1992 contre 46,4% en 2020). C’est également le cas aux élections pour le Parlement européen, alors que le pays se retrouve à la périphérie de l’Union, « vassalisé » selon bon nombre de citoyens croates. Cela se traduit notamment dans le domaine économique, où la Croatie affichait déjà bien des manquements.
Il est clair qu’en Croatie la transition du socialisme yougoslave au capitalisme se révèle d’autant plus difficile que la guerre d’indépendance occasionne d’importants ravages économiques, sachant que l’économie yougoslave est déjà en voie d’effondrement dans les années 1980. À la fin du conflit, les Nations unies estiment les dégâts à environ 37 milliards de dollars, et ce dans l’ensemble des secteurs économiques. Les champs de mines disséminés principalement autour des anciennes zones de combat frontalières fragilisent le territoire, le rendant inexploitable par l’agriculture et le tourisme, et coûtent cher à détecter et à détruire. De plus, les déplacés internes et les réfugiés engendrés par la guerre (500 000 selon le HCR) représentent à la fois la perte d’un capital humain et financier ainsi que de nouvelles populations démunies à prendre en charge.
À cela s’ajoute un tournant néolibéral débridé, que la nouvelle classe dirigeante croate adopte par idéologie « occidentaliste ». Cette politique économique se manifeste principalement par des privatisations massives qui privilégient notamment les membres de la nébuleuse HDZ et les oligarques, et par des investissements étrangers, concentrés dans certains secteurs (tourisme, grande distribution, transport maritime), et qui ne profitent pas aux services publics comme l’éducation, la santé et les infrastructures – justement affaiblis par la réduction du budget de l’État. Ces choix sont loin de faire l’unanimité au sein de la population croate, mais les dirigeants orientent l’économie en fonction de leurs propres intérêts plutôt que d’œuvrer dans le sens de l’intérêt général.
Par ailleurs, l’économie croate se montre lacunaire à bien des égards. Si le néolibéralisme, aux ramifications problématiques, est le cap adopté par l’économie croate, il n’en résume pas les points faibles, au premier rang desquels un secteur touristique hypertrophié. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, il s’agit du pays européen qui dépend le plus du tourisme international (près de 20% du PIB – contre 7% en France, à titre comparatif). Toute perturbation internationale se reflète donc négativement (crise financière de 2008 ou pandémie de COVID-19) ou positivement (instabilité politique en Turquie donc report de destination) sur la santé du secteur. De plus, il s’agit d’un tourisme particulièrement saisonnier et localisé. À l’exception de Zagreb où les visiteurs se rendent aussi en hiver pour son marché de Noël, l’écrasante majorité des nuitées ont lieu pendant la période estivale dans la seule région côtière. En réalité, les bénéfices nets du tourisme sont discutables, si l’on soustrait les dépenses, la sursollicitation des ressources en eau en été, les dégâts environnementaux et autres nuisances sociales. Depuis 1995, au lieu de réaliser des projets d’intérêt général (extension du réseau autoroutier, renouvellement des voies ferroviaires, modernisation de l’industrie agro-alimentaire, etc.) qui puissent par là même booster les revenus du tourisme, la Croatie se contente de vendre ses plus précieuses infrastructures touristiques à des entités étrangères (en Istrie et à Dubrovnik, surtout) et de capitaliser sur ses sites naturels côtiers. Il en résulte que la saison touristique en Croatie rapporte davantage aux acteurs étrangers qu’aux acteurs locaux, que ce soit le budget public, les citoyens ou les entrepreneurs croates.
Les régions marginalisées sont les plus propices au vote populiste d’ultra-droite, incarné par les partis Mouvement patriotique et Aube croate, alors que les régions les plus privilégiées sont plus réceptives aux partis populistes de gauche, tels que Bouclier humain et Le Pont.
Lorsque la crise financière de 2008 survient, l’économie croate est non seulement rendue vulnérable par la surdépendance au tourisme, mais aussi par l’endettement et la désindustrialisation accélérée. Le discours officiel présente la crise comme un état d’exception exigeant des réformes immédiates et radicales, mais c’est en réalité une stratégie commode de légitimation, qui permet d’étouffer les débats sur les conséquences sociales et économique de la néolibéralisation, et d’en éclipser le caractère politique. Pour tenter d’absorber le chômage et de revitaliser l’économie, l’État lance alors une série de mesures de dérégulation et de flexibilisation du marché du travail. Ainsi, les formes atypiques de contrats (emplois à temps partiel, emplois intérimaires, etc.) ne sont plus comptabilisées dans le taux de chômage, qui devient donc trompeur. Or cette normalisation des emplois précaires accentue la paupérisation et le développement de l’économie informelle. Avec la fin de la croissance et l’entrée dans l’UE (dernier argument de légitimation des politiques socio-économiques entreprises), tous ces problèmes remontent à la surface – ce qui renforce les sentiments d’« eurofatalisme » et de résignation cynique. Les représentants de l’establishment remplacent alors leurs discours europhiles par une posture de soumission inévitable aux diktats de Bruxelles, alors qu’ils sont bien souvent proactifs dans leur politique économique. Cette contradiction flagrante alimente aussi le « cynisme » qu’éprouve la population croate envers le processus politique.
En outre, l’ensemble de ces difficultés économiques se retrouve de façon plus prononcée dans certaines régions croates plutôt que d’autres. En effet, force est de constater des disparités régionales marquées en Croatie. D’une part, la métropole zagreboise et le littoral adriatique sont les régions les plus riches, dynamiques, jeunes, peuplées et connectées à l’Union européenne et à l’extérieur en général. Pour cause, Zagreb, par son emplacement géographique, a historiquement joué le rôle de « hub de connexion » entre la mer Adriatique et l’Europe centrale, tandis que le littoral adriatique doit principalement sa prospérité à la pêche, au tourisme et au transport maritime. D’autre part, la Slavonie (à l’est du pays), le sud de la Croatie centrale et la Dalmatie intérieure affichent un retard de développement, une population déclinante et vieillissante et un taux de chômage élevé. Cela s’explique notamment par leur position frontalière et/ou périphérique : autrefois zone tampon entre les empires austro-hongrois et ottoman, ces régions ont été les plus dévastées par la guerre d’indépendance. Il s’avère que cette polarisation territoriale coïncide avec une polarisation politique. Les régions marginalisées sont les plus propices au vote populiste d’ultra-droite, incarné par les partis Mouvement patriotique et Aube croate, alors que les régions les plus privilégiées sont plus réceptives aux partis populistes de gauche, tels que Bouclier humain et Le Pont – comme en témoigne la géographie des scores de ces différents partis. Cependant, bien que l’existence de ces partis soit récente, le populisme, lui, est bien plus ancien en Croatie.
Galvaudé par une surutilisation médiatique, le terme « populisme » a pourtant une définition bien précise. Le populisme est une idéologie qui soutient que la société est séparée en deux groupes homogènes et antagonistes, le « peuple pur » et « l’élite corrompue », le second exploitant le premier. En ce sens, il ne possède pas de noyau programmatique clair et peut prendre des formes empiriques très variées. Cependant, le politologue néerlandais Cas Mudde pose un critère décisif qui permet d’identifier les véritables populistes idéologiques et de les distinguer des politiciens de type populiste. Il suggère que le populisme comporte deux dimensions principales : une évaluation positive du peuple et une évaluation négative des élites politiques. Une lecture simpliste qui ne prend pas en compte la complexité du monde actuel.
Depuis la fin de la Guerre froide (1990-1991) et le triomphe du capitalisme mondialisé qui s’en suit, les écarts économiques se creusent entre pays riches et pays pauvres, c’est-à-dire entre le centre et la périphérie de ce système, mais aussi au sein des pays riches, entre les classes sociales supérieure et moyenne. En Europe comme ailleurs, l’incapacité des dirigeants politiques à satisfaire le mécontentement des populations face à cette réalité alimente un développement frappant des partis populistes depuis la « grande panne » de 2008.Les populistes s’insèrent ainsi dans un contexte où les partis dits classiques (du spectre gauche-droite) connaissent un affaiblissement de leurs repères idéologiques et un brouillage de leur électorat-cible. De plus, les frustrations populaires sont exacerbées par un amalgame de crispations identitaires et d’angoisses économiques dues à la hausse des flux migratoires (causée en partie par cette mondialisation inégalitaire), ainsi que par la démocratisation d’Internet en général et des réseaux sociaux en particulier, qui sont à la fois porte-voix, chambre d’écho et source de désinformation.
Mais contrairement à d’autres pays européens, ce binarisme politique « peuple vs élite » s’inscrit en Croatie dans une véritable tradition historique. En effet, le populisme apparaît en Croatie au début du XXe siècle avec l’écrivain et homme politique croate Stjepan Radić (1871-1928). Fervent nationaliste, il est convaincu que son combat politique ne peut être porté que par les classes sociales modestes de la population croate, contre l’élite politique en place. Il s’oppose d’abord à la monarchie austro-hongroise, qui contrôle les territoires croates jusqu’en 1918, puis après l’intégration de ces derniers au royaume de Yougoslavie (1918-1941), à la dynastie serbe des Karađorđević. Il est assassiné en 1928 par un parlementaire royaliste monténégrin, et devient alors un martyr symbolisant la lutte politique des ouvriers et des paysans, et une icône de la cause nationale croate.
Un autre mouvement nationaliste croate contre la monarchie yougoslave, fondé en 1930, est celui des Oustachis, ouvertement fasciste et fondamentaliste catholique. Lors de l’invasion de la Yougoslavie par les forces de l’Axe en 1941, les Oustachis sont mis au pouvoir en Croatie par les occupants et sont responsables d’une série d’atrocités à l’encontre des populations serbes, juives et tziganes. Si la population croate, dans son ensemble, est initialement loin d’être favorable à l’idéologie oustachie, la propagande en place, qui présente tous les Serbes comme nuisibles et empêchant l’émancipation du peuple croate, permet d’exacerber son sentiment d’injustice et son revanchisme.
Après la libération en 1945 et l’arrivée au pouvoir en Yougoslavie d’un autre leader populiste, mais cette fois-ci d’ultra-gauche, c’est-à-dire le maréchal Tito (1892-1980), les exactions commises par les Oustachis sont instrumentalisées par le nouveau régime communiste pour installer un amalgame entre oustachisme et nationalisme croate, et donc condamner le second en condamnant le premier. Cependant si les dirigeants oustachis sont emprisonnés, exécutés ou exilés, bon nombre de Croates, surtout les plus conservateurs et les plus nationalistes, sont encore pétris d’idéaux oustachis, mais s’efforcent de dissimuler leurs convictions jugées inacceptables.
À la fin des années 1980, avec la chute du communisme et la désintégration imminente de la Yougoslavie, Tuđman s’adonne à un nationalisme typiquement populiste pour fédérer les « crypto-Oustachis » et les anciens titistes. Il glorifie un peuple croate à la culture unique, brillant et travailleur, et l’appelle à se libérer du carcan yougoslave et de ses élites (surtout serbes) qui ne feraient que l’infantiliser et siphonner les fruits de son dur labeur. Par la suite, la guerre d’indépendance ancre durablement la domination du HDZ, le discours sécuritaire justifiant les mesures autoritaires de Tuđman.
Ainsi, toutes ces références n’ont jamais disparu du paysage politique croate : ni dans les représentations collectives, ni dans la façon de gouverner. Par conséquent, la rhétorique populiste s’impose comme la norme dans la politique croate, d’autant qu’elle va de pair avec ce que le politologue luxembourgeois Florian Bieber (2019) appelle la « stabilitocratie ». Il s’agit, dans le contexte des Balkans, d’un régime officiellement démocratique, aux tendances autoritaires et clientélistes, qui prétend faire de la stabilité et de l’intégration européenne ses priorités, tout en contournant la démocratie et l’État de droit via le contrôle des médias et un discours populiste souvent anxiogène.
Or le populisme mainstream du HDZ, pour conserver sa crédibilité à l’épreuve des différents scandales de corruption et du mécontentement de la population à l’égard de la politique économique, se radicalise graduellement au fil des années – comme en témoigne la violente politique anti-migrants, par exemple. Cela entraîne finalement une droitisation progressive de la vie politique en Croatie, à laquelle cède le SDP, notamment. Ainsi, les nouveaux partis populistes, au discours radical, s’insèrent aisément dans ce contexte, car en utilisant une rhétorique très similaire à celle du HDZ, et en se servant de la proximité que permettent les réseaux sociaux, ils arrivent de façon assez remarquable, en si peu de temps, à séduire bon nombre d’électeurs du HDZ mais aussi de son concurrent traditionnel de gauche, le SDP. Si ces nouveaux partis finissent par rejoindre le « système » à travers des coalitions et tempérer leurs positions une fois au pouvoir, ils gagnent rapidement la bataille des idées, en instaurant un climat de radicalité des opinions, et donc de polarisation des camps idéologiques. Certains éléments de leur discours sont même repris par le HDZ afin de conserver ou de récupérer des électeurs qui seraient tentés de voter autrement – ce qui contribue à légitimer les solutions qu’ils prônent.
Conclusion
Le succès des nouveaux partis populistes antisystème en Croatie, traduisant une radicalisation des opinions politiques dans le pays, trouve bel et bien ses origines dans les bouleversements géopolitiques qu’a connus le pays durant son histoire, ainsi que dans les choix politiques de ses dirigeants. On constate un rejet croissant du politique en Croatie, dû à une crise de confiance envers les élites dirigeantes et le processus démocratique en général, qui s’est accentuée depuis la crise financière de 2008. En grande partie, c’est l’économique qui explique le politique. Les classes moyennes et populaires éprouvent un fort ressentiment contre l’incapacité de leurs gouvernements à faire face aux chamboulements économiques dont elles ont été les principales victimes. Même sans prendre en compte les effets dévastateurs de la guerre d’indépendance, en Croatie, comme dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale, la voie néolibérale suivie à la chute du rideau de fer rompt radicalement avec un certain « filet de sécurité » économique que pouvait garantir le régime communiste. Du jour au lendemain, les citoyens ont le sentiment d’être livrés aux lois du marché, et perdent dans le même temps le sentiment d’appartenance qu’offrait la socialisation au sein des entreprises yougoslaves. Les travailleurs les moins qualifiés voient leurs revenus s’éroder, voire se retrouvent au chômage, du fait de la reconfiguration du système économique à la fin du XXe siècle. Les inégalités se creusent non seulement entre les couches socio-économiques, mais aussi entre les territoires, déjà déséquilibrés, ce qui crée des zones totalement sinistrées. La crise financière et économique de 2008 ne vient qu’aggraver la situation, et bouscule les certitudes économiques admises.
Il en résulte un ressentiment qui, électoralement, se manifeste par l’abstention ou le vote populiste. Les nouveaux partis populistes antisystèmes, qui trouvent dans l’histoire croate un terreau fertile pour leurs arguments radicaux, ont le mérite de poser des questions légitimes que les élites en place s’abstiennent d’aborder, notamment pour éviter de rendre des comptes. Toutefois, qu’elle soit motivée par un opportunisme purement électoraliste ou par des convictions réelles, l’idéologie populiste polarise mécaniquement la société dans laquelle elle se diffuse, et réduit le débat public à du partisanisme sans fond. La réconciliation entre les partis dits traditionnels et l’électorat populaire représente donc un défi majeur pour la politique croate.
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[1] Déjà dans les années 1990, nombre d’ONG de défense des droits de l’Homme et autres observateurs accusent Tuđman d’être à l’origine de la campagne de nettoyage ethnique contre les Serbes de Croatie (12,2% de la population en 1991, 4,4% en 1996). En 2011, c’est-à-dire bien après son décès, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie finit par l’inculper officiellement.
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