Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
La guerre russe en Ukraine démontre l’importance de l’intégrité territoriale et de la reconnaissance internationale des frontières. Mais comment étudier de façon méthodique les questions liées aux découpages territoriaux ? Avec de nombreux exemples, P. Gourdin l’explique. Extrait gratuit de son ouvrage de référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com, disponible via Amazon.
L’occupation humaine du territoire s’accompagne du découpage de ce dernier. Les raisons varient : appropriation individuelle ou collective, organisation de la vie politique, affirmation de la souveraineté, notamment. Mais rappelons-nous le lien qui existe entre le territoire et le pouvoir : chaque délimitation de l’espace mesure la puissance d’une personne, d’un groupe ou d’une nation. L’inscription au cadastre fait le propriétaire, le découpage administratif définit l’espace d’autorité des représentants de l’État, la délimitation des circonscriptions détermine la zone de pouvoir des élus, la reconnaissance des frontières par les autres pays fonde l’indépendance et la souveraineté d’un État. Nomade ou sédentaire, l’individu, seul ou en groupe, ne survit que s’il maîtrise l’espace nécessaire à la satisfaction de ses besoins vitaux : il doit marquer son territoire et manifester son aptitude à le conserver. Tout affrontement pour le pouvoir sur un territoire donné découle de cette réalité. Cela explique, d’une part, l’importance accordée à la délimitation des “frontières“, tant intérieures qu’extérieures, d’autre part, la quête d’un territoire aux limites reconnues par la communauté internationale à laquelle se livrent les nations sans État.
La plupart des sociétés distinguent l’espace qu’elles aménagent de celui qu’elles laissent plus ou moins à l’état de nature. En fonction de leurs besoins, de leur degré d’organisation et de leur niveau de maîtrise technique, la part de l’un et de l’autre varient. Mais chaque culture dissocie clairement les deux : il existe, dans l’espace mental comme dans l’espace géographique, une limite de séparation, une “frontière intérieure“, plus généralement une zone qu’un trait clair et net. Terrain cultivé et terrain inculte, ager et saltus de l’Occident romain et médiéval, settled land et wild country des États-Unis, par exemple. Les habitants perçoivent ces deux parties de leur territoire de manière complexe : d’une part, il existe le plus souvent une complémentarité des ressources et des utilisations, d’autre part, l’on éprouve un sentiment de crainte et de répulsion pour ce qui échappe à l’aire de la culture. Ces contrées “sauvages“ se trouvent donc peu peuplées et leurs habitants font figure – à tort ou à raison – de marginaux plus ou moins dangereux.
Dans la société traditionnelle des Touaregs,
« à deux ou trois jours de marche du campement [...] se situent les pâturages lointains que seuls les chameaux laissés en liberté ou égarés fréquentent, car ils peuvent résister longtemps à la soif. Cet espace est également une zone de chasse et de cueillette de graines sauvages. Les Touaregs y cachent leurs réserves alimentaires dans des greniers ou des abris sous roche. Loin du puits, loin de la vie, cette aire marque les frontières du territoire aménagé, la limite de l’espace domestiqué, le début du désert des nomades [1] ».
Pour la période contemporaine, l’histoire des États-Unis illustre ce phénomène. La configuration actuelle du pays résulte d’un processus d’expansion qui se déroula de 1607 (fondation de Jamestown, en Virginie) à 1890 (fermeture officielle de la frontier). Durant pratiquement trois siècles, les colons américains progressèrent d’est en ouest, de la côte atlantique à la côte pacifique. Ils mirent peu à peu en valeur, selon leurs normes et à leur profit, les territoires où les Indiens vivaient avec des pratiques différentes et jugées inefficaces (ou présentées comme telles). Simultanément, ils réduisirent petit à petit les marginaux en instaurant “la loi et l’ordre“ dans les zones pionnières. À la fin du XIXe siècle, cette entreprise conquérante, présentée comme “civilisatrice“, devint l’un des mythes fondant, aux yeux d’une majorité d’Américains, la spécificité et la supériorité de leur pays. Une abondante littérature popularisa la conquête de l’Ouest, puis, lorsque le cinéma devint une industrie américaine, un genre lui fut spécifiquement consacré : le western [2]. L’étude de ce dernier révèle les multiples facettes d’une “frontière intérieure“ mobile. Demeuré peu et mal connu, le phénomène des fronts pionniers (Russie, Brésil, Chine, colonies, par exemple) présente certaines analogies avec le processus américain. Au regard des rivalités de pouvoir, il s’agit d’un espace d’étude très riche.
Un territoire étatique peut faire l’objet d’un découpage interne ségrégatif, voulu ou ressenti comme tel.
Dès 1910, les critères raciaux et la ségrégation territoriale commandèrent l’organisation spatiale de la Rhodésie [3]. L’Afrique du Sud voisine, durant le régime d’apartheid (1950-1990), mit en œuvre une double politique de ségrégation territoriale. D’une part, elle renforça le système des townships : depuis 1923 (Native Urban Act), la main-d’œuvre noire, nécessaire au bon fonctionnement de l’économie, résidait dans des ghettos à la périphérie des villes “blanches“. D’autre part, à partir de 1959 (Promotion of Bantu Self-Government Act), elle s’amputa de territoires (13% du pays) sur lesquels elle regroupa et tenta de cantonner les populations noires : les bantoustans.
La complexité des limites administratives du Caucase et de l’Asie centrale dans l’ex-URSS résultait d’un découpage guidé en partie par le principe classique du divide ut imperes (“diviser pour régner“). La rupture des solidarités sociales et ethniques traditionnelles, principal obstacle à la domination russe et à l’imposition du régime communiste, constituait une des préoccupations du commissaire du peuple aux nationalités, Joseph Staline.
Une visée analogue animait les empereurs mandchous lorsque, à partir du XVIIIe siècle, ils entreprirent de démanteler le Tibet historique en incorporant une partie de ses territoires à des provinces chinoises. Le régime communiste entérina ce processus et les Tibétains demeurent aujourd’hui séparés. Observons toutefois que la présence de matières premières et d’une frontière sensible (avec l’Inde) entre également en ligne de compte dans la politique de Pékin.
Les tensions politiques internes de la Belgique, parmi leurs multiples conséquences, donnèrent naissance, en 1963, à un projet de “corridor“ en forêt de Soignes. Il permettrait de relier Bruxelles, isolée en terre flamande, à la Wallonie. Acceptée ou rejetée, l’idée contribue à la polémique opposant Flamands et Wallons [4].
Autre catégorie de frontières intérieures, les limites des circonscriptions électorales des pays démocratiques. Cela s’avère hautement conflictuel car il existe, dans chaque pays, une “géographie électorale“, dont l’étude fait apparaître, à quelque niveau spatial que l’on se situe, les zones de force et de faiblesse de chaque parti politique. Depuis les régions (ou États, cantons et autres Länder) jusqu’au bureau de vote, l’histoire, l’économie, la culture, parmi beaucoup de facteurs, définissent des comportements électoraux particuliers. Le jeu du pouvoir consiste à localiser ces zones, en comprendre les scrutins et à définir une stratégie adaptée à chaque situation : conservation d’un “fief“, élargissement d’une zone d’influence, conquête d’une terre “hostile“. Cela passe par ce que les hommes politiques appellent, de manière révélatrice, un “travail de terrain“.
Mais l’on cherche également à “travailler le terrain“, pour modifier le résultat des élections, ce peut être l’une des fonctions du redécoupage des circonscriptions électorales. Leur tracé représente un enjeu géo-politique majeur, ce qui explique les pratiques parfois contestables qu’il génère, ainsi que les débats extrêmement vifs qu’il suscite. L’affaire n’est pas récente : déjà, en 1812, Elbridge Gerry, gouverneur (Républicain) du Massachusetts, dessina de savants méandres qui lui assurèrent une large majorité au Sénat de l’État, alors que ses adversaires (parti fédéraliste) avaient obtenu la majorité des suffrages. Hommage ambigu, le nom du gouverneur passa à la postérité pour cette raison, puisqu’il servit (avec le mot salamander, par allusion à la forme de l’une des circonscriptions, caricaturée dans un hebdomadaire de Boston, The Messenger) à forger le verbe to gerrymander et le mot gerrymandering, qui désignent le “charcutage électoral“ dans la langue américaine [5]. Le mécanisme est fort simple : après une analyse et une cartographie des résultats par bureaux de vote, il est procédé à un remodelage, de telle manière que les voix de l’adversaire soient concentrées dans un nombre réduit de circonscriptions. Il fallut attendre 1986 pour que la Cour suprême des États-Unis déclarât cette pratique inconstitutionnelle (arrêt Davis vs. Bandemer) et cela ne semble pas avoir suffi si l’on en juge par les polémiques enregistrées lors de l’élection du Congrès en novembre 2008 [6]. Une autre forme de découpage inéquitable existe : celle qui suscite ou accentue un déséquilibre démographique. Un candidat doit recueillir un nombre plus ou moins important de voix selon la circonscription dans laquelle il se présente. Grand classique du genre, la surreprésentation des zones rurales, réputées plus conservatrices, au détriment des zones urbaines, censées être plus progressistes. Une correction visant au rééquilibrage démographique, tout en respectant la continuité territoriale, ne garantit pas l’équité, car le gerrymandering peut annuler les bénéfices attendus de la modification. Comme on peut le constater, le découpage électoral est un art et, de ce fait, les spécialistes de la carte électorale jouent un rôle essentiel au sein des directions des partis politiques [7].
Prenons le cas de la carte électorale de la France [8]. Une partie des scrutins n’appellent pas de contestation particulière dans la mesure où le territoire sur lequel ils se déroulent est reconnu comme légitime : l’élection présidentielle, car les candidats additionnent les voix obtenues sur l’ensemble du territoire ; les élections municipales et régionales, puisque les limites du territoire en jeu sont pérennes, ce qui permet à chaque force politique d’adapter sa stratégie sur une période longue. En revanche, les contours des cantons, qui maillent chaque département et déterminent le champ électoral des conseillers généraux, ainsi que ceux des circonscriptions des députés, tracées dans l’espace départemental, provoquent nombre de contestations. En général, le découpage en vigueur fait l’objet de critiques. Mais dès que le parti ou la coalition au pouvoir, au nom d’une représentation plus juste, redessine les contours, les plaintes antérieures cessent et il (elle) se voit accusé(e) des plus noirs dess(e)ins. Les imperfections de la carte existante deviennent temporairement secondaires et le combat s’oriente contre celles que la nouvelle carte est supposée receler. D’ailleurs, alors que le gouvernement parle de “redécoupage“, sorte de haute couture du stylisme politique, l’opposition dénonce un “charcutage“, pratique sanglante et douloureuse, censée révéler la nature perverse de l’adversaire. De 1958 (ordonnance du 13 octobre) à 1985, la carte des circonscriptions des députés demeura inchangée : un député pour un certain nombre d’habitants (sauf cas particuliers) et, dans les régions les moins peuplées, au moins deux députés par département. Il en résulta des distorsions, sous l’effet combiné de l’inégale répartition géographique de la population et de la volonté de favoriser le parti gaulliste ainsi que ses alliés. Le tracé révisé, en 1986 (loi du 24 novembre), par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, ne modifia guère la situation, se bornant à corriger les distorsions les plus criantes. Les polémiques ne cessèrent pas, non sans raisons, parfois. Le Conseil constitutionnel observa d’ailleurs, au sujet des élections législatives de 2002, que, depuis le découpage de 1986, « deux recensements généraux, intervenus en 1990 et 1999 [avaient] mis en lumière des disparités de représentation peu compatibles avec [l’égalité et la désignation au suffrage universel] [9] ». Il réitéra ces remarques en 2005, ajoutant : « Ces disparités ne peuvent que s’accroître avec le temps. Il incombe donc au législateur de modifier ce découpage. Si cela n’est pas fait avant les prochaines élections législatives, ce qui serait regrettable, cela devra être entrepris au lendemain de celui-ci [10] ». Le président Sarkozy et son gouvernement s’affairèrent à satisfaire cette exigence. Mais l’impartialité de l’opération laisse ses adversaires sceptiques.
En témoigne la polémique déclenchée, début 2009. Tout commença par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2007, qui ajoutait à l’article 25 de la Constitution l’alinéa suivant :
« Une commission indépendante, dont la loi fixe la composition et les règles d’organisation et de fonctionnement, se prononce par un avis public sur les projets de texte et propositions de loi délimitant les circonscriptions pour l’élection des députés ou modifiant la répartition des sièges des députés ou des sénateurs ».
En application de cette innovation, le gouvernement fit adopter par le Parlement une loi publiée au Journal officiel le 14 janvier 2009. Son article premier fixe la composition, ainsi que les règles d’organisation et de fonctionnement, de la commission. Son article 2 habilite le gouvernement à fixer par ordonnance le nombre des députés et les limites de leurs circonscriptions.
Saisi en décembre 2008, le Conseil constitutionnel avait jugé, le 8 janvier 2009 [11], l’ensemble conforme à la Constitution, à l’exception de quelques dispositions : imprécision du mode de calcul définissant les bases démographiques de la répartition géographique des sièges de députés ; abandon du minimum de deux députés élus par départements ; limitation des dérogations aux principes de continuité territoriale, de respect de limites administratives et d’égalité démographique. Correctif jugé « salutaire » par le quotidien Le Monde [12], mais insuffisant pour certains universitaires, comme ce politologue, qui lui reprochait de ne pas avoir « explicitement sanctionné des critères et des méthodes qui ignorent les théories actuelles de la représentation électorale [13] ». Mais il ne s’agissait que d’une querelle de savants. Le gouvernement a choisi d’appliquer la méthode dite “par tranches“, de retenir le chiffre d’un député pour 125 000 habitants (108 000 sous la loi de 1986) et de limiter les écarts de population entre circonscription à 20 % de la population moyenne des circonscriptions. Hors d’un cercle très restreint, qui sait calculer les distorsions qu’autorise cette méthode ?
Le secrétaire d’État aux collectivités territoriales, M. Alain Marleix, fut chargé de réaliser ce nouveau découpage électoral. Inconnu de la plus grande partie des électeurs français, il était en revanche très bien connu des responsables politiques : il occupa, de 2005 à 2008, les fonctions de secrétaire national aux élections à l’Union pour un mouvement populaire-UMP. Bref, lorsque Nicolas Sarkozy l’appela au gouvernement, en mars 2008, ses adversaires frémirent. Et son nom passa brutalement de l’ombre à la lumière médiatique lorsque son projet de redécoupage parut dans la presse, le 11 avril 2009 [14]. La polémique, au demeurant sans originalité, s’exprimait au travers de titres tel : « Redécoupage électoral : la gauche pénalisée ». Et un journaliste d’expliquer que le gouvernement envisageait de supprimer 33 circonscriptions existantes, dont 23 détenues par un élu de gauche, 9 par un élu de droite et 1 encore à déterminer. Le commentaire, dépourvu d’ambiguïté, s’exclamait : « 23 à 9 : le fléau de la balance penche sérieusement d’un côté [15] ». Tout en reconnaissant le caractère incomplet de ses informations, le journaliste affirmait : « une constatation s’impose : on est loin de l’“opération neutre“ que M. Marleix promettait […] en décembre 2008 [16] ». Nous étions en plein gerrymandering : « en déplaçant tel ou tel canton d’une circonscription à une autre, il est tout à fait possible de fragiliser une circonscription de gauche ou, au contraire, de rendre “imprenable“ un siège tenu par la droite [17] ». Toutefois, le lendemain, M. Marleix contestait les chiffres publiés, tout en rappelant que l’on en était encore au stade préparatoire [18]. Des commentaires se faisaient ironiques : « entre droite et gauche, la castagne sur le redécoupage électoral s’engage[ait] sans attendre l’installation le 21 avril par le Premier ministre de la commission de contrôle des opérations [19] ». La discussion du projet de loi ratifiant le nouveau découpage s’ouvrit à l’automne 2009 et le texte fut adopté fin janvier 2010 après un vif débat. Notons que, à l’instar des systèmes électoraux, les découpages plus ou moins savants peuvent influer sur des scrutins serrés, mais n’empêchent pas un changement voulu par une majorité nette d’électeurs. Chaque élection réserve ses “surprises“ (homme ou femme politique en vue battus dans un contexte a priori favorable) et certains scrutins se soldent par des “raz-de-marée“ et autres “vagues“ (en France : 1968 pour les gaullistes, 1981 pour les socialistes, par exemple).
Fruit de l’histoire et cadre quotidien familier aux citoyens, les limites administratives, dans la mesure où elles définissent des espaces de pouvoir, revêtent une dimension géopolitique. Soit elles bornent le domaine d’activité des différentes catégories de fonctionnaires exerçant l’autorité et remplissant les missions de l’État, soit elles coïncident avec des fonctions électives. Il en va ainsi de la commune, du canton, du département et de la région, dans le cas français. Toute modification des contours de ces territoires, tout projet de regroupement, même pour des raisons purement techniques, deviennent des enjeux politiques.
La France fournit, ici encore, un exemple récent. Pour rééquilibrer l’organisation administrative du pays et rompre avec la centralisation, le président de la République demanda un rapport sur la réforme des collectivités locales. Depuis la Révolution française, ces dernières demeurèrent inchangées, si l’on excepte la création des régions, en 1972, et des communautés de communes, en 1992. Par conséquent, « le décalage entre les besoins de la population et les modes d’administration du territoire est béant [20] ». L’insuffisance des ressources financières et l’enchevêtrement des compétences constituent, certes, de sérieux handicaps. Mais « l’élément essentiel qui justifie l’ampleur de la réforme que le comité appelle de ses vœux [est que] : les structures d’administration territoriales sont, en France, trop nombreuses et trop morcelées [21] ». Rendu public le 5 mars 2009, ce rapport déclencha une polémique qui n’est pas près de s’éteindre. En effet, sans proposer explicitement de suppressions, il préconisa le recentrage autour des régions (quitte à en remodeler certaines), cadre territorial de développement qui fait consensus au sein de l’Union européenne, et des communautés intercommunales, niveau idoine pour gérer la vie quotidienne des citoyens. Les élus des communes et des départements, toutes tendances politiques confondues, s’émurent : leur pouvoir menaçait de disparaître, ainsi qu’une forme de légitimité pour certains élus nationaux [22]. À l’automne 2009, le Président de la République entama la réforme. À ce stade, la proposition la plus polémique fut le remplacement de 6 000 conseillers généraux et régionaux par 3 000 conseillers territoriaux, dont 80% seraient élus au scrutin majoritaire à un tour dans des cantons redessinés [23].
Et que l’on n’aille pas croire qu’il s’agit d’une querelle spécifiquement franco-française. La paisible Helvétie connaît des débats identiques. Alors que Jean Studer, “l’homme fort du canton de Neuchâtel“, proposait de regrouper ce dernier avec les deux cantons jurassiens pour bâtir un espace structuré [24], un géographe de l’Université de Neuchâtel jugea « inéluctable [25] » un redécoupage institutionnel de la Suisse. Il invoquait des raisons assez comparables à celles du rapport Balladur :
« Il y a une disjonction croissante entre l’espace politique, qui a une forte permanence dans le temps, et les espaces de la vie sociale et économique qui, eux, ne cessent de se dilater. La vie quotidienne des Suisses se déroule de plus en plus à une échelle intercantonale [26] ».
Mais, là aussi le problème de fond est politique :
« Un redécoupage territorial est […] nécessaire. Mais c’est un processus délicat pour deux raisons. D’abord parce qu’il n’est pas aisé d’identifier les critères permettant de délimiter les contours d’un espace politique pertinent. Ensuite, parce que la Suisse a été fondée sur le fédéralisme, la subsidiarité et la reconnaissance de la diversité, principes qui continuent à faire consensus. Il ne s’agit donc pas de se débarrasser du fédéralisme, mais de le mettre à jour. Car sa version actuelle est obsolète, comme le montrent les problèmes rencontrés en matière de politique de la santé et d’éducation [27] ».
Récemment revenue à l’indépendance, nouvellement intégrée dans l’Union européenne, la Lettonie adopta, le 18 décembre 2008 une loi de refonte en profondeur de ses limites administratives. Des années de débats avaient été nécessaires pour y parvenir. Les raisons invoquées semblaient pourtant insoupçonnables :
« La Lettonie ne peut pas se permettre un tel nombre de petites communes car alors elle ne pourrait pas offrir à ses habitants les droits garantis par la Constitution quant à l’éducation, la santé et la sécurité [28] »
déclarait son président en 2007. Cependant, il apparut que les fusions opérées entre des communes rurales (peu peuplées, isolées) et des bourgs modifiaient les électorats, au grand dam de certains élus locaux et de la minorité russophone. La répartition des dépenses des nouvelles entités entre leur espace urbain et leur espace rural pose également problème compte tenu du sous-équipement et de l’isolement de certaines communes rurales.
Marquant les limites entre les États, la frontière matérialise, sur le territoire de la planète et la surface des cartes, la souveraineté de chacun d’entre eux. Elle résulte soit de l’histoire (en général, d’une succession de conflits), soit de l’état de fait (uti possidetis) au moment de la reconnaissance internationale, soit, encore, d’un tracé rectiligne (23 % de l’ensemble des frontières) à travers des espaces précédemment inoccupés, ou considérés comme tels. L’histoire du terme révèle la nature initialement conflictuelle de la frontière : « en ancien français, le mot désigne le front d’une armée, puis (1292) une place fortifiée faisant face à l’ennemi [29] ».
Selon sa physionomie, on distingue la frontière “naturelle“, fixée sur une ligne épousant un élément physique bien individualisé, comme un massif montagneux, un fleuve ou une côte (dans le monde, 32 % des frontières coïncident avec des fleuves et des lacs, 24 % avec des lignes de crête), et la frontière “artificielle“, que nulle particularité du paysage ne permet de visualiser, ce qui impose de procéder à un bornage. L’usage courant assimile souvent la frontière “artificielle“ à une frontière absurde, provoquant ou contribuant à provoquer des tensions et des conflits. Il s’agit d’une erreur de perspective dont l’analyse géopolitique doit se garder :
« En réalité, toutes les frontières comptent une part d’arbitraire ou d’artificialité ; elles n’ont pas à être comparées à un tracé idéal – pour qui ? – mais à être considérées pour ce qu’elles sont : des constructions géopolitiques datées. Les frontières sont du temps inscrit dans l’espace ou, mieux, des temps inscrits dans des espaces [30] ».
À sa manière, et dans une perspective géopolitique résolument antigermanique, Jacques Bainville ne disait pas autre chose :
« La France est en péril d’invasion tant qu’elle ne possède pas ces frontières que l’on a très vite appelées des frontières naturelles parce que ce sont nos frontières nécessaires [31] ».
En effet, toute frontière résulte d’une construction humaine qu’il importe de reconstituer pour la comprendre. Les explications des tracés – passés comme contemporains – ainsi que des tensions ou conflits qu’ils géné(rè)rent découlent de facteurs ethniques, linguistiques, sociaux, économiques et/ou stratégiques, qui purent varier durant l’histoire. Par exemple, ressenties comme “artificielles“ au lendemain de l’indépendance du continent, les frontières de l’Afrique contemporaine résultent du découpage engendré par la conférence de Berlin de 1885. Certes, elles ne coïncidaient pas avec les séparations existant juste avant la colonisation, mais elles répondaient à la logique économique et stratégique des puissances européennes signataires.
Chaque phénomène humain : ethnie, langue, croyance, activités, entre autres, épouse des contours différents dans l’espace. Donc les frontières étatiques ne constituent pas systématiquement la limite pertinente pour les mesurer et les figurer. De plus, il existe des zones d’interpénétration : une grande capitale, par exemple, est une tour de Babel, même dans un espace marqué par une forte homogénéité linguistique. Enfin, il peut se trouver des lignes de fracture à l’intérieur d’un ensemble présentant une forte cohésion par ailleurs : un pays peut avoir un puissant sentiment national partagé et connaître de très fortes disparités socio-économiques ou des déséquilibres régionaux prononcés, sources de tensions internes. S’ajoute à ces éléments de complexité la montée en puissance des réseaux, dont les logiques sont à la fois transnationales et discontinues : le cadre national et les à-plats recouvrant tout l’espace des États concernés ne conviennent ni à leur représentation ni à leur analyse.
Le respect de cette limite conventionnelle résulte de la reconnaissance de la souveraineté et de l’application du droit de chaque pays à son intégrité territoriale :
« Les frontières sont des discontinuités territoriales, à fonction de marquage politique. En ce sens, il s’agit d’institutions établies par des décisions politiques, concertées ou imposées, et régies par des textes juridiques. […] Lignes de partage des souverainetés, elles enveloppent – par une délimitation suivie d’une démarcation sur le terrain au moyen de bornes et autres outils physiques ou électroniques de séparation – des territoires régis par une souveraineté étatique et formant le cadre de l’attribution et de la transmission d’une nationalité, d’une citoyenneté comme lien juridique d’un État à sa population constitutive [32] ».
Si ce principe figure en bonne place dans le droit international contemporain et se trouve à peu près respecté, il n‘en alla pas toujours ainsi. Aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de l’humanité, nous rencontrons des litiges portant sur les délimitations des territoires de groupes humains contigus, quel que fût (ou soit) leur degré d’organisation. La frontière ne revêtit pas toujours la forme d’une séparation matérialisée. Elle fut aussi une zone où l’on passait d’un territoire sûr et connu, le “chez soi“, à un espace dangereux et inconnu, le “chez l’autre“. La crainte consciente de cette insécurité dissuadait le franchissement de la limite tout aussi efficacement que des gardes-frontières. Et ce d’autant plus si l’on attribuait une dimension sacrée à l’espace en question.
Lorsqu’elle est reconnue par les intéressés et par la communauté internationale, la frontière – terrestre ou maritime – ne suscite pas de conflit.
Dans les cas de coexistence pacifique entre voisins, elle peut même voir sa fonction réduite au minimum, voire disparaître, comme c’est le cas pour les ressortissants de l’Union européenne (UE) au sein de l’“espace Schengen“, créé par la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la République fédérale d’Allemagne, en 1985. Il entra en application en 1995 et fut intégré (sous forme de protocole) au traité européen d’Amsterdam en 1999. Depuis le 30 mars 2008, le dispositif de Schengen permet la libre circulation des citoyens dans la plupart (22) des États membres de l’UE. Cinq États n’en font pas partie : la Grande-Bretagne et l’Irlande, non-signataires du traité, mais qui appliquent une partie des dispositions des accords, la Bulgarie et la Roumanie car elles ne remplissent pas encore toutes les conditions, Chypre parce qu’elle demeure coupée en deux. Trois États y sont associés : Islande, Norvège, Suisse. Ces assouplissements internes s’accompagnent d’un renforcement des contrôles aux frontières avec les pays tiers. Le Danemark a conservé sa liberté d’appliquer, ou non, toute nouvelle disposition.
Cette situation constitue toutefois une anomalie : la frontière représente pour les peuples un symbole particulièrement fort de la nation et de son indépendance. Certains éléments de la population européenne n’admettent d’ailleurs pas sa disparition car ils y voient le signe de la dilution de leur identité : « Pas d’identité sans frontière. L’ordre politique moderne implique la reconnaissance par les autres de frontières d’État démarquées, à base territoriale et souveraine [33] ». Du fait de « la déconstruction des coïncidences entre marché, aire de sécurité, État et nation [34] », un problème d’identité tourmente désormais l’UE.
La fin de l’URSS et celle de la Yougoslavie démontrent que « la tendance lourde de la géopolitique européenne réside dans l’aspiration des nations à disposer des attributs d’un État [35] ». Or, l’un de ceux-ci est la souveraineté, matérialisée, entre autres choses, par une frontière reconnue.
Le fait que la plupart des États demeurent attachés à la conception classique de la frontière pérennise les différends.
C’est d’ailleurs ce qu’illustre l’exemple de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est. Elle regroupe 10 États (Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam ) dont la coopération est obérée par de multiples litiges frontaliers, tant sur terre que sur mer. Cela rend peu crédible son objectif de devenir une communauté réelle d’ici 2015 [36].
Aux marges même de l’Union européenne, la Roumanie et l’Ukraine ne s’entendent pas sur le statut définitif de l’île du Serpent [37], tandis que la Slovénie et la Croatie se disputent le Golfe de Piran [38]. Quant au conflit d’août 2008 entre la Russie et la Géorgie, il comportait un volet territorial : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie se trouvent à l’intérieur des frontières géorgiennes reconnues par la communauté internationale en 1991. Pourtant, Moscou soutient la sécession depuis plusieurs années [39]. La Grèce et la Turquie frôlèrent plusieurs fois la guerre au sujet de leurs eaux territoriales en mer Égée et ce contentieux bloque toute réconciliation [40].
L’Amérique latine connaît également des tensions relatives aux délimitations territoriales. Le Chili régla laborieusement la question du canal de Beagle avec l’Argentine, mais au nord, la Bolivie revendique toujours un accès à l’océan Pacifique perdu en 1883. La Colombie et le Nicaragua se disputent l’archipel de San Andrès [41]. L’Équateur et le Pérou contestent le tracé qui les sépare au cœur de l’Amazonie. Voici quelques exemples.
Les États-Unis présentent la particularité de n’avoir pas subi de menace sérieuse à leurs frontières depuis la fin de leur « Seconde guerre d’indépendance » (1812-1814). Toutefois, les attaques du 11 septembre 2001 provoquèrent un changement de perspective et la vulnérabilité du territoire national devint une préoccupation majeure. En particulier, elle se trouve en partie à l’origine de la création d’un ministère de la sécurité intérieure (Department of Homeland Security) en 2003. Depuis cette date, on observe un renforcement de la surveillance aux frontières, non seulement contre le terrorisme, mais également contre le trafic de drogue, l’immigration clandestine ou les maladies contagieuses [42]. En outre, Washington tend à s’affranchir des règles internationales pour mener la lutte contre le terrorisme. Les Américains se livrent à des incursions sans l’accord de certains pays où ils opèrent, créant des tensions supplémentaires avec des États comme la Syrie ou le Pakistan [43].
Observons que la reconnaissance internationale des frontières ne suffit pas dans tous les cas : il manque parfois l’acceptation ou le respect par l’un ou l’ensemble des États mitoyens.
Fixée en 1923, l’actuelle frontière internationale avec le Liban ne fut pas toujours respectée par Israël : ce dernier occupa le sud du pays de 1978 à 2000, puis son armée poursuivit ses incursions jusqu’à la guerre de 2006 qui l’opposa au Hezbollah et se solda par une interposition renforcée de l’ONU. La Bolivie perdit son débouché maritime sur l’océan Pacifique en 1883, mais continue à revendiquer auprès du Chili, en dépit des traités signés en 1883, 1884 et 1904. La Hongrie ne se résigne toujours pas aux amputations subies après la Première Guerre mondiale [44]. Le Vatican donne en exemple la médiation réussie du pape Jean-Paul II entre l’Argentine et le Chili (1978-1984) qui s’apprêtaient à en découdre au sujet du canal de Beagle.
L’affirmation, la réaffirmation ou la reconnaissance de la souveraineté sur le territoire ne se trouvent pas toujours seules en cause. La crise ou le conflit peuvent porter sur des enjeux matériels mitoyens : eau, voie navigable, matières premières, notamment. L’analyse géopolitique examine soigneusement les caractéristiques des espaces frontaliers.
Si la frontière résulte de la colonisation, elle peut prêter à contestation dans le cas, assez fréquent, où son tracé ignora certaines réalités locales, notamment humaines, ou la présence de ressources découvertes après l’établissement des limites.
Ainsi, le partage de l’Afrique, réalisé par l’Acte général de Berlin (1884-1885)
« fut d’abord affaire de papiers et de cartes, de traités par lesquels des États européens acquirent sphères d’influence et possessions. Le “partage sur le papier“ ne devint partage sur le terrain qu’après 1880, pour des diplomaties se laissant mutuellement le champ libre dans ces régions lointaines. Après avoir reporté sur les cartes les territoires convoités, l’appropriation prit forme ; les cartes ne représentaient pas la réalité, mais la façonnaient [45] ».
Lors du sommet réuni au Caire en 1964, soucieuse de paix, l’Organisation de l’unité africaine trancha en faveur de l’intangibilité des frontières “existant au moment où les États ont accédé à l’indépendance nationale“. En dépit de cela, il y a (eu) de nombreuses disputes.
Entre 1967 et 1970, le Nigeria lutta contre une tentative de sécession du Biafra. Sanglant, le conflit connut un retentissement international. De 1973 à 1994, la Libye contesta au Tchad la souveraineté sur la bande d’Aozou. Il en résulta deux guerres (1981, 1985) qui déclenchèrent des interventions militaires françaises de grande ampleur. Une querelle au sujet de la région de l’Agescher opposa le Burkina-Faso au Mali, en 1985-1986. Le contentieux au sujet de la péninsule de Bakassi empoisonna les relations entre le Nigeria et le Cameroun de 1996 à 2008. Depuis 1998, l’Éthiopie et l’Érythrée se disputent la bourgade de Badmé. En 2000, après deux ans de guerre, la communauté internationale imposa un cessez-le-feu aux deux adversaires, mais la tension demeure toujours très vive.
Pour prévenir l’éclatement d’autres différends de ce type, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement africains, réunie à Durban en juillet 2002, a prévu la délimitation et la démarcation de toutes les frontières du continent d’ici 2012.
L’Afrique ne détient pas le monopole de ces disputes, témoin l’Asie. La faiblesse interne de l’Irak tient à l’assemblage de trois entités administratives qui, auparavant, n’avaient jamais formé un État. Ce dernier résulte des calculs opérés par les Britanniques lors du dépècement de l’Empire Ottoman [46]. La Chine conteste sa frontière avec l’Inde car elle juge que la ligne Mac Mahon, tracée en 1913 après accord entre Londres et Lhassa, résulte d’un rapport de forces inégal : selon Pékin, elle fut imposée et non pas négociée. Dans les années 1960, la querelle entre Pékin et Moscou s’envenima jusqu’à la guerre en partie à cause des “traités inégaux“ qui, au XIXe siècle, avaient amputé la Chine de vastes territoires au profit de la Russie tsariste. La normalisation n’intervint définitivement qu’en 2008 [47]. Cambodge et Thaïlande se querellent pour la possession du temple de Preah Vihear. « Depuis le XIXe siècle, Bangkok reproche à la France d’avoir favorisé le retour du temple dans le giron d’une nation cambodgienne reconstituée sous la férule coloniale [48] ». En dépit d’un jugement en faveur de Phnom Penh rendu par la Cour internationale de justice de la Haye en… 1962, des affrontements armés se déroulent encore [49].
Contestée, la frontière devient le lieu de tous les dangers. Imposée par la force, elle constitue un casus belli majeur.
Ainsi, la frontière germano-polonaise fixée unilatéralement par Staline sur la ligne Oder-Neisse à la fin de la Seconde Guerre mondiale devint un symbole majeur de la Guerre froide en Europe. Elle constitua donc logiquement un sujet essentiel des négociations durant la détente (traités URSS-RFA et Pologne-RFA de 1970), ainsi qu’au moment de la liquidation de la Guerre froide (Traité d’accord final sur l’Allemagne dit “Deux plus Quatre“, signé à Moscou le 12 septembre 1990 et Traité de frontière germano-polonais du 14 novembre 1990).
La délimitation exacte de la frontière entre la Chine et l’Inde entraîna les deux pays dans un conflit armé en 1962. Tout comme la querelle au sujet de celle avec le Vietnam, longue de 1 400 kilomètres, provoqua une guerre entre les deux pays en 1979. Le contentieux avec Delhi demeure, tandis que celui avec Hanoi ne fut réglé qu’en 2008 [50]. Toutefois, Pékin semble souvent instrumentaliser ces litiges à d’autres fins politiques que la récupération de territoires :
« les frontières de la Chine contemporaine résultaient toutes de traités qui lui avaient été imposés par les puissances coloniales dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire des traités que, depuis 1912, la République chinoise, puis, à sa suite, la République populaire avaient considéré comme “inégaux“ et par conséquent comme illégaux [...] Il est essentiel de comprendre que pour la Chine contemporaine, la dignité de son statut international passait par leur remise en cause systématique [51]. [...Mais] dans presque tous les cas, la Chine a accepté ou se dit prête à accepter une négociation sur la base de ces “traités inégaux“ dès lors que la partie adverse reconnaît leur caractère “inégal“ et admet de leur substituer des traités nouveaux, négociés d’égal à égal [52]. »
Le Pakistan et l’Afghanistan n’en finissent pas, depuis 1947, de se disputer au sujet de la frontière fixée par les Britanniques en 1893 : la ligne Durand, qui écartèle l’ethnie pashtoune [53]. Kaboul s’estime amputé, tandis qu’Islamabad craint pour sa stabilité interne, pour son intégrité territoriale et pour sa profondeur stratégique face à l’Inde. L’ingérence pakistanaise dans les affaires afghanes s’explique par cette perception et se traduit par une guerre couverte (soutien aux moudjahidins contre le régime communiste entre 1979 et 1989, soutien aux taliban dès 1993). Depuis 2001, cette frontière pénalise les Américains et leurs alliés dans leur lutte contre les taliban et pour la sécurisation de l’Afghanistan [54]. Les taliban appartiennent à l’ethnie pachtoune et se trouvent chez eux des deux côtés de la frontière, ce qui réduit leur vulnérabilité. Contrairement à ce que réussit l’armée française durant la guerre d’Algérie avec les lignes Pédron (érigée en 1956 le long de la frontière avec le Maroc) et Morice (mise en place le long de la frontière avec la Tunisie en 1957), les forces alliées ne peuvent couper les passages entre les deux pays et isoler les taliban de leurs bases arrière à l’étranger. Bien plus, ces derniers font des émules qui menacent désormais la stabilité du Pakistan [55].
Depuis la découverte de gisements sous-marins d’hydrocarbures, les querelles sur la délimitation des frontières maritimes prennent parfois des tournures guerrières, comme le face-à-face des marines du Bangladesh et du Myanmar durant l’automne 2008 [56].
Si la frontière englobe un territoire conquis, sans traité de paix entérinant les nouvelles limites, la situation demeure durablement tendue et fortement belligène.
Ainsi en va-t-il d’une partie des frontières de l’État d’Israël, par exemple. La Syrie perdit le plateau du Golan en juin 1967 et, jusqu’à nos jours, toutes les négociations sur la question de sa restitution échouèrent, ce qui contribue à entretenir l’hostilité entre les deux États. A contrario, la paix avec l’Égypte (1979) permit la restitution des territoires du Sinaï, occupés en juin 1967. De même, la Jordanie, qui ne fut jamais un adversaire acharné d’Israël, saisit l’opportunité des accords israélo-palestiniens d’Oslo (1993) pour signer, en 1994, un traité de paix entérinant les frontières existantes et cédant à bail 381 kilomètres carrés occupés par des colons israéliens.
La mer oppose autant qu’elle unit et nous avons vu plus haut plusieurs exemples de conflits liés aux eaux territoriales des États. Lieu de passage et espace nourricier depuis très longtemps, elle recouvre également des gisements d’hydrocarbures et de minerais, ressources éminemment convoitées. Dans le cadre du droit de la mer défini à Montego Bay, en 1982, plusieurs États procèdent à une nouvelle cartographie de leur espace maritime. Rappelons qu’il est prévu d’étendre de 200 à 350 milles de leurs rives la zone économique exclusive des pays qui pourront démontrer que leur plateau continental se prolonge jusqu’à cette distance. Les dossiers devaient être déposés en mai 2009 [57].
N’oublions pas le cas des frontières “rêvées“ autour de territoires revendiqués par les peuples luttant pour disposer d’un État : les Juifs sionistes avant 1948, les Palestiniens depuis 1948, ou les Kurdes depuis la Première Guerre mondiale, par exemple. Estimées indispensables à la réalisation de leurs aspirations nationales, soit elles ne peuvent être atteintes, comme dans le cas d’Israël, soit elles n’existent pas faute d’État, ainsi que le souligne le combat des Palestiniens ou des Kurdes, entre autres. Elles jouent un rôle important comme “représentations géopolitiques“ et nous les étudierons dans ce cadre.
Parfois, les États érigent un obstacle physique important pour marquer la frontière et la rendre, du moins en théorie, infranchissable [58].
Le plus souvent, il s’agit d’une muraille : comme le rempart d’Hadrien, la Grande Muraille de Chine, le mur de Berlin, le mur de Nicosie, ou le mur de Sharon. Il peut également revêtir la forme plus sophistiquée d’un réseau dissuasif : “rideau de fer“ ou “rideau de bambou“ durant la Guerre froide, “ligne verte“ à Chypre, système érigé entre les États-Unis et le Mexique ou entre le Maroc et l’Espagne dans les enclaves de Ceuta et Melilla, par exemple.
Chacune de ces matérialisations exacerbées de la séparation souligne une attitude défensive envers une menace externe contre la stabilité interne. Au IIIe siècle avant notre ère, le Premier Empereur, Qin Sihuangdi, instrumentalisa la menace des hordes de la steppe pour, avec le chantier de la Grande Muraille, asseoir son autorité et conforter l’unité à peine réalisée de la Chine [59]. Le mur d’Hadrien visait autant à éviter la contamination des populations soumises du nord de l’Angleterre par les rebelles qu’à briser les incursions d’Écossais. Le mur de Berlin protégeait le monde communiste de la “pernicieuse influence capitaliste“ et, plus prosaïquement, arrêtait l’hémorragie de personnes qualifiées de la RDA vers la RFA (environ 2 600 000 personnes entre 1950 et 1961). Le « mur de Nicosie » faisait partie de la « ligne verte », qui isole depuis 1974 les Chypriotes turcs des Chypriotes grecs. Ces derniers se montrant plus favorables à la coexistence des deux communautés, les projets des ultranationalistes turcs n’avaient de chance d’aboutir que si l’isolement empêchait la réconciliation. La lente amélioration se traduisit par l’ouverture de quelques points de passage, à partir de 2003 [60]. Entre la Cisjordanie et Israël, une “barrière de sécurité“ (security fence) de 730 kilomètres, baptisée, du nom de son concepteur politique, « mur de Sharon », tente, depuis 2004 d’arrêter les attaques terroristes. Si les attentats ont diminué, il n’en est rien de la tension entre les deux peuples, ce qui ne favorise pas l’évolution vers la paix. Depuis le retrait unilatéral israélien, en 2005, une clôture électrifiée isole la bande de Gaza d’Israël. Mais l’Égypte ne contrôle pas sa propre frontière avec autant de zèle, ce qui permet une intense contrebande. Surtout, la séparation n’empêche pas les roquettes artisanales, les missiles (acquis à l’étranger) et les obus de mortier du Hamas de frapper [61]. Le quotidien israélien Yedioth Aharonot titrait, mi-décembre 2008 : « Un demi-million d’Israéliens sous le feu [62] ». Cet état de choses poussa le gouvernement israélien à lancer une offensive militaire contre la bande de Gaza, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, sans résultat décisif [63].
À l’ère de l’aviation et des missiles balistiques, les maîtres du monde communiste ne pouvaient s’illusionner sur la protection militaire de son périmètre. Ce fut dans un but politique qu’ils firent ériger des obstacles (le “rideau de fer“, long de quelque 8 500 kilomètres, et son tronçon le plus célèbre, construit en 1961, le “mur de Berlin“, long de 43 kilomètres) à la fuite des populations qu’ils avaient asservies. Pour rester contenus, le rejet et l’échec du régime devaient, en effet, demeurer à huis clos et les populations ne devaient pas pouvoir comparer leur vie avec celle des habitants du camp adverse. Objectif largement illusoire, car le régime communiste ne parvint jamais à opposer une complète étanchéité aux hommes et aux informations.
Bref, les contours juridiques intérieurs et extérieurs des espaces politiques occupent une place de choix parmi les préoccupations des détenteurs de pouvoir et influencent leurs rivalités. Les séparations de fait, juridiquement fondées ou non, comptent tout autant dans certaines crises ou conflits. Il convient à l’analyse géopolitique d’y prêter la plus grande attention, en dépit de certains discours sur le caractère obsolète que la mondialisation conférerait aux frontières.
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Quel(s) contentieux génèrent les découpages internes ou les limites externes
du territoire où se déroule la crise ou l’affrontement ?
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Outils pour étudier les frontières du territoire ou les limites existant sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
Les informations recueillies servent à repérer l’influence des découpages internes ou des limites externes du territoire sur le déroulement des événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
Les divisions et/ou les séparations du territoire résultent toujours d’une décision politique voulue ou subie. Ce sont donc des manifestations éminentes du pouvoir en action, ou des preuves de son impuissance.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise
ou le conflit que l’on étudie.
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[1] . Claudot-Hawad Hélène, op. cit., p. 42.
[2] . En français, les ouvrages de référence sont ceux de Jean-Louis Leutrat. Dernier en date :
Leutrat Jean-Louis et Liandrat-Guigues Suzanne, Splendeur du western, Pertuis, 2007, Rouge profond, 236 p.
[3] . Foucher Michel, « De la Rhodésie au Zimbabwe, ou le foncier comme héritage. Une approche géographique », Politique africaine, n° 21, 1986, pp. 37-53.
[4] . Stroobants Jean-Pierre et Van Renterghem Marion, « Le corridor manquant de la Belgique », Le Monde, 4 juillet 2008.
[5] . À côté d’une abondante littérature, voir l’atlas interactif The National Atlas of the United States (http://nationalatlas.gov/) ; « The Most Gerrymandered Congressional Districts » (http://www.slate.com/id/2208216/slideshow/2208554/) et le montage « Gerrymandering » (http://www.wisc-online.com/objects/ViewObject.aspx?ID=SOC5502), consultés en février 2010.
[6] . Dunkelman Mark & Reed Bruce, « When Candidates Can’t Lose », The Washington Post, April 28, 2008 ; Broder David S., « Voting’s Neglected Scandal », The Washington Post, June 26, 2008.
[7] . Lire l’excellent portrait des experts français par Roger Patrick, « MM. Marleix, Fabre-Aubrespy, Borgel, Le Roux : les “experts“ de la carte électorale », Le Monde, 12 avril 2009 (version électronique mise à jour consultée le 14 avril 2009).
[8] . Les travaux du géographe et cartographe Frédéric Salmon constituent la référence, en particulier son Atlas électoral de la France. 1848-2001, Paris, 2001, Le Seuil, 240 p.
[9] . « Observations du Conseil constitutionnel relatives aux élections législatives de juin 2002 », 15 mai 2003.
[10] . « Observations du Conseil constitutionnel sur les échéances électorales de 2007 », 7 juillet 2005.
[11] . Consulter le texte de la décision, assorti de nombreux documents, sur le site du Conseil constitutionnel (http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision//2009/decisions-par-date/2009/2008-573-dc/decision-n-2008-573-dc-du-08-janvier-2009.42045.html).
[12] . Éditorial, Le Monde, 11 janvier 2009.
[13] . Balinski Michel, « Chausse-trapes du redécoupage électoral », Le Monde, 10 février 2009.
[14] . Roger Patrick, « Redécoupage électoral : la gauche pénalisée », Le Monde, 12 avril 2009.
[15] . Ibidem.
[16] . Ibidem.
[17] . Ibidem.
[18] . Roger Patrick, « Redécoupage électoral : les chiffres d’Alain Marleix », Le Monde, 14 avril 2009.
[19] . Raulin Nathalie, « Entre gauche et droite, les circonscriptions de la discorde », Libération, 13 avril 2009.
[20] . Comité pour la réforme des collectivités locales, « Il est temps de décider », Rapport au Président de la République, Paris, 2009, La Documentation française, p. 10.
[21] . Ibidem, p. 12.
[22] . Pitte Jean-Robert (membre de l’Institut et géographe), « Comité Balladur : “On ne peut pas exclure des arrière-pensées électorales“ », propos recueillis par François Vignal, Libération, 26 février 2009.
[23] . Roudey Cécil, « Le mode de scrutin territorial contesté », La Croix, 23 décembre 2009.
[24] . Jubin Serge, « Trois cantons et un mariage », Le Temps, 23 avril 2009.
[25] . Söderström Ola, « La Suisse à 26 cantons est un modèle dépassé », propos recueillis par Pierre-Emmanuel Buss, Le Temps, 23 avril 2009.
[26] . Ibidem.
[27] . Ibidem.
[28] . Le Bourhis Eric, « La Lettonie change de carte administrative », Regards sur l’Est, 1er janvier 2009.
[29] . « Frontière », in Rey Pierre (dir.), Dictionnaire historique..., op. cit., p. 849.
[30] . Foucher Michel, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, 1991, Fayard, p. 43.
[31] . Bainville Jacques, Historie de deux peuples continuée jusqu’à Hitler, Paris, 1995 [1e édition : 1933], Godefroy de Bouillon, p. 16
[32] . Foucher Michel, L’obsession …, op. cit., pp. 22-23.
[33] . Ibidem, p. 23.
[34] . Foucher Michel, « Frontières européennes », entretien, Grande Europe, n° 1, octobre 2008, p. 15.
[35] . Ibidem, p. 13.
[36] . Sukarjaputra Rakaryan, « L’intégration de l’ASEAN bute sur les frontières », article de Kompas traduit et publié par Courrier international, 24 mars 2009.
[37] . Paduraru Anca, « Border Dispute : A Long Shelf Life », ISN-Security Watch, March 2, 2009.
[38] . Hassid Laurent, « La baie de Piran, enjeu de la politique slovène », Regards sur l’Est, 15 février 2009.
[39] . Chikoff (de) Irina, « Une mosaïque de peuples entre rancunes anciennes et nouvelles offenses », Le Figaro, 11 août 2008.
[40] . Jenkins Gareth, « Will Aegean Disputes Continue To Block Turkish-Greek Reconciliation ? », Eurasia Daily Monitor, June 3, 2008.
[41] . Romero Simon, « Talk of Independence in a Place Claimed by 2 Nations », The New York Times, February 1, 2008.
[42] . Alden Edward, « The Quest for the Perfectly Secure Border », The Council on Foreign Relations, February 25, 2009.
[43] . Lubold Gordon, « US Crossing more Borders in Terror War ? », The Christian Science Monitor, October 28, 2008.
[44] . Picard Maurin, « Budapest offre la nationalité hongroise aux Magyars », Le Figaro, 19 mai 2010.
[45] . Foucher Michel, L’obsession …, op. cit., pp. 13-14.
[46] . O’Brien Browne, « Cause of Iraq’s Chaos : Bad Borders », The Christian Science Monitor, October 22, 2007.
[47] . « La Chine et la Russie signent un accord sur leur frontière », Agence France Presse, 21 juillet 2008.
[48] . Deron Francis, « Querelle de vieilles pierres entre Cambodge et Thaïlande », Le Monde, 7 juillet 2007.
[49] . « Trois morts dans des affrontements entre Cambodgiens et Thaïlandais », Le Monde, 3 avril 2009.
[50] . « Chine et Vietnam mettent fin à un différend frontalier historique », Le Monde, 31 décembre 2008.
[51] . Joyaux François, « Pourquoi la Chine admet-elle si difficilement ses frontières ? », Géopolitique de l’Extrême-Orient, tome 2 : Frontières et stratégies, Bruxelles, 1993, p. 11.
[52] . Ibidem, p. 35
[53] . Kuntz Joëlle, « La ligne Durand, fausse frontière entre Pakistan et Afghanistan », Le Temps, 10 novembre 2007.
[54] . Scott Tyson Ann, « Border Complicates War in Afghanistan », The Washington Post, April 4, 2008.
[55] . Bobin Frédéric, « Paix contre charia dans la vallée de Swat au Pakistan », Le Monde, 19 février 2009 ; Tavernise Sabrina, « Allied Militants Threaten Pakistan’s Populous Heart », The Washington Post, April 14, 2009 ; Perlez Jane, « Taliban Exploit Class Rift in Pakistan », The New York Times, April 17, 2009. Pour une étude plus approfondie : « Pakistan.The Militant Djihadi Challenge », International Crisis Group Report, March 13, 2009.
[56] . Huma Yusuf, « Bangladesh-Burma (Myanmar) Maritime Boundary Dispute Escalates », The Chrisitian Science Monitor, November 4, 2008.
[57] . Portes Thierry, « La France bataille pour s’étendre sous les mers », Le Figaro, 22 avril 2008.
[58] . Neisse Franck et Novosseloff Alexandra, Des murs entre les hommes, Paris, 2007, La Documentation française, 214 p.
[59] . Legrand Jacques, « Les marches de l’empire chinois : Grande Muraille et empires nomades », in Romer Jean-Christophe (dir.), Face aux barbares. Marches et confins d’empires. De la Grande Muraille de Chine au Rideau de Fer, Paris, 2004, Tallandier, pp. 53-85.
[60] . « Un passage symbolique rouvert à Nicosie, dernière capitale au monde encore divisée », Le Monde.fr, 3 avril 2008.
[61] . Jaulmes Adrien, « Pourquoi Gaza a replongé dans la guerre », Le Figaro, 5 janvier 2009.
[62] . Ayad Christophe, Matthieussent Delphine et Perrin Jean-Pierre, « Cinq questions clés sur un nouvel embrasement », Libération, 29 décembre 2008.
[63] . Prier Pierre, « Israël n’a pas atteint tous ses objectifs à Gaza », Le Figaro, 22 janvier 2009.
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