Géographe, professeur à l’université Laval (Québec) jusqu’en 1999, puis à l’université de Metz, François Hulbert est professeur émérite de l’université de Lorraine, et depuis 2013 secrétaire de la Commission de géographie appliquée du Comité national français de géographie (CNFG). Pierre Ginet est Professeur des Universités à Metz et Président de la Commission de Géographie appliquée du CNFG. Ses recherches et directions de thèses s’inscrivent dans le champ de la géopolitique de l’aménagement des territoires.
L’habitabilité de la planète est gravement remise en cause par les activités humaines. Les géographes doivent être les premiers « Amis de la Terre ». Etre géographe c’est d’abord comprendre le fonctionnement de la Terre des hommes et sonner l’alerte quand des opérations mettent en péril les milieux de vie.
Le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article inédit dans le cadre de son partenariat avec le 25ème Festival International de Géographie : "Habiter la Terre", 3-5 octobre 2014, Saint-Dié-des-Vosges.
LA GÉOGRAPHIE appliquée est une orientation transversale à tous les secteurs de la discipline.
Les intérêts technocratiques et mono-disciplinaires l’emportent encore.
Cette géographie interventionniste est d’autant plus d’actualité que l’habitabilité de la planète est en cause et ne peut être qu’un objet de préoccupation pour notre discipline. La géographie doit être au cœur de ce qui ne peut être qu’un combat, tellement les forces contraires sont importantes dans nos systèmes économiques et politiques. La géographie doit, pour y parvenir, faire reconnaître auprès des géographes et du grand public, l’importance et la cohérence de ses démarches. Cependant les intérêts de visions technocratiques et mono-disciplinaires, insatisfaisantes, l’emportent encore.
Si l’on excepte les géographes historiques, l’essor de la géographie ne remonte qu’à moins de deux siècles. Or à cette époque les préoccupations géographiques se développent d’abord chez des non-géographes.
Les modèles d’optimisation spatiale apparaissent chez les économistes dans le contexte ultralibéral du XIXème Siècle avec J.H. Von Thünen, puis E.W. Burgess et H. Hoyt dans les années 1930. W. Christaller est un des rares géographes à s’inscrire parmi ces réflexions. Tous ces modèles économiques partent du principe caricatural d’un espace isotrope. Or dans le même temps, la géographie tarde à prendre place dans les universités françaises...
Après la crise de 1929, les Etats cherchent à réguler les effets socio-spatiaux inégalitaires du jeu économique. Une génération de nouveaux théoriciens là encore dominé par les économistes voit le jour : J.M. Keynes, W. Isard, etc.
En France E. Claudius-Petit invente en 1950 un aménagement du territoire piloté d’en haut. Le lien entre théoriciens et décideurs étatiques conforte les grands corps de l’Etat à la fois créateurs de cadres théoriques, opérateurs de l’aménagement et producteurs des cadres-dirigeants qui assoient la suprématie des sciences économiques dans le champ de l’aménagement et finalement, de la géographie appliquée.
La crise des années 1970 remet en cause le welfare state. Le développement par le bas fait son chemin. Puis la décentralisation orchestrée par la Gauche inonde de crédits les collectivités locales. Les géographes participent à l’émergence de nouveaux concepts. L’heure est aux « milieux innovateurs », aux « systèmes productifs locaux » ou aux « territoires ». Les notions de « régulation » et de « gouvernance » permettent aux juristes et aux politologues de se joindre aux réflexions. L’heure est aussi à la transdisciplinarité. Les géographes se situent souvent en arrière-plan, dans une logique de ré-exploitation de théories économiques ou sociologiques.
L’essor de l’informatique n’y change rien. Les économistes, sociologues ou biologistes ne se privent pas de dessiner des cartes et d’avoir recours aux nouveaux outils dont les géographes se croient au début un peu rapidement seuls dépositaires légitimes.
Face à l’impossible quête d’un champ de recherche qui leur serait propre, le thème de la ville devient le champ d’un renouveau pour les réflexions des géographes comme espace décisif à partir duquel proposer aux décideurs des formes de développement nouvelles (politique de la ville, business parcs, métropolisation, etc.).
Malgré la difficulté à affirmer un leadership disciplinaire, l’essor de la géographie appliquée stimule la recherche, finance les laboratoires, permet la création ou le maintien de postes d’enseignants-chercheurs et de formations universitaires professionnalisantes au sein des UFR de Géographie.
On assiste à la démocratisation d‘outils géomatiques qui échappent à la sphère savante et sont d’autant plus utilisés par le grand public qu’ils sont gratuits et simples d’usage (QGIS, Inkscape, etc.).
Internet joue un rôle fondamental. Il est le cerveau de l’œcoumène, un cerveau adolescent, empli de contradictions et de sautes d’humeur. Les points de vue sur la manière d’habiter le monde s’y affrontent. Les tchateurs, bloggeurs et twittos expriment un besoin de comprendre le monde et d’en orienter l’histoire et la géographie. Ils donnent corps à cette démarche participative tant espérée. Désormais libérées, les opinions offrent à l’Homme l’opportunité inédite d’une réflexion collective sur le devenir de la planète et sa gouvernance.
Avec des budgets sans rapport avec ceux des laboratoires de géographie, d’autres acteurs font eux aussi, de la géographie appliquée, en l’occurrence à son volet éducatif ou citoyen, en parvenant à la prouesse de ne jamais mentionner son nom !
Ces émissions ont un impact considérable sur le grand public, ringardisent la géographie scolaire d’antan mais passent sous silence le terreau universitaire qui fournit l’essentiel de leur substance.
Chacun a en tête les magnifiques émissions TV de M. Péricard et L. Bériot (« La France défigurée », dès 1971), de N. Hulot (« Ushuaïa », dès 1987), J-C Victor (« Le dessous de cartes », depuis 1992), P.de Carolis (« Des racines et des ailes », depuis 1997), ou de Y. Arthus-Bertrand (« Vu du ciel », dès 2006). Ces émissions ont un impact considérable sur le grand public, ringardisent la géographie scolaire d’antan mais passent sous silence le terreau universitaire qui fournit l’essentiel de leur substance.
Ils sont peu nombreux mais leur rôle est fondateur.
. M. Philipponneau est le premier d’entre-eux avec « Géographie et action » paru en 1960. Il pose les jalons d’une réflexion sur la notion d’application à une époque où « certains géographes, et parmi les plus éminents, ont été hostiles » à la géographie appliquée et où « dans les universités, l’enseignement est orienté vers la préparation aux concours ». L’objectif de M. Philipponneau est triple : dresser un état de la géographie appliquée et promouvoir celle-ci auprès des géographes en les rassemblant. Un demi-siècle après la parution de cet ouvrage, le rassemblement des géographes demeure équivoque et la promotion interne comme la lisibilité externe de la géographie appliquée restent en chantier.
. En 1960 le premier « colloque national de géographie appliquée » fait le point sur « le développement d’une branche nouvelle de la recherche géographique ». Les intervenants assimilent « aménagement du territoire » à « géographie volontaire », c’est-à-dire « appliquée aux besoins des responsables de l’action économique et sociale ». La géographie volontaire est un sous-ensemble d’une géographie appliquée débordant la formation professionnalisante envisagée par M. Philipponneau. La recherche sous contrat est présentée comme un facteur de transformation de la géographie et ses risques montrés du doigt : « un praticisme à courte vue serait nuisible (…) nous devons faire progresser méthodes et connaissances fondamentales ».
Trois ouvrages ont fait suite à ces deux productions scientifiques inaugurales :
. Le « Précis de géographie active », publié en 1964 par P. George et B. Kayser dans lequel cette expression est préférée à celle de géographie appliquée. A. Bailly reprendra en 1991 dans « Les concepts de la géographie humaine » un distinguo entre géographie appliquée « recherches géographiques orientées en vue d’applications pratiques » et géographe active « géographie conscience des liens entre ses recherches et ses utilisateurs éventuels ».
. L’« Initiation à la géographie appliquée » de M. Derruau et alii, paru en 1978, souligne les thématiques déjà fortes à l’époque (études de marché, tourisme…), sans les mettre en interrelation, mais en donnant cependant à la géographie appliquée une dimension transversale de facto.
Le géographe ne doit plus être l’« obligé » de collectivités locales mais être un « citoyen » et un « acteur politique ».
. Dans la « La géographie appliquée » publiée en 1999, M. Phlipponneau complète sa réflexion initiale en introduisant une distinction entre « géographie applicable » et « géographie appliquée ». Il précise aussi que le géographe ne doit plus être l’« obligé » de collectivités locales mais être un « citoyen » et un « acteur politique ». Autrement dit, la « géographie appliquée » ne peut se réduire à l’appui technique aux acteurs de l’aménagement, mais doit devenir une géographie responsable et impliquée.
Les géographes « font » tous aujourd’hui de la géographie appliquée ! Cet engagement ne suffit pas. Plusieurs enjeux imposent d’approfondir le retour introspectif de la géographie sur sa dimension appliquée :
. Pérenniser son existence académique : La concurrence entre formations débouche sur la fermeture de formations universitaires associées aux disciplines sans lisibilité, qui voient alors des décennies d’efforts, d’expertise et de réseaux anéantis.
. Renforcer sa cohésion : Les géographes face aux médias se réincarnent en « spécialistes », « scientifiques des territoires » ou « urbanistes-aménageurs ». Négliger de se présenter comme géographe altère l’image de la discipline.
. Affirmer son rayonnement : L’effervescence du monde oblige à proposer des solutions pour demain. Les sciences économiques, de l’ingénieur ou politiques portent des regards segmentaires offrant des solutions dangereuses. Seule la géographie est en mesure de procéder à l’assemblage de ces disciplines et de surmonter leurs apories.
L’habitabilité de la planète est gravement remise en cause par les activités humaines. Les géographes doivent être les premiers « Amis de la Terre ». Etre géographe c’est d’abord comprendre le fonctionnement de la Terre des hommes et sonner l’alerte quand des opérations mettent en péril les milieux de vie. Si « c’est grâce aux hommes que la terre est belle » (S. Brunel, 2011), c’est aussi à cause d’eux qu’elle est devenue ce qu’elle est et risque de devenir inhabitable à terme. C’est là qu’apparaît toute la nécessité d’une géographie interventionniste, glocale et systémique, techniquement active et politiquement impliquée.
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. Le site du Festival International de Géographie : Habiter la Terre, 3-5 octobre 2014, à Saint-Dié-des-Vosges.
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