Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN, enseigne à l’INALCO. Ex - consultante à la DAS, ministère de la Défense, elle a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
Le Diploweb.com publie un livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?.
« Lorsque j’ai dit à Boris que je voulais à la fois que l’OTAN s’élargisse et signer un accord avec la Russie, il m’a demandé de m’engager secrètement- « selon ses propres termes, dans un petit cabinet de travail » - à limiter l’élargissement futur de l’OTAN aux nations signataires du Pacte de Varsovie, excluant ainsi les Etats de l’ex- Union soviétique, comme les pays Baltes et l’Ukraine ». Helsinki, 18 mars 1997.
Bill Clinton, Ma vie, Paris, Odile Jacob 2004, p. 790.
Voir le chapitre précédent, 3. Vers le Big Bang ou l’OTAN porte ouverte
LE PRESIDENT G. Bush senior prétendait entretenir d’excellentes relations, un amical dialogue, avec Gorbatchev. Nixon, retraité, appréciait Boris Eltsine. Bill Clinton à son tour semble s’entendre admirablement avec le Président russe. Leur dernière rencontre en juin 2000 à Moscou est émouvante, Clinton déclarant à Boris Eltsine : « Boris, vous portez la démocratie dans votre cœur. Vous avez la confiance de votre peuple chevillé au corps. Vous avez dans vos tripes la flamme d’un vrai démocrate et d’un vrai réformateur. Je ne suis pas sûr que Poutine ait tout cela. Peut-être. Je ne sais pas. Il va vous falloir le surveiller et user de votre influence pour vous assurer qu’il reste dans la bonne voie. Poutine a besoin de vous. Qu’il le sache ou pas, il a réellement besoin de vous. Vous avez vraiment transformé votre pays, Boris. » [1]
Les deux chefs d’Etat ont travaillé ensemble depuis l’arrivée de Clinton à la présidence en janvier 1993 jusqu’au départ de Boris Eltsine. Clinton, intuitivement, croit en la volonté de Boris Eltsine de démocratiser son pays. Bush fils demeure fidèle à cet héritage et déclare lire dans les yeux et dans l’âme de son interlocuteur Poutine. Barack Obama, alors qu’il s’est engagé dans un renouvellement de relations pragmatiques et positives avec la Russie, paraît plus retenu dans l’expression de son affectivité, qu’il s’agisse de ses rencontres avec Dimitri Medvedev ou avec Poutine. Etrange médiatisation de propos de détente sympathiques alors que le choix de Washington d’extension de l’OTAN et la conception de son avenir irritent et inquiètent Moscou qui n’a pas trouvé les moyens de bloquer ce processus.
Catherine Durandin, OTAN, Histoire et fin ? Ed. Diploweb, 2013
Le livre complet au format pdf. 2,2 Mo
La position russe semble compréhensible. Comment accepter, en assistant à la fin d’un empire, la condamnation d’une idéologie, et la course des ex-pays frères à l’intégration dans le bloc adverse ? La Russie s’est trouvée unie dans un consensus anti - OTAN dès que la vague d’ouverture de l’Alliance s’est mise à déferler. En 2001, 10 ans après la fin du Pacte de Varsovie, 56% des Russes considèrent l’OTAN comme un bloc agressif. La nostalgie de la puissance passée, la suspicion d’un complot anti - russe unissent les forces politiques et la question de l’OTAN, de la position à adopter à chaque étape de son extension entre comme composante de la vie politique intérieure russe. Le leader du parti communiste russe Guennadi Ziouganov estime que l’élargissement de l’OTAN est comparable aux plans allemands nazis de l’expansion vers l’Est. Or, l’URSS a su refouler ce « Drang nach Osten », la mémoire de la Grande guerre patriotique (1941-1945) demeure présente et, systématiquement, pédagogiquement entretenue. Ziouganov déclare au début de l’année 2000 : « Nos pères et oncles n’ont pas libéré l’Europe du fascisme pour que le bloc de l’OTAN s’étende aujourd’hui vers l’Est et menace la sécurité nationale de la Russie. » Que les Pays Baltes, que l’Ukraine accèdent ou revendiquent une intégration dans l’OTAN relève de l’amputation pour la Russie. La République de Moldavie indépendante se garde bien d’exprimer une volonté d’intégration dans l’Alliance ! L’idée que les troupes de l’OTAN pourraient s’installer en Géorgie, que l’OTAN pourrait investir la Mer noire relève du cauchemar. La perspective qu’un jour la Serbie puisse intégrer l’OTAN est insupportable. L’Eglise orthodoxe russe est mobilisée contre l’OTAN : les prises de position des autorités religieuses renforcent une légitimité patriotique unitaire. Poutine, Medvedev et d’autres instrumentalisent cette mentalité collective dans la gestion de leur relation avec l’OTAN : l’ordre international du XXI ème siècle doit reposer sur des équilibres stratégiques et non sur un unilatéralisme idéologique et militaire. Si extension de l’OTAN, il y a, la Russie n’acceptera pas d’être exclue, elle doit être considérée comme un partenaire à part entière, un partenaire à égalité avec les Etats - Unis, les autres membres de l’OTAN n’étant considérés que comme des clients, acteurs soumis à la direction de Washington. Le sentiment qu’ont les Russes d’avoir été trompés, trahis, d’avoir perdu toute influence lorsqu’ils ont retiré leurs troupes du sol des ex-alliés du Pacte, plane. En 1996, Primakov concède qu’il peut souscrire à un élargissement politique doté de garanties de sécurité collective, mais que Moscou n’acceptera pas la présence de forces de l’OTAN et d’armes nucléaires sur le territoire d’un nouveau membre. L’image du retrait soviétique laissant la place à l’installation de forces de l’OTAN n’est pas tolérable. La presse russe s’est largement exprimée en 1994, lors de l’institution du Partenariat pour la paix pour exprimer ce malaise : « Maintenant qu’elle a rapatrié ses troupes d’Europe centrale, la Russie ne semble plus être un pays suffisamment européen pour prendre une place à l’OTAN », lit-on dans Moskoskaïa Pravda, le 17 septembre 1994... Moscou finit par accepter d’adhérer au Partenariat pour la paix, le 22 juillet 1994, à condition que lui soit garanti en tant que puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU un statut de partenaire privilégié. Le programme de coopération bilatérale avec la Russie n’est signé que quelques mois plus tard, le 31 mai 1995.
Cette position russe est connue et bien comprise à Washington quand bien même elle n’entraîne pas d’assouplissement de la position des Etats -Unis. Elle est d’autant mieux comprise qu’en 1990, James Baker avait affirmé à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas. Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères a, à plusieurs reprises, confirmé l’existence de cette promesse, une promesse non tenue. George Kennan, le père de la doctrine du containment de 1947 s’est souvent et longuement exprimé sur la question de la relation de l’OTAN avec la Russie pour conseiller instamment de ne pas étendre l’OTAN, de ne pas exclure la Russie du nouvel ordre euro -atlantique post - Guerre froide. Cinquante ans après l’énoncé du containment, George Kennan prend la plume et écrit pour le New York Times du 5 février 1997 que l’élargissement de l’OTAN est une erreur fatale. Pourquoi ? Parce que « cette extension ne manquera pas d’enflammer les tendances nationalistes et anti -occidentales et militaristes au sein de l’opinion russe ; qu’elle contrariera le développement de la démocratie en Russie ; qu’elle restaurera l’atmosphère de Guerre froide dans les relations Est-Ouest ; qu’elle poussera la politique étrangère russe dans des directions qu’à coup sûr nous n’apprécions pas… » expose Kennan. Il récidive pour le New York Times du 2 mai 1998, en des termes très pessimistes pour déplorer le manque d’imagination des Occidentaux face à la chute de l’empire soviétique : « Quelle fut la réponse américaine ? Ce fut d’étendre l’OTAN, alliance de Guerre froide contre la Russie et de la pousser plus près de ses frontières. » Très âgé, Kennan répondait à Thomas Friedman lors d’un entretien téléphonique. Il concluait sur une note triste : « Cela a été ma vie (les relations entre les Etats-Unis et la Russie) et cela me peine d’assister à ce gâchis, à la fin ». Il avait déploré les décisions de Bill Clinton et de Madeleine Albright, trop sensibles aux pressions de Vaclav Havel ou de Lech Walesa. Albright consacre trois mots dans ses mémoires au vieux politicien pour le traiter « d’icône sans âge de la diplomatie américaine ». [2] Bill Clinton s’agace des propos de Kennan. A ses yeux, l’homme est un universitaire et non pas un politique. En revanche, conseiller et ami de Clinton pour les affaires russes, Strobe Talbott témoigne de son respect pour George Kennan. Fin septembre 2000, alors que Poutine a accédé à la présidence à Moscou, il rend visite à Kennan. Agé de 96 ans, Kennan ne se déplace plus pour converser avec l’équipe traitant de la Russie au Département d’ Etat, il partage un thé avec ses hôtes, chez lui à Washington, en compagnie de sa femme. Kennan interroge Talbott sur Poutine qu’il n’a jamais rencontré. Un homme énigmatique, répond Talbott, il semble avoir le talent de se trouver au bon endroit, au bon moment, avec les bons protecteurs…Kennan sourit et plus grave, emphatique presque, conseille. La future administration qui sera celle de G.W Bush ne devrait pas se précipiter, juger de manière péremptoire, trancher trop vite, et trop vite, rayer les Russes et leurs dirigeants. Patience, c’est de patience dont nous avons besoin ! déclare le vieux sage. Il faut garder à l’esprit que la Russie vit une mutation historique. Pour Kennan, Poutine, bien qu’il soit un ex - colonel du KGB, est suffisamment jeune pour comprendre que son pays a besoin d’être transformé. George Kennan disparaît en 2005.
Parler aux Russes, sans doute. Le dialogue est incontournable mais… le 15 septembre 1993, Eltsine envoie une lettre aux décideurs politiques de Washington, de Bonn et de Londres pour confirmer l’opposition de la Russie à l’extension de l’OTAN. Le jeu d’échec est ouvert. Du côté de Washington, la ligne diplomatique tracée et suivie par l’administration Clinton est simple. Dès 1994, et de manière certaine en 1995, la décision de l’extension de l’OTAN est prise. Elle ne doit pas contrecarrer les négociations sur les armes conventionnelles et sur le nucléaire. Le dialogue sera maintenu avec Moscou quoiqu’il arrive. L’important est d’éviter que les tensions concernant la position de Washington quant à l’OTAN n’engendrent de trop grosses difficultés pour Eltsine - qui est un interlocuteur fiable - chez lui. En 1995 et en 1996, les élections qui vont se dérouler en Russie sont observées avec soin à Washington. La conduite de la guerre dans les Balkans, lors du bombardement des Serbes par l’OTAN en particulier, au printemps 1999, engendrera la crise la plus grave. En deux mots, Washington tient à éviter, tant que faire se peut, de blesser outre mesure l’orgueil national russe. Cette navigation est périlleuse.
Pour parler avec les Russes, Clinton s’est trouvé un conseiller, ami, loyal et expert, en Strobe Talbott. Les deux hommes se sont connus comme étudiants à Oxford en 1968 et 1969, avant que Clinton ne prenne le chemin de Yale pour ses études de droit. Talbott est un passionné de langue et littérature russe qu’il a apprise dès le collège. Il prépare une thèse sur le poète Maïakovski, romantique bolchevik. Clinton s’intéresse de près à l’URSS. Sa génération a suivi, haletante, le dialogue entre Kennedy et Khrouchtchev, la crise de Cuba de 1962. Khrouchtchev s’amusait à traiter Kennedy en jeune incompétent. Clinton s’en souviendra et veillera à ne pas répéter ce genre d’expérience humiliante. A Oxford, Talbott se lie avec les milieux de l’exil politique russe. On le surnomme Talbottovich, à la russe ! Le jeune étudiant passe les fêtes de Noël de 1968 à Moscou, et durant l’été 1969, il travaille comme stagiaire au bureau du Time Magazine à Moscou… A Oxford toujours, Clinton prépare un mémoire d’études sur le « Pluralisme politique en URSS » tandis qu’en écoutant les symphonies de Chostakovitch, Talbott rédige sa thèse. Son ami Clinton, barbe et cheveux longs, lui cuisine des omelettes. Les voies se séparent. Talbott va travailler comme correspondant du Time à Moscou, Clinton s’engage dans une carrière d’avocat et de politique. En 1974, pour avoir traduit les Mémoires de Khrouchtchev qui dérangent, Talbott se voit interdit de séjour en URSS et rejoint l’équipe du à Washington. Il soutiendra, avec sa femme et Hillary, la campagne Présidentielle de Bill. Sa connaissance du russe, de la Russie, de l’URSS et des relations entre Washington et Moscou font de lui le conseiller idéal sur le dossier russe… Ses meilleurs contacts durant les présidences de Boris Eltsine seront le ministre des Affaires étrangères russe Kozyrev et son assistant Georgi Mamedov. Avec le ministre de la défense Gratchev, la relation est plus difficile. Les crises, les colères, le double langage de Boris Eltsine - un langage ouvert en voix off et tonitruant publiquement pour calmer nationalistes et communistes de son pays - ne le déroutent pas. George Kennan disait « patience, patience… » Talbott est doté de cette infinie patience. Parfois, afin de se consacrer aux questions économiques qui le préoccupent, Clinton se décharge du dossier russe sur Talbott et son équipe.
Avec le deuxième mandat de Bill Clinton, Madeleine Albright accède à la tête du département d’Etat. Sa vision de la Russie est différente de celle de Strobe Talbott. Albright est la fille d’un émigré de Tchécoslovaquie des premières heures de la Guerre froide : Joseph Korbel. Korbel a été ambassadeur en Yougoslavie et en Albanie en 1945. La famille de Joseph Korbel s’installe aux Etats-Unis en 1948. Née à Prague en 1937, Madeleine Albright ne connaît pas l’URSS, elle conserve le souvenir des étapes de l’exil anticommuniste de sa famille. Son père devient professeur à l’université de Denver, il écrit et publie un ouvrage « La subversion communiste de la Tchécoslovaquie », livre d’alerte portant sur la fragilité de la démocratie si elle doit coexister avec le communisme. Ses parents acquièrent la citoyenneté américaine en 1957. Albright demeure une ex - petite fille d’Europe centrale, victime de l’installation du régime communiste à Prague, une élève modèle qui s’applique, toute jeune adolescente à devenir une citoyenne américaine exemplaire. Dans sa relation avec les Russes, demeure cette attache d’Europe centrale, une Europe centrale de l’entre - deux - guerres qui avait été celle de ses parents. Elle confie : « Bien que je sois devenue une américaine, je ne pouvais me séparer des luttes européennes… Ma famille avait été expulsée de son pays par les admirateurs de Staline… La Guerre froide était très réelle pour moi… Nous sommes bons, les communistes étaient mauvais. La moitié de l’Europe était libre, l’autre moitié prisonnière… » [3]
C’est en ce contexte politique et intellectuel que se posent les deux premières étapes de la relation de Clinton avec Moscou. L’urgence se trouve en Bosnie, dans la position à définir vis-à-vis de Milosevic et des Serbes de Bosnie qui ont lancé une politique d’épuration contre les Croates et les Bosniaques Musulmans. Washington souhaite obtenir des Russes un accord pour un vote de sanction anti - serbe à l’ONU, qui est refusé. Eltsine explique que les Serbes sont communistes et que lui-même est serré à la gorge par les communistes. Kozyrev s’irrite des propos de Talbott qui argumente en faveur des sanctions et le prie de ne pas l’insulter en lui donnant de bons conseils, au nom d’un risque d’extension du conflit. Pour Moscou, avance le ministre de la Défense Gratchev, le soutien de Washington aux Croates et aux Musulmans n’est qu’une manière déguisée de s’investir en Europe, de se rapprocher de l’étranger proche russe. Les premières étapes du dialogue avec Moscou sont catastrophiques au point que Clinton s’exclame le 6 octobre 1993 : « ça alors, mais la Guerre froide me manque ! »
Eltsine a besoin d’argent et le fait savoir. Les grandes puissances du G7 doivent l’aider. Clinton comprend. Encore faut-il convaincre le Congrès de la nécessité de verser des fonds aux Russes. A Vancouver, le 3 avril 1993, Eltsine et Clinton, les deux Présidents se retrouvent : Eltsine réclame une aide urgente et importante. Il lui faut reloger les soldats russes qui quittent les pays ex - membres du Pacte de Varsovie. Il vocifère, c’est un scandale, ces soldats vivent sous des tentes ! Il faut cesser de traiter la Russie comme un pays communiste. N’est-ce pas une offense à son égard, lui qui est un démocrate ?
A Vancouver, Eltsine boit plus que d’ordinaire. Il titube. La délégation américaine, au dîner, se fait passer des petits messages : attention, Eltsine ne mange rien, boit. Discrètement, on fait signe aux serveurs de ne plus présenter d’alcool. Clinton ne s’offusque pas, il se montre très tolérant, il rappelle à son équipe que lui-même a vécu avec un beau - père alcoolique, ajoutant : « Au moins, Eltsine n’est pas un ivrogne médiocre ».
Le temps presse. A Washington, l’administration tente de définir une ligne claire quant à l’extension de l’OTAN et d’anticiper ce que sera la réaction de Moscou. Le sommet de l’OTAN doit avoir lieu à Bruxelles en janvier 1994. Il sera suivi par une rencontre entre Bill Clinton et Boris Eltsine, à Moscou. La tactique de Washington est simple : imposer au Russe une extension de l’OTAN, sans presser le calendrier, sans ouvertement nommer les futurs premiers candidats, et, démontrer sans cesse que cette extension, nullement dirigée contre la Russie, est un facteur de sécurité et de stabilité en Europe. Parfois Clinton se prend à rêver un futur en rose et reconnaît que c’est de rêves qu’il s’agit : il imagine qu’un jour la Russie pourrait à son tour intégrer l’Alliance. Bien sûr, admet-il, il y aurait alors une autre Russie, une autre Alliance et une autre Europe. Mais après tout, cet avenir n’est pas plus inimaginable que le passé proche qui a vu l’effondrement de l’URSS communiste et la dissolution du Pacte. Le vice - Président Gore, lui-même impliqué dans ce dialogue avec Eltsine s’emploie à le convaincre que le processus d’extension sera graduel, qu’en 1995, on s’occupera essentiellement du concept, que la Russie et les Etats - Unis sont comme deux géants destinés à coopérer… Ce à quoi Eltsine charmé, semble-t-il, lui rétorque que la Russie demeurera jusqu’à la fin le partenaire des Etats-Unis… mais que la Russie est grande et l’OTAN, petite !
Clinton et Talbott se sont persuadés, qu’au fond de lui-même, Eltsine ne serait pas radicalement opposé à cette politique d’extension du moment que Washington le traite avec égard, le considère comme un membre du club, mais que sa marge de manœuvre est faible dans son propre pays. Les démocrates américains sont en mesure de saisir cette fragilité de Boris Eltsine : ils sont eux-mêmes talonnés par les Républicains qui réclament de leur côté une extension plus rapide et plus large de l’OTAN. Le candidat républicain Bob Dole, adversaire de Clinton pour les élections Présidentielles de 1996, tient des propos brutaux pour condamner la faiblesse de ce dernier vis-à-vis des Russes, le fait que Washington ferme les yeux sur la poursuite de la guerre en Tchétchénie. Les deux partenaires connaissent leur propre vulnérabilité sur leurs terrains respectifs. Les négociations se jouent quasiment de jour en jour, si ce n’est d’heure en heure, au fil des sautes d’humeur russes assez imprévisibles, tant de la part de Boris Eltsine que de celle de Kozyrev. Eltsine prie Clinton de se rendre à Moscou en mai 1995 pour assister aux fêtes de célébration de la victoire de 1945. Le Président américain accepte, et se voit presser par un Eltsine nerveux de repousser le calendrier de l’élargissement… Il ne demande pas un délai qui irait jusqu’en 2000, explique-t-il, mais que soient passées les élections russes de 1996 ! Et puis ajoute t-il : « Le partenariat, ce n’est pas seulement de nous appeler par nos prénoms, Bill et Boris. C’est aussi un échange. » [4]
Washington s’applique à trouver les mots qui ne fâchent pas : ne pas parler d’élargissement en soi, mais seulement du droit des pays souverains à rejoindre l ’Alliance. Les enjeux des élections de 1996 pèsent : le communiste Ziouganov est un candidat sérieux contre Eltsine que préoccupe également la popularité montante du général Lebed… Alexandre Lebed s’est fait connaître en 1992 lors du conflit qui a opposé roumanophones et russophones en Moldavie. Il a du panache. Ses mémoires publiées en Russie en 1995, puis en France en 1998, témoignent du charisme quelque peu brutal du personnage, grand patriote, proche de ses troupes. Bill Clinton, accroché passionnément au déroulement de la campagne électorale russe, demeure optimiste quant à l’avenir de Boris Eltsine. Il s’est donné une ligne de conduite : ne pas commettre d’erreur, ne pas soutenir ouvertement Eltsine, un tel engagement serait du pire effet, le baiser de la mort. Clinton avoue suivre ces élections russes avec autant de tension que s’il s’agissait de sa propre candidature.
Soulagement, quel soulagement pour Clinton et Talbott : le 3 juillet 1996, Boris Eltsine l’emporte au second tour. Avec une ombre entachant cette victoire : Eltsine est un gagnant, mais il semble bien malade. C’est épuisé, à peine capable de marcher qu’il fait une apparition après une éclipse de quelques semaines, le 9 août, pour prêter serment. Un autre nuage plane sur le futur des négociations de l’OTAN avec la Russie : aux Affaires étrangères, Evguéni Primakov remplace Andrei Kozyrev. Or Primakov est perçu comme un diplomate très compétent, sur les affaires du Moyen-Orient en particulier, mais cynique et brutal. Primakov se moque bien de ce que Washington le voit comme un « dur » ; cette réputation le sert à l’intérieur.
Clinton, Talbott, les responsables du département d’Etat et du Pentagone, ne sont pas les uniques acteurs du dialogue avec les Russes sur ce cheval de bataille qu’est l’extension de l’OTAN. Le chancelier Helmut Kohl entre dans la danse et s’implique très directement en janvier 1997, lors de sa visite à Eltsine dans sa résidence de chasse à Zavidovo. Kohl se trouve assez impressionné par la précision des objectifs de Boris Eltsine en cette négociation. L’homme a deux priorités : se garder de ses ennemis intérieurs et éviter l’isolement de la Russie qui résulterait d’une rupture avec l’Ouest. Le Président russe répète une fois encore d’une part, qu’il n’y a pas de sécurité en Europe sans bonne relation avec la Russie, d’autre part, qu’il se doit de rassurer son peuple. Le chancelier allemand est bien convaincu que 80% du parcours à accomplir encore avec les Russes est d’ordre purement psychologique. Il réclame de Washington que soit montée une stratégie commune des Alliés, immédiatement suivi sur ce point par Jacques Chirac, à Paris.
En fait, Chirac est mécontent mais il emboite le pas. Il le fait savoir à Talbott sans beaucoup de ménagement, lors d’un entretien à l’Elysée, le 14 janvier 1997, ne se soucient que des états d’âme de Boris Eltsine sans s’interroger sur la mentalité collective russe. Or le Président français donne une leçon à l’expert des affaires russes qu’est Talbott. Les Américains, selon Chirac, les Russes ont un complexe d’encerclement, de très longue date. Il faut donc passer un marché avec eux afin qu’ils ne se sentent pas acculés.
En dépit de leur volonté d’une stratégie globale des Alliés, Kohl et Chirac ne sont pas sur la même ligne. A Berlin, l’on penche pour un élargissement rapide au vu de l’évolution de la situation en Russie. Les courants nationalistes gagnent du terrain, Eltsine est fragile tant sur le plan politique que physique. Clinton a un bon contact avec Boris Eltsine : dans ce contexte, pour Kohl, l’action ferme et rapide s’impose.
Paris et Bonn divergent. La vision de l’OTAN élargie pour Berlin est celle de l’Europe centrale intégrée. Berlin tout comme l’administration américaine appuie les candidats hongrois, tchèque et polonais. A Paris, c’est une ouverture vers le Sud et l’Est qui est souhaitée, avec un soutien appuyé à la candidature de la Roumanie. Cette position repose sur un héritage de mémoires partagées, qui reviennent en boomerang en ce contexte d’attente. L’opinion roumaine est à cette date favorable à l’intégration. La Roumanie fut l’alliée de la France au cours de la Première Guerre mondiale. Plus loin encore Napoléon III a aidé à la formation de l’unité roumaine en 1859. On se plaît à rappeler la tradition de francophonie en ce pays, le voyage de De Gaulle en mai 1968, la présence d’écrivains roumains établis en France tels que Cioran et Eugen Ionesco. Le passé de la relation bilatérale, réalités et stéréotypes, est magnifié. Le présent est pragmatique : Paris investit en Roumanie, de Bouygues à la Société Générale sans oublier Renault. La France compte obtenir des retombées positives, des contrats militaro industriels du fait de son engagement de 1997. La conjoncture est bonne : depuis 1996, c’est une alliance démocratique sous la conduite du Président Emil Constantinescu, ex-recteur de l’Université de Bucarest, qui dirige le pays. Sa proche conseillère, Zoe Petre est une universitaire parfaitement francophone, très fortement attachée à la cause de l’OTAN. Elle l’a fait savoir ubi et orbi dès l’installation du nouveau gouvernement fin 1996. Bucarest est ainsi perçu comme un bon candidat de par sa puissance régionale (22 millions d’habitants), du fait de relations apaisées avec ses voisins. La réconciliation avec la Hongrie est bien récente, mais elle a le mérite d’avoir eu lieu.
Jacques Chirac décide de se rendre personnellement à Bucarest, les 21 et 22 février 1997. Il y a un risque : que la Roumanie voit sa candidature rejetée lors du sommet de l’OTAN à Madrid en juillet 1997 et ne se détache de l’allié français du fait de l’échec de Chirac à convaincre Clinton du bien-fondé de l’intégration roumaine. Ce risque fut couru ! Les Bucarestois accueillent le Président français avec enthousiasme. Son allocution du 21 février 1997, lors du dîner offert par le Président Emil Constantinescu, est émaillée de souvenirs. Chirac rappelle avec émotion les images télévisées des journées de décembre 1989, et confesse n’avoir pas oublié que les jeunes roumains s’exprimaient en français pour exprimer la joie de leur liberté retrouvée. Le lendemain, c’est avec des étudiants des filières francophones de Bucarest que Jacques Chirac s’entretient très librement. A une question posée par une jeune étudiante sur la réaction de Moscou face à l’extension de l’OTAN, le Président répond qu’il faut à tout prix imaginer une forme d’accord avec la Russie, avant le sommet de juillet…
Madeleine Albright s’explique : le plan de l’administration Clinton consiste à procéder à l’élargissement sans briser le cœur des Russes. Rien de très neuf sur ce point. Washington allait mettre en place une charte avec Moscou qui lui donnerait une voix mais non pas un droit de veto sur les questions de sécurité européenne. La secrétaire d’état américaine lance à Primakov au cours d’une discussion houleuse : « Nous n’allons pas négocier sur la tête de nos alliés ». [5] Ce que veulent les Russes - ils se battront jusqu’au sommet de Madrid sur ce point - c’est obtenir l’engagement de Washington de ne déployer aucun armement sur le sol des nouveaux membres. Clinton et Eltsine se retrouvent à Helsinki, mi-mars 1997. Une rencontre restée dans l’histoire des relations bilatérales comme « le sommet des Invalides » : Clinton arrive en chaise roulante pour cause d’une blessure au genou, Eltsine sort d’une chirurgie cardiaque. Lorsqu’au cours de la négociation, le ton monte, Clinton déclare à son interlocuteur : « Hey ! Ne me bouscule pas, j’ai un genou d’éclopé ! » Alors Boris Eltsine ouvre sa chemise pour exposer la cicatrice fraîche qui barre son torse… Le Russe prie Clinton de ne pas laisser les pays Baltes rejoindre l’Alliance. Impossible répond le Président américain, jamais le Congrès ne votera une charte portant de telles limitations. Un compromis se dessine : les ex - républiques soviétiques ne feraient pas partie du premier round. Ce soir là, à Helsinki, la délégation américaine, anxieuse, s’interroge : Boris va-t-il finir ivre au dîner ? Clinton s’engage à jouer les chaperons et à donner le bon exemple. Le 13 mai 1997, Bill Clinton et le secrétaire général de l’OTAN, Xavier Solana annoncent l’Acte fondateur OTAN-Russie. L’ensemble des alliés de l’OTAN sont ainsi engagés. La cérémonie de signature a lieu à Paris le 27 mai 1997. Un seul petit problème dû à la conversation enflammée qu’elle mène avec le ministre allemand Klaus Kinkel : Madeleine Albright porte un ensemble lavande et renverse de la vinaigrette sur sa jupe !
Une dernière étape se déroule à Sintra, le 30 mai 1997, dans ce décor romantique portugais, les grands arbres centenaires, le château, la clémence du temps, tout pousse au calme et à la sérénité. Les 16 partenaires des Etats-Unis au sein de l’OTAN continuent à plaider pour une intégration qui irait au-delà des trois pays d’Europe centrale. Albright joue serré et tente d’éviter de nommer les premiers admis… Elle avoue en vouloir à Jacques Chirac d’avoir exercé un lobbying très actif, tout en se rassurant, les Etats - Unis sauront imposer une ultime discipline. A Madrid, le 7 juillet, Chirac persiste et avec l’Italien Prodi, pousse à l’admission de cinq nouveaux membres. Patient, Clinton s’emploie à ne pas humilier Jacques Chirac. Les Français nous perçoivent comme brutaux et arrogants et tout est question de perception, expose- t-il à un Strobe Talbott énervé, tout en précisant tout de même qu’il finit par en avoir assez de ceux qui poussent Roumanie et Bulgarie et qu’il conserve, lui, une priorité : l’intégration des pays Baltes. Il revient à Kohl de plaider pour un consensus, cet indispensable consensus : les trois pays d’Europe centrale sont retenus, Pologne, Hongrie, République tchèque, la porte demeure ouverte pour les autres.
Les retombées du sommet, la non admission de la Roumanie notamment, ont des conséquences immédiates sur la vie politique intérieure. Il est impossible de traiter de la relation à l’OTAN sans prendre en compte le jeu des forces politiques locales. L’OTAN est devenue un objet des luttes intestines.
Le succès de Bucarest à Madrid était loin d’être assuré. Trop d’incertitudes à la fois politiques et économiques pesaient sur le futur proche du pays. Clinton, Talbott, Albright partagent ces réserves à l’adresse de la Roumanie. Mais, la population s’est enflammée pour la cause de l’OTAN : on montait des jeux, des paris, on voulait y croire, on y croyait. Entrer dans l’OTAN signifiait le retour à une appartenance occidentale pleine et entière. Bucarest entendait se démarquer des Balkans occidentaux en guerre et, depuis 1995, sous contrôle partiel des forces de l’OTAN. Bucarest se targuait, à juste titre, d’avoir été le premier pays à signer le Partenariat pour la paix. Le geste n’avait pas été sans combats d’arrière-garde au sein de l’état-major. Ce sont de jeunes officiers, pourtant issus avant 1989 du sérail de l’Institut de Théorie militaire dirigé par l’un des frères de Nicolae Ceausescu, Ilie, qui ont poussé en ce sens : de manière opportuniste, ils comprenaient que dans une région rendue dangereuse par une Russie chaotique et des Balkans en guerre, le vide de sécurité était à haut risque, sauf à se déclarer neutres. Mais une neutralité garantie par qui ? Et que faire d’une armée pléthorique et d’armements lourds dans un pays soi - disant neutre ? Et surtout, avec la fin du Pacte, comment entretenir une armée qui technologiquement, dépendait de l’URSS ? Ils ont donc eu l’oreille du ministre de la Défense Tinca. Enfin, les Roumains, sans être membres de l’OTAN, participaient depuis fin décembre 1995 à la mission de l’OTAN en Bosnie - Herzégovine, selon les accords passés à Dayton, aux Etats - Unis. Deux cents militaires, spécialement entraînés, avaient rejoint l’IFOR (Implementation Force). Un bataillon du génie est directement intégré à une grande unité dirigée par un général britannique. Les militaires roumains sont affectés au déminage et à la construction de ponts métalliques. En 1997, un détachement roumain de 400 hommes participe à la Force de maintien de la paix en Albanie. L’Etat roumain prend en charge tous les frais de cette opération…Il y eut des affaires de corruption, des disparitions d’armes, tenues sous silence. Les Editions Militaires à Bucarest publient, dès 1998, un bel album illustré pour consigner ces engagements. Des collections de photographies sont tirées sous forme de cartes postales. L’une d’entre elles a saisi le moment où le drapeau roumain est hissé sur la locomotive du premier train qui circule de nouveau entre la zone musulmane et la zone serbe de Bosnie : c’était une mission IFOR de novembre 1996… Les belles images collectionnées n’ont pas suffi à faire de la Roumanie un membre de l’OTAN en 1997. Aux yeux de Madeleine Albright, en intime affinité avec la culture de l’Europe centrale, la Roumanie appartient au monde exotique, illisible et turbulent des Balkans. Cet échec entame, dans un contexte de réformes hâtives déjà difficile, la crédibilité de l’alliance démocratique au pouvoir à Bucarest. Les partis d’opposition, socialistes et extrémistes nationalistes, dénoncent une trop grande focalisation sur le thème de l’OTAN qui, selon eux, viserait à masquer les difficultés socio - économiques… Les sacrifices demandés sont trop lourds. A Bucarest, comme à Prague et à Budapest, l’augmentation des budgets de la défense requise par la mise des forces armées aux normes de l’OTAN, préoccupe. A Bucarest, d’autres voix se font entendre pour exposer que la Roumanie a été disqualifiée parce qu’elle est un pays de large majorité orthodoxe : le seul membre orthodoxe de l’OTAN est la Grèce. A titre personnel, Zoe Petre me confie que Bucarest disposait pourtant de soutiens de poids : Richard Holbrooke, en charge des négociations de Dayton, était en contact téléphonique régulier avec le Président Emil Constantinescu. Les deux hommes resteront en relation. Tout, selon la conseillère du Président, avait été suspendu à la relation franco - américaine. Chirac avait échoué. Dés le lendemain du sommet de Madrid, la visite de quelques heures de Bill Clinton à Bucarest était annoncée. Lot de consolation ? s’interroge la presse roumaine. Le ministre des Affaires étrangères Adrian Severin rétorque : « Cette visite n’est pas un lot de consolation. Si la Roumanie n’était pas en elle-même un pays fournisseur de sécurité, un pays intéressant pour les Etats - Unis, Mr. Clinton ne viendrait pas à Bucarest. » Effectivement, Washington noue avec Bucarest un partenariat stratégique bilatéral et renforce sa présence dans le processus de privatisation de l’industrie militaire, avec un investissement de trois milliards de dollars … A Paris, au ministère de la Défense, la déception est grande : les Roumains se jettent dans les bras des Américains ! Le partenariat stratégique noué avec Washington est perçu comme une trahison. Il aurait fallu envisager ce scénario : Bucarest a compris que la voix de la France n’est pas déterminante et que c’est la relation avec les Etats-Unis qui fait le poids !
La relation des Roumains avec les Etats - Unis va bien au-delà d’un calcul opportuniste. Bucarest vit alors au rythme du rêve américain ! Ce dont Paris s’aperçoit en 1997 alors que diplomates et stratèges misaient sur une traditionnelle francophonie et francophilie de ce partenaire. L’erreur des décideurs français alors est de s’obstiner à croire qu’un roumain francophone est nécessairement francophile… A Bucarest, l’Occident, ce sont les Etats-Unis ; le protecteur, le Big Brother est à Washington. Les générations âgées se souviennent : ils ont attendu les Américains jusqu’en 1956, guettant ces avions de délivrance miraculeuse qui seraient tombés du ciel pour venir en aide aux partisans anticommunistes dans les maquis. Mais, les Américains ne sont pas venus. Les plus jeunes parlent anglais et se veulent citoyens d’un nouveau monde de la technique et de la consommation dont le modèle est américain. En juillet 1997, le grand reporter Robert D. Kaplan [6] est en Roumanie, il écoute les étudiants de Cluj lui dire leur peur de la Russie, il écoute des analystes politiques à Bucarest lui exposer leur crainte que l’extension de l’OTAN à la seule Europe centrale ne finisse par tracer une frontière de civilisation entre le monde catholique et réformé d’un côté, et le monde de l’orient orthodoxe, de l’autre. Il écoute enfin le ministre de la Défense affirmer, qu’entre une Yougoslavie éclatée et une Russie incontrôlable, la Roumanie est un pôle de stabilité avec lequel il faut compter. Les militaires roumains sont très sûrs d’eux, de leur excellence. Si des lacunes persistent, c’est le fait des difficultés économiques et financières. Mais pourquoi les investisseurs de l’Ouest se sont-ils précipités vers la Hongrie aux débuts des années 1990 en oubliant Roumanie et Bulgarie ? La Roumanie n’est pas responsable de son retard. Alors, en cette ambiance et alors qu’il ne s’y attendait pas - ne venait-il pas de rejeter la candidature roumaine au sommet de Madrid ? - Bill Clinton est ovationné par une foule en liesse criant Clinton, Clinton et OTAN, OTAN. Très vite, nombre d’officiers de l’état-major de plus en plus nombreux comprennent que c’est des Américains et non pas des Français que dépend leur avenir personnel : missions à l’étranger, contacts avec les représentants des industries militaires des Etats-Unis. Ils vont s’appliquer à faire passer des commandes de technologies et de nouveaux matériels aux grandes entreprises américaines. Washington signe avec Bucarest un partenariat de coopération bilatérale, hors des cadres de l’OTAN. Ces mêmes officiers vont apprendre à connaître les arcanes des lieux de décision à Washington, à se débrouiller entre l’ambassade des Etats - Unis à Bucarest, le département d’Etat et le Pentagone qui n’opèrent pas comme un monolithe. L’un d’entre eux me confie, sous le couvert de l’anonymat, avoir découvert avec surprise qu’en 1997, le nouvel ambassadeur des Etats - Unis à Bucarest ne soutient pas la vente de Cobras américains, hélicoptères d’attaque performants. En juillet 97, le Premier ministre Victor Ciorbea déclare espérer une aide substantielle des Etats-Unis pour la rénovation de l’industrie aéronautique. La presse s’alerte : « Aurons- nous des Cobras ? » Il faudra des mois pour cette négociation aboutisse : le 2 juillet 1998, le gouvernement roumain décide l’achat à la société Bell Helicopter Textron de 96 hélicoptères Cobra. L’argumentaire est logique : le réarmement roumain doit s’inscrire dans la perspective de l’intégration OTAN. Mais cette logique de dépenses se trouve en dysfonctionnement avec l’état des finances du pays qui préoccupe au même moment le représentant du FMI à Bucarest.
Paradoxalement, ce sont les nouveaux appelés, Hongrois et Tchèques qui manifestent une ferveur « otaniène » plus modérée ! Seuls les Polonais, un peu moins enthousiastes toutefois que les Roumains, demeurent fortement attachés à l’intégration dans l’Alliance. L’année 1994 avec les adhésions au Partenariat pour la paix marque le point de départ de l’attention des opinions publiques qui, sans savoir grand-chose de l’Alliance, se prennent à s’y intéresser. L’approche est assez pragmatique. L’OTAN est perçue de même que l’UE comme un outil d’intégration. L’OTAN, estime t- on, apportant sécurité et stabilité devrait amener des investissements étrangers et donc, plus de prospérité. Quel que soit le candidat, et quelle qu’ait été la place traditionnelle de l’armée dans la société, des réserves et des craintes analogues se font jour : quel sera l’effet de l’intégration sur la souveraineté nationale ? Quel sera le coût des restructurations nécessaires de l’outil militaire ? L’intégration ne risque- t- elle pas d’entraîner le nouvel allié dans des aventures militaires qui sont profondément refusées ? La Hongrie qui a une forte culture militaire, la République tchèque qui ne partage pas cet héritage, se retrouvent sur la même ligne pacifiste. La guerre de Yougoslavie, l’intervention de l’OTAN en 1995, puis en 1999 ont renforcé le désir de paix sans véritablement faire reculer les opinions majoritairement favorables à l’OTAN : elles passent en Hongrie de 65% à 61% entre janvier et mai 1999. Mais cette aspiration à la paix, portée par un besoin de sécurité ne relève pas d’une idéologie antimilitariste : ainsi, en Hongrie, en janvier 1990, 20 % des Hongrois considéraient qu’il fallait accorder plus de moyens à l’armée, or, le chiffre atteint 65% en avril 1996. Seuls les partis extrémistes à droite comme à gauche, en Pologne notamment, manifestent leur opposition, au nom de la sauvegarde de l’identité et de la souveraineté nationale. La droite nationaliste polonaise se méfie de l’Ouest, entend préserver les racines slaves de la nation. Du côté de certains groupes sociaux, chez les paysans, le scepticisme domine, concernant de manière conjointe l’adhésion à l’UE et l’intégration dans l’OTAN. La culture militaire, les modèles, les références, sont pauvres au sein de certaines armées de l’ex - Pacte de Varsovie. Le cas de la République tchèque témoigne de ces aspects négatifs : le prestige des militaires est très faible… Les informations qui circulent dans les médias concernant l’état des forces armées à la fin des années 1990, s’avèrent affligeantes : vols d’armes, montée de la drogue, corruption, affaires de bizutage, suicides, morts accidentelles, retards sur les programmes… La situation matérielle des militaires de carrière est dégradée ; 19% ne disposent pas d’un logement individuel. Les militaires ont une vue sombre de leur avenir. Cet état des lieux, ce pessimisme expliquent sans doute l’inertie de l’opinion face à la perspective d’intégration dans l’OTAN : ce n’est qu’à partir d’avril 1997, que les opinions favorables dépassent à Prague les 50% pour se situer à 53%. L’entrée de la République tchèque dans l’OTAN a été signée le 12 mars 1999, alors que 56% des sondés y étaient favorables, rappelle l’historien Antoine Marès. [7] En Hongrie, lors du referendum du 16 novembre 1997, le « oui » l’emporte à 85, 33%. Mais, le taux de participation n’a pas atteint les 50%, seuls 49, 24% des électeurs ont estimé utile de s’exprimer ! Le soutien est plus marqué chez les hommes, les jeunes, les cadres salariés, les habitants de la capitale.
D’autres futurs partenaires et membres de l’OTAN trainent les pieds, se demandant ce qu’ils ont à faire en cette galère : c’est le cas des Slovènes qui, soucieux de développement économique et de paix, après s’être voulus séparés de la Yougoslavie et indépendants depuis 1991, auraient bien opté pour un statut tranquille de neutralité. La Slovénie s’est félicitée, lors des guerres des Balkans, de n’être pas membre de l’OTAN et de ne pas être embarquée dans la confrontation entre les Serbes et l’Alliance. De plus, petit pays avec des effectifs militaires qui se chiffrent à 4 000 professionnels environ, la Slovénie comprend bien que sa voix au chapitre OTAN comptera peu. Ces réticences expliquent le très faible taux de participation des Slovènes lors du referendum organisé sur le choix ou le refus de l’intégration. L’intégration, décidée lors du sommet de l’OTAN à Prague en novembre 2002, est vécue comme un fait accompli, comme une sorte d’accompagnement de l’adhésion à l’Union européenne. L’opinion s’est persuadée qu’il n’y avait pas d’alternative, que l’élargissement en quelque sorte, allait de soi. Ici, le lyrisme fait défaut.
Etrange situation, l’OTAN en tant que garant de sécurité et de prospérité est voulue passionnément en Roumanie qui voit en cette adhésion l’assurance d’un statut honorifique, souhaitée fortement en Pologne, acceptée en Hongrie et en République Tchèque, mais l’intervention armée de l’OTAN est récusée. En 1999, moins de 50% de la population tchèque se dit satisfaite de voir le pays membre de l’OTAN ! Ces réactions, ces évolutions interrogent sur la relation entre civils et militaires, sur le fossé entre les élites politiques dirigeantes et leurs peuples. Enfin, force est d’admettre que la gestion des guerres yougoslaves par l’OTAN a bouleversé et tourmenté l’Europe centrale et du Sud - Est.
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. Voir l’introduction et le sommaire du livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?
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. Catherine Durandin, Sommet de l’OTAN, New Port, 2014
Quel bilan ?
[1] Strobe Talbott, The Russian Hand, Random House, New York, 2002, p. 7.
[2] Madeleine Albright, Madam Secretary, op. cit, p.252.
[3] Madam Secretary, op. cit. p.43.
[4] Strobe Talbott, The Russian Hand, op. cit. p. 163.
[5] Madam Secretary, a Memoir, op. cit.p. 254.
[6] Robert D. Kaplan, The Fulcrum of Europe, Romania longs for the West, and the West needs Romania more than it knows in The Atlantic Monthly, September 1998.
[7] Antoine Marès, in L’armée et la nation, place, rôle et image de l’institution militaire dans les sociétés de l’Europe Médiane, Paris, l ’Harmattan 2001, p. 95.
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