Agrégé d’histoire, Frédéric Munier enseigne la géopolitique en classes préparatoires aux grandes écoles commerciales (ECS), au lycée Saint-Louis, à Paris. Membre du jury de l’ESSEC, Distinguished Professor de l’Ecole de Management de Grenoble. L’association Anteios s’adresse à tous ceux qu’intéressent la géopolitique et la géoéconomie.
La fin de la guerre aura été une illusion de courte durée. Son retour est aujourd’hui sous le signe de la mondialisation : éclaté, multipolaire et porteur d’une grande instabilité. Néanmoins, la grande guerre, la guerre mondiale entre deux blocs, est moins probable que jamais ; le déséquilibre des « blocs » est trop grand, la mondialisation a tissé trop de liens entre nations. Que penser de tout cela ? F. Munier apporte une réponse à la fois ample, nuancée et stimulante.
Ce texte est la transcription de la conférence donnée lors du 7e Festival de géopolitique, à Grenoble Ecole de Management.
VIVONS-NOUS un retour de la guerre ? Voilà une interrogation bien européenne. C’est en tout cas ce que pourrait déclarer un Robert Kagan, lui qui écrivait dans son ouvrage, La puissance et la faiblesse (2003) : « L’Europe est en train de se détourner de la puissance ou, plus exactement, elle se dirige vers un au-delà de la puissance, [vers] l’idéal kantien de "paix perpétuelle" ». Au fond, ce que reprocherait Kagan aux Européens est d’avoir cru à la possibilité d’une fin de la guerre, particulièrement après le drame du second conflit mondial. Or, l’exception de l’Occident, et singulièrement de l’Europe, des milliards de personnes n’ont jamais vécu une telle situation de confort politique et moral. Pour ne considérer que des exemples récents, pensons à l’Afrique de la décennie du chaos, au Moyen-Orient de la guerre du Golfe à la guerre contre Daech en passant par les révolutions arabes, aux nationalismes qui s’expriment en Asie – Shinzo Abe n’a-t-il pas ouvert le forum de Davos en janvier 2014 en mettant en garde contre les risques d’un conflit entre le Japon et la Chine ? – aux luttes armées en Amérique latine – on oublie que la guerre contre la drogue au Mexique a fait depuis 2006 plus de 120 000 morts, 10 000 disparus et 1,6 millions de déplacés.
L’idée selon laquelle nous pourrions vivre dans un monde dont l’horizon indépassable serait la paix a été grandement alimentée par la fin de la guerre froide. La décennie 1990 fut le moment des grandes promesses : celle d’un « nouvel ordre mondial », d’une « mondialisation heureuse » pour reprendre le titre d’un livre d’Alain Minc publié en 1997. Le paradoxe est que l’expression de « nouvel ordre mondial » a été employée dans un contexte de guerre, celle du Golfe. Dans la lignée des grandes politiques américaines telles le New Deal ou encore la New Frontier, George Bush prononce un discours devant le congrès américain le 11 septembre 1990 dans lequel il présente l’intervention prochaine des troupes de l’ONU au Koweït contre l’Irak comme une nouvelle donne, synonyme d’une paix à venir : « La crise dans le golfe Persique, malgré sa gravité, offre une occasion rare pour s’orienter vers une période historique de coopération. De cette période difficile, (…) un nouvel ordre mondial peut voir le jour : une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix. » C’est bien une « Pax americana » que promet le président américain au moment même ou se déploie la mondialisation économique. Cette simultanéité est probablement à l’origine d’une illusion, celle de « la fin de l’histoire », prophétisée par Francis Fukuyama : l’effondrement de l’URSS marquait à ses yeux le triomphe définitif du modèle occidental, libéral et démocratique. Il annonçait ainsi la fin des idéologies et des guerres, un monde uni par les échanges…
Les États, quels que soient leur régime, doivent veiller par-dessus tout à leur sécurité s’ils ne veulent pas disparaître. Sauf exception, ils ne peuvent compter sur la bonne volonté des autres et doivent être prêts à se défendre eux-mêmes.
Pourtant, dès l’époque, ces visions iréniques étaient critiquées par des théoriciens au nombre desquels Kenneth Waltz, Robert Kagan ou encore Samuel Huntington... En septembre 1989, ce dernier apportait la réplique réaliste dans un article intitulé No exit, The Errors of Endism (« Pas de sortie, les erreurs du finisme »). Kenneth Waltz de son côté soutenait que le système international était dans un état de perpétuelle anarchie, du fait de l’absence d’autorité centrale (Central enforcer), ce qui signifie que les États, quels que soient leur régime, doivent veiller par-dessus tout à leur sécurité s’ils ne veulent pas disparaître. Sauf exception, ils ne peuvent compter sur la bonne volonté des autres et doivent être prêts à se défendre eux-mêmes. D’ailleurs, le dramatique conflit en ex-Yougoslavie, marqué par les atermoiements de l’Europe et l’intervention des Etats-Unis– des accords de Dayton aux bombardements du Kosovo – a illustré à l’envi la pertinence de leurs analyses.
Bref, faut-il vraiment s’étonner d’une permanence, voire d’une recrudescence de la guerre, contemporaine de la mondialisation ? Au contraire, la mondialisation, diraient ces auteurs, n’a-t-elle pas engendré un monde puissamment multipolaire, porteur de déséquilibres ? Car, si comme le définissait Clausewitz, la guerre est bien « ce duel dans lequel chacun veut contraindre son adversaire à accomplir sa volonté », pouvait-on vraiment penser qu’elle cesserait avec la fin de la guerre froide, alors même que l’Occident intervenait directement dans un Moyen-Orient qui n’a cessé depuis d’être une terrain miné ? Nous allons essayer de cerner comment le monde est passé de la promesse d’un ordre de paix à la réalité d’un monde instable.
Inutile d’abord. L’une des justifications les plus anciennes de la guerre est l’accaparement des ressources. De Friedrich Ratzel, président de la Ligue pangermaniste, le premier à définir la notion « d’espace vital » au Lénine de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, il prévaut l’idée que la quête de ressources motive les conquêtes. A contrario, la mondialisation offrirait la possibilité d’acheter au lieu de conquérir, de s’enrichir plutôt que de détruire des richesses. C’était d’ailleurs la promesse de George Bush puis de Bill Clinton ; voilà pourquoi mondialisation et Pax americana étaient synonymes dans leur esprit. Ils rejoignaient en ce point les Classiques qui, depuis Montesquieu, voulaient promouvoir le « doux commerce ». Le Japon et l’Allemagne, les deux grandes puissances bellicistes de la Seconde Guerre mondiale, illustrent ce passage d’une logique de conquête à une logique d’échanges.
La mondialisation multiplie les liens entre les nations créant autant de solidarités de fait, faisant de la guerre la pire des politiques.
Impossible ensuite, car la mondialisation multiplie les liens entre les nations créant autant de solidarités de fait, faisant de la guerre la pire des politiques. On retrouve l’intuition des Lumières qui, de Montesquieu à Voltaire, mettent en avant le « doux commerce » là où nous parlerions aujourd’hui d’ « interdépendances multiples ». Car la mondialisation ne se limite pas aux échanges ; les flux d’hommes, d’idées et le tourisme tissent des mailles étroites qui rapprochent les peuples. L’Union européenne fournit aujourd’hui le meilleur exemple de ce rapprochement entre nations qui, longtemps, se sont fait la guerre.
Dépassée enfin car la mondialisation a ouvert une période de prospérité générale, favorable à la paix. En 2000, l’ONU adoptait les OMD, les « Objectifs du Millénaire pour le Développement ». Le bilan, malgré la crise, est à une réduction historique de la pauvreté : la proportion d’humains vivant avec moins de 1,25 dollars par jour – le seuil de grande pauvreté – est passé de 50% en 1981 à 20% en 2012. Cette réduction est notamment due au dynamisme des BRICS, ces émergents fortement intégrés à la mondialisation qui ont tiré la croissance mondiale ces dix dernières années. Dans un contexte d’enrichissement ou, à tout le moins, de sortie de la pauvreté, quel pays souhaiterait une guerre dont les conséquences assurées serait une rupture de croissance ? Et pourtant, la guerre est là, encore. Alors ?
D’abord parce qu’elle libère des forces belliqueuses. La guerre froide imposait en effet une certaine retenue aux grandes puissances. C’est ce que signifie la formule de Raymond Aron « guerre improbable paix impossible ». Et chacun des deux Grands imposait un certain ordre dans son camp. Sans doute les guerres existaient, mais à la périphérie ; elles étaient sous contrôle. Des antagonismes qui étaient gelés réapparaissent avec la fin du bloc communiste. En Yougoslavie, en Géorgie, en Ukraine, en Moldavie, en Asie… Ainsi la guerre revient, y compris en Europe. Preuve en est que les Etats-Unis mènent leurs plus importantes opérations militaires depuis 1945 tandis que la France engage actuellement plus de soldats en Afrique qu’à aucun moment depuis 1962. A l’arrière-plan de ces considérations, un autre facteur est décisif : d’après Clausewitz, les pays qui font la guerre sont souvent ceux qui se sentent menacés. Or, la fin de la guerre froide a levé une chape de plomb sur un certain nombre de ressentiments qui avaient bouillonné durant des décennies, parfois plus. Que l’on pense notamment à la Chine qui n’a rien oublié des « traités inégaux » que l’Occident lui a extorqués au XIXe siècle ou encore une bonne partie de l’ex-Tiers Monde, qui n’a pas encore réglé ses comptes avec la période impériale.
La mondialisation contribue à des rejets comme à la montée des crispations identitaires.
La mondialisation provoque en outre des réactions hostiles, sources de nouvelles tensions. Elle engendre des rejets et la montée de crispations identitaires. L’un des plus significatifs est sans doute l’ « islamisme djihadiste » qui se dresse contre « l’occidentalisation du monde ». Les débuts d’al Qaïda correspondent à l’intervention américaine au Koweït. C’est que la mondialisation rapproche les peuples et les cultures. Mais aime-t-on mieux son voisin que son lointain ?
Enfin, il est désormais clair que la mondialisation a débouché sur une intensification de la guerre économique. Si la notion a été proposée en 1978 par Bernard Esambert dans son essai, Le troisième conflit mondial, elle a trouvé une acuité particulière depuis les années 1990. A tel point d’ailleurs que le politologue américain Edward Luttwak avait estimé que les derniers feux de la guerre froide verraient l’affadissement de la géopolitique au profit de rapports de force géoéconomiques. A l’heure du commerce roi, les ressources rares deviennent de nouveaux enjeux d’appropriation et de tensions entre les Etats : matières premières stratégiques, terres, capitaux, cerveaux… En outre, et contrairement au pronostic de Luttwak, la guerre économique prend parfois la forme de conflits militaires : guerre du Golfe, du Kivu, entre le Soudan du Nord et celui du Sud… La guerre a un bel avenir.
La guerre économique n’est pas la vraie guerre. Dire, comme Bernard Esambert, que les chômeurs sont les victimes de la guerre économique illustre le fossé qui sépare guerre économique et affrontement militaire. Dans ces affrontements économiques contemporains, il peut y avoir des gagnants et des perdants mais la perte de puissance n’a rien de commun avec une défaite militaire. Il n’en demeure pas moins que les grands pays guettent avec anxiété la montée de nouveaux rivaux dans la perspective angoissante d’un « renversement du monde » (H. Juvin) et le sentiment bien réel d’une défaite. Même Paul Samuelson, pourtant l’un des auteurs du fameux théorème HOS justifiant les bienfaits du libre-échange, est revenu à la fin de sa vie sur ses analyses passées, dans son article « Acte II », en pointant le risque que la Chine ne l’emporte à terme économiquement sur les Etats-Unis. A l’âge de la mondialisation, la guerre adopte des formes renouvelées dont les conséquences sont certes moins tragiques mais tout aussi réelles que la « vraie guerre ». C’est ainsi que selon Christian Harbulot, la guerre économique est un moyen d’affirmer sa puissance bien plus efficace que la guerre au sens strict.
Depuis 2014, l’Ukraine offre l’exemple plus patent de la substitution de la petite à la grande guerre.
La « petite guerre » n’est pas la « grande guerre ». Notre période regorge de conflits locaux ou régionaux qui ont succédé à cet affrontement global qu’a été la guerre froide ; la « petite guerre » s’impose aujourd’hui sur la scène des relations internationales. Ce terme a été popularisé par Maurice de Saxe (1696-1750) a été repris par Mao pour désigner des « guérillas » dont la violence ne le cède en rien aux « grandes guerres ». Ainsi aux guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003) ont succédé une décennie de conflits asymétriques qui ont miné la puissance américaine au Moyen Orient. En 2014, ces petites guerres ont été la cause d’un très grand nombre de victimes : 76 000 en Syrie, 15 000 en Irak ou encore 2 000 à Gaza. L’Ukraine offre l’exemple plus patent de la substitution de la petite à la grande guerre.
Précisément, ce que certains désignent aujourd’hui comme une nouvelle « guerre froide » n’a rien de commun avec celle qui a opposé les deux Grands après 1945. Certes, il y a des points communs ; le grand retour de la Russie comme opposant aux Etats-Unis (le premier sommet des BRIC n’a-t-il pas eu lieu en 2009 à Iekaterinebourg ?), un front opposant un camp occidental à un camp contestant cette hégémonie (fracture particulièrement visible au Conseil de sécurité de l’ONU), le recours de sanctions économiques, le caractère improbable d’une vraie guerre. Mais la situation est beaucoup plus complexe. Les deux blocs sont loin d’être unis, la Russie n’a pas la puissance de l’ancienne URSS, le G7 et les BRICS s’opposent certes sur certains dossiers mais coopèrent au sein du G20. Quant aux relations Etats-Unis/Chine, elles sont loin d’être une réplique de l’opposition qui a existé entre Washington et Moscou : les deux pays sont étroitement liés par une monetary mutual assured destruction tant leurs économies dépendent l’une de l’autre. La mondialisation est passée par là.
La fin de la guerre aura été une illusion de courte durée. Son retour est aujourd’hui sous le signe de la mondialisation : éclaté, multipolaire et porteur d’une grande instabilité. Néanmoins, la grande guerre, la guerre mondiale entre deux blocs, est moins probable que jamais ; le déséquilibre des « blocs » est trop grand, la mondialisation a tissé trop de liens entre nations. Que penser de tout cela ? Deux conclusions sont possibles, l’une pour les pessimistes, l’autre pour les optimistes. Aux premiers, on peut rappeler le mot de Raymond Aron adressé à Valéry Giscard d’Estaing : « Il ne semble pas savoir que l’histoire est tragique. » Aux seconds, la réflexion de Monique Castillo : « La paix mondiale perpétuelle n’existera peut-être jamais, mais l’horizon de cette paix, lui, doit toujours exister. Il faut pour cela qu’il existe quelque chose de commun à défendre à l’échelle de l’humanité » (Connaître la guerre et penser la paix, Paris, Kimé, 2005). Manière de dire que la paix réside dans la culture…
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