Bertrand Badie est Professeur des universités en science politique à Sciences Po, co-directeur du Master et du Programme doctoral (Ph.D.) en Science politique, mention Relations internationales. Guillaume Coulon est diplômé en Relations Internationales par l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Bordeaux et par l’Université du Queensland (Australie). Il a suivi un cycle de formation à l’Institut des Hautes Études en Défense Nationale (IHEDN).
Géopolitique des Etats-Unis. A quelques semaines des élections présidentielles américaines (6 novembre 2012), Bertrand Badie livre au Diploweb.com le bilan qu’il dresse de la mandature de Barack Obama en matière de politique étrangère. Dans une approche prospective, il esquisse les contours de la diplomatie américaine et les principaux enjeux auxquels le prochain président devra faire face. Propos recueillis par Guillaume Coulon.
INTITULÉ « Un nouveau commencement », le discours prononcé par Barack Obama au Caire le 4 juin 2009 a marqué une rupture avec la doctrine classique des États-Unis dans ses rapports avec le monde extérieur. Historiquement, les États-Unis ont toujours privilégié la coopération avec « le semblable » plutôt qu’avec « l’autre » : proximité géographique d’abord avec l’application de la doctrine Monroe (1823), puis proximité culturelle avec l’instauration de l’Alliance atlantique (1949) pendant la Guerre froide (1947-1990). La désignation d’un ennemi identifiable [1] et la rhétorique de l’affrontement ont ainsi constitué les fers de lance de la diplomatie mise en œuvre par les présidents américains successifs (républicains comme démocrates). Après la disparition de l’Union soviétique (1991), la Chine a endossé le rôle de l’ennemi numéro 1 pour les États-Unis : en 1996, Bill Clinton ordonne par exemple le déploiement de deux groupes aéronavals dans le détroit de Formose alors que l’incident de l’île d’Hainan [2] de 2001 déclenche une crise diplomatique sans précédent entre les deux puissances.
A l’inverse, Barack Obama est le premier président américain qui ait véritablement compris la mondialisation, et les interdépendances qu’elle engendre. Par la reconnaissance de l’altérité et son refus de céder au « réflexe néoconservateur », il exprime la volonté affichée des États-Unis de nouer des liens de coopération et de complémentarité avec les autres pays du monde et leurs sociétés [3]. Sous l’effet de la crise financière de 2007, les relations d’interdépendance économique et stratégique se sont paradoxalement resserrées. Conscient de ce processus à l’œuvre, l’administration Obama a opéré son fameux recentrage (« pivot ») vers l’Asie qui incarne les nouvelles priorités stratégiques identifiées comme telles. Le sommet sino-américain de janvier 2011 [4] a posé les jalons de cette coopération naissante et symbolise la démarche d’ouverture à l’altérité, engagée par le président américain. En somme, grâce à une meilleure compréhension de la mondialisation, des logiques de changement ont pu émerger sous l’ère Obama même si leurs traductions concrètes viennent encore à manquer sur les relations avec la Chine, comme sur le conflit israélo-palestinien ou l’hypothétique fermeture du camp de Guantánamo.
On ne doit pas prendre les déclarations électorales à la lettre, surtout celles ayant trait à la politique étrangère. En effet, le coût politique d’une déclaration polémique – telle que la désignation de la Russie comme l’ennemi principal des États-Unis - est relativement faible, tandis que les gains auprès des électeurs sont plus conséquents. Entouré d’une équipe de conseillers en partie issue des années Bush, Mitt Romney a radicalisé son discours au cours des primaires républicaines sur les sujets socio-économiques mais aussi dans le domaine des affaires étrangères. Comme l’a bien montré Justin Vaïsse [5], le néoconservatisme a d’abord vu le jour au sein du parti démocrate avant de dériver progressivement vers le parti républicain. Depuis l’élection de Barack Obama, le néoconservatisme a été défait à la fois militairement et électoralement. Pourtant, cette interprétation réactionnaire de la mondialisation n’est pas vouée à disparaître prochainement, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. S’il venait à être élu le 6 novembre 2012, il est probable que Mitt Romney reprendra à son compte la rhétorique reaganienne de l’« Empire du mal » à l’égard des pays arabes ou de la Russie tout en réaffirmant à Israël son soutien inconditionnel.
La puissance militaire n’a plus de prise sur les formes contemporaines de conflictualité. Du fait de la mondialisation, de l’avènement d’un « système apolaire » et du développement des technologies militaires et de communication, les détenteurs de la force ne dominent plus les conflits de façon unilatérale. Les conflits interétatiques ont en effet cédé le pas devant « la tectonique des sociétés », où les revendications sociales pèsent davantage que la stratégie militaire.
Concernant l’Afghanistan, il est certain que Barack Obama a atteint un des objectifs majeurs de l’intervention en tuant Oussama Ben Laden sans pour autant avoir la conviction profonde que l’engagement armé de douze ans aboutirait in fine à la stabilisation de l’Afghanistan. L’échec du « regime change » en Irak et en Afghanistan, dont les gouvernements respectifs obéissent à leur agenda national, rappelle en quelque sorte le syndrome du Vietnam dans l’imaginaire américain.
Le retrait des forces armées de l’OTAN en 2014 va sans doute obliger Hamid Karzaï, véritable « animal politique », à négocier au niveau interne avec une constellation hétéroclite de forces politiques et militaires soudées contre l’occupant. Cette constellation d’opposants, susceptible d’éclater lors du départ des forces otaniennes, se compose de talibans, de chefs de guerre, de chefs de tribus et de diverses milices. La nouvelle donne afghane post-2014 semble difficile à prévoir même si les talibans pourraient bien tirer leur épingle du jeu social interne à l’Afghanistan. L’histoire risque donc de se répéter avec une recomposition des forces politiques afghanes comparable à celle faisant suite au retrait soviétique de 1989.
Au sein des chancelleries occidentales, il existe toujours l’idée selon laquelle l’Occident a vocation à jouer le rôle de grand régulateur du monde. En témoigne la prépondérance occidentale au sein des organes de gouvernance mondiale (P5, G7, G8 ou G20) et la tentation de régler une crise quelconque par une intervention extérieure comme l’a montré le paradigme libyen mais aussi les appels répétés à une intervention occidentale en Syrie et en Iran. Cette conception de l’action diplomatique est absurde et dépassée ; elle marginalise l’émergence de puissances nouvelles, comme l’Inde, le Brésil, la Turquie ou l’Afrique du Sud qui ont pleinement pris conscience de leur influence croissante. Les pays du Sud, qui ont souvent connu des périodes de colonisation occidentale dans leur histoire moderne, concentrent une part importante des crises qui affectent le monde aujourd’hui et partant, doivent être mieux associés au système de gouvernance mondiale. Enfin et surtout, les puissances occidentales n’ont tout simplement plus les moyens d’exercer un travail de tutelle vis-à-vis des pays du Sud.
Historiquement, la diplomatie américaine n’a jamais été fanatique de la « diplomatie de club » comparé à l’attachement de la diplomatie européenne pour ce système aristocratique. Lorsque les États-Unis n’étaient pas une superpuissance au XIXème, ils se tenaient à l’écart des rencontres du « Concert européen ». Au XXème, traversés par de puissants courants isolationnistes, les États-Unis ont tardé à s’impliquer dans les deux conflits mondiaux et se sont repliés pendant l’entre-deux-guerres. Par la suite, les États-Unis ont géré le monde soit de façon unilatérale, soit en condominium avec l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Le « minilatéralisme », ou « diplomatie de club », est par conséquent plutôt l’apanage des diplomaties européennes. Par ailleurs, la lente prise de conscience d’un certain déclin de l’hegemon des États-Unis commence à poindre dans les esprits des citoyens américains : Barack Obama répond avec subtilité à cette inquiétude en montrant sa volonté de partager les instruments de la gouvernance mondiale tout en refusant fermement la fin du leadership américain sur le monde.
Il est aujourd’hui infiniment plus difficile de parvenir à un accord bilatéral entre Israël et l’Autorité palestinienne que lors du contexte des accords d’Oslo en 1993. Soyons clair : la situation ne pourra être réglée de façon durable tant que les Palestiniens ne seront pas rétablis dans leurs droits, autrement dit par la création de l’État de Palestine. Même si Obama venait à être reconduit, il est peu probable que son second mandat débouche sur des avancées significatives dans la résolution du conflit israélo-palestinien. Pourquoi cette vision si pessimiste ? Parce qu’aujourd’hui, personne n’a intérêt à renverser le statu quo gagé sur la force et imposé par Israël. Les rapports de force actuels sont à l’avantage de l’État juif qui a réussi non seulement à entériner les conquêtes de 1967 mais aussi à coloniser en partie les territoires palestiniens.
Pour Israël, tout accord négocié aboutirait à une réalité territoriale beaucoup moins favorable que celle connue à l’heure actuelle. Or les États-Unis – même sous Obama - font preuve d’une certaine dépendance à l’égard d’Israël, trait caractéristique de la mondialisation où le plus fort dépend du moins fort. Le gouvernement israélien dispose donc d’un droit de veto informel contre toute initiative américaine qui ne lui conviendrait pas, telle que le gel de la colonisation. La Russie n’est plus le co-parrain du monde et s’alimente de l’instabilité au Proche-Orient pour exercer sa « diplomatie de voix et de contestation » alors que la Chine se désintéresse quelque peu de la région. Quant aux États arabes, ils sont bloqués par le processus de transformation qu’ils traversent actuellement, tandis que la diplomatie européenne s’est montrée incapable de formuler une position commune sur la question depuis la déclaration de Berlin en 1999 [6]. Ce panorama des positions internationales étant dressé, il est peu probable qu’un éventuel second mandat d’Obama marque un tournant au Proche-Orient. En revanche, les conflits étant de nos jours « alimentés par le bas », on peut craindre une explosion sociale dans les années à venir au sein des territoires palestiniens qui déstabiliserait la scène régionale et au-delà.
Copyright Septembre 2012-Badie-Coulon/Diploweb.com
Plus
. Voir un article de Guillaume Coulon, "Etats-Unis : Mitt Romney et le rétroviseur néoconservateur" publié sur le Diploweb.com en mai 2012 Voir
. Voir un article d’Amy Greene, "Etats-Unis - Clash des générations. Les Baby Boomers vs. les Millennials : vers une véritable révolution dans la politique américaine ?" publié sur le Diploweb.com en mars 2012 Voir
. Voir l’entretien de Jean-François Fiorina avec Olivier Zajec, "Etats-Unis : quelles perspectives stratégiques ?" publié sur le Diploweb.com en octobre 2011 Voir
[1] CONESA, Pierre. « La fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour soi », Robert Laffont 2011.
[2] Le 1er avril 2011, un avion de reconnaissance américain (Lockheed EP-3) est rentré en collision avec un intercepteur chinois (Shenyang J-8) au large de l’île d’Hainan. Cet incident a causé la mort d’un pilote chinois et entraîné la détention pendant 10 jours des 24 membres de l’équipage américain par les autorités chinoises.
[3] Analyse de la politique étrangère du président OBAMA et de ses relations avec le Congrès par Maya KANDEL dans « Obama et la politique étrangère américaine », Revue ESPRIT, mars-avril 2011 : ihedn.fr/userfiles/file/apropos/KANDEL_Maya_Obama_et_la-politique-%C3%83%C2%A9trang%C3%83%C2%A8re_am%C3%83%C2%A9ricaine_ESPRITmars-avril2011.pdf (consulté le 09-09-2012).
[4] Communiqué commun du 19 janvier 2011. Office of the Press secretary, The White House. whitehouse.gov/the-press-office/2011/01/19/us-china-joint-statement (consulté le 09-09-2012).
[5] VAÏSSE, Justin, « Histoire du néoconservatisme aux États-Unis : le triomphe de l’idéologie », Odile Jacob, 2008.
[6] Position de la diplomatie européenne sur la question israélo-palestinienne : eeas.europa.eu/mepp/eu-positions/eu_positions_en.htm (consulté le 09-09-2012).
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