Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN, enseigne à l’INALCO. Ex - consultante à la DAS, ministère de la Défense, elle a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
Le Diploweb.com publie un livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?.
« Renforcer les Etats - Unis. Sécuriser l’Europe. Défendre les valeurs. Etendre l’OTAN fut l’obsession du Comité américain pour l’OTAN… »
Tom Barry, Institute for Policy Studies, 18 mars 2004.
Voir le chapitre précédent, 2. Le « Que faire » de l’OTAN ?
1994 : MANFRED WORNER, secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord accorde à la revue Politique Internationale, un entretien autour du thème, le Nouveau Visage de l’OTAN. C’est l’historien français Jacques Rupnik, spécialiste de l’Europe centrale et de la Yougoslavie qui pose les questions. A des questions directes et précises, le secrétaire général répond sans détour. Nulle hésitation, aucun doute, le lecteur est bien informé : la porte de l’OTAN s’ouvre. Cette ouverture est fondée sur l’article 10 du traité de 1949 qui stipule que « les parties peuvent, par accord unanime, inviter à accéder au Traité tout autre Etat européen susceptible de favoriser le développement des principes du présent traité et de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique nord. »
Une nouvelle mission de l’OTAN est définie, clairement. Les principaux objectifs consistent à édifier un nouvel ordre de sécurité, à tenter d’y inclure la Russie et les pays d’Europe centrale et orientale. Le passage s’effectue d’un rôle de dissuasion à une fonction de stabilisation. Wörner est prudent : il n’évoque pas l’intégration de la Russie dans l’OTAN mais seulement une Russie partie prenante, partenaire du nouveau système de sécurité. Trois menaces, trois dangers pèsent alors que s’ouvre ce nouveau chapitre OTAN : l’instabilité de la Russie, les conflits ethniques et les nationalismes exacerbés, les risques inhérents aux processus de transition en Europe centrale et orientale. Avec fermeté, Manfred Wörner déclare : « Je le répète : l’objectif de l’OTAN est à terme de s’élargir. Il n’est pas question de céder à qui que ce soit un droit de regard, et encore moins un droit de veto dans ce domaine. Affirmer que l’admission de nouveaux membres dans l’Alliance isolerait la Russie ne tient pas debout ! Les Russes doivent accepter la perspective d’un élargissement qui, d’ailleurs, correspond à leur intérêt bien compris : ce qui renforce la stabilité du Vieux Continent est positif pour tout le monde. » [1] Au-delà du principe, au-delà de ce que le secrétaire général de l’OTAN qualifie de manière quelque peu pompeuse, de concept, le contexte de la guerre de Bosnie est naturellement rappelé : « Quand l’Alliance est entrée en action, elle a aussitôt obtenu des résultats importants »… La menace que font peser les querelles frontalières est évoquée. Que l’on s’entende bien : il ne sera pas question d’intégrer dans l’OTAN des pays au voisinage incertain et hostile. Les critères requis pour l’adhésion sont connus : respect de la démocratie, « une certaine stabilité interne » ainsi qu’une expérience de coopération avec l’OTAN. Quelle perspective et quel soulagement : un niveau technique, une preuve de capacité d’interopérabilité ou de performance ne sont pas demandés. Wörner a le mérite d’être clair, mais son argumentaire est faible. Il part de deux hypothèses qui restent à démontrer : l’OTAN sera un facteur de stabilisation, et la Russie - traitée avec bonne foi - s’inclinerait devant cette extension dont elle est supposée tirer des bénéfices ! C’était oublier que Moscou n’avait pas digéré l’effondrement de l’URSS non plus que l’autodissolution du Pacte de Varsovie.
La déclaration de Manfred Wörner est l’aboutissement d’un processus de réflexion de l’OTAN pour s’ajuster au nouvel état des lieux du continent européen post Guerre froide. Les réunions se sont succédées de Londres, en juillet 1990 à Rome en novembre 1991, afin de gérer des consultations, d’établir la coopération, une réflexion commune avec les pays d’Europe Centrale et Orientale. Le Conseil de Coopération Nord Atlantique (North Atlantic Cooperation Council, NACC), initié en 1992, supervise ce travail de dialogue auquel les pays de la CEI, les ex républiques soviétiques sont conviées. En janvier 1994, lors du sommet de Bruxelles, une initiative pragmatique voit le jour : monter des formules de Partenariat pour la Paix (Partnership for Peace) offertes aux pays membres du NACC et aux membres de l’OSCE. Chaque pays participant élabore son propre programme de partenariat. Les programmes comportent des exercices de planification, d’entraînement commun et impliquent que les politiques de défense évoluent vers plus de transparence … Cet objectif, la transparence, après des années de suspicion et d’espionnage, est ambitieux ! D’autant plus ambitieux que l’épuration post - communiste au sein des forces armées de l’ex - Pacte de Varsovie n’a pas eu lieu ! On ne liquide pas des corps d’armées pléthoriques pour former à la hâte de nouveaux combattants ! C’est ainsi que la Roumanie qui s’enorgueillit d’être le premier pays à signer le Partenariat pour la Paix en janvier 1994, recycle dans la coopération avec l’OTAN ses généraux d’hier qui travaillaient sous la férule de l’un des frères de Nicolae Ceausescu, Ilie, au sein du prestigieux Institut de Théorie Militaire, outil de propagande pour le régime, ou qui avaient appartenu à l’Institut du Parti communiste. Les temps changent, les officiers demeurent et poursuivent tranquillement leur carrière. Sur les journées de la chute du régime Ceausescu, sur leur rôle en ces épisodes sanglants de 1989, la grande majorité d’entre eux a conservé le silence. Certains justifient leur mutation d’un camp vers l’autre, au nom de leur attachement à leur patrie. La défaite de l’URSS et la victoire de l’Occident imposent de se caler dans ce nouveau cadre de sécurité atlantique : il n’y a pas d’autre issue que de se chercher une nouvelle protection. Le Nouveau Big Brother , ce sont les Etats - Unis et l’OTAN.
Catherine Durandin, OTAN, Histoire et fin ? Ed. Diploweb, 2013
Le livre complet au format pdf. 2,2 Mo
En 1994, les arguments du secrétaire général Wörner ne font sans doute pas le poids face à des réflexions alternatives en cours portant sur la sécurité depuis la fin de la Guerre froide. Le secrétaire général ne prend pas en compte le mécontentement de Moscou qui va s’installer dans la longue durée. Plus étonnant sans doute, il ne touche pas à la question essentielle des futures frontières de l’OTAN : jusqu’où pourrait s’étendre la garantie de sécurité qui résulte de l’application éventuelle de l’article 5 instituant le principe d’assistance en cas d’attaque armée. [2] De plus, un calendrier d’intégration au coup par coup ne risque t-il pas d’exaspérer les derniers de la classe placés en position de quémandeurs, dans l’attente ? Chacun sait à Prague, à Budapest ou à Bucarest et Sofia que nul postulant ne remplit des conditions de coopération efficace, vu l’état désastreux des armées post - 1991… Matériels obsolètes et pauvre formation des élites militaires. A la fin des années 1980, le chef de l’Etat roumain faisait appel aux conscrits et aux étudiants : il leur était imposé les travaux de voirie et les travaux aux champs, ce qui n’a pas poussé à des formations à la réflexion concernant la défense. La pensée stratégique de la Roumanie de ces années là, est nulle. En cas de risque majeur, il revenait au Pacte de Varsovie sous la direction des Soviétiques de décider des opérations à conduire.
Peu importe, semble t-il, la réalité de l’état des lieux et des mentalités ! Dès 1995, l’OTAN produit une longue étude sur l’élargissement, déclinant les avantages qu’apportera l’adhésion de nouveaux membres et la façon dont cette admission pourra être réalisée. Les conditions de recevabilité d’une candidature sont énoncées. Le candidat doit être en mesure de démontrer que son système politique constitue une démocratie effective, reposant sur une économie de marché, qu’il traite les communautés minoritaires de manière équitable, qu’il s’engage à régler de manière pacifique les conflits, qu’il est capable et désireux d’apporter une contribution militaire aux opérations de l’OTAN, qu’il est attaché au caractère démocratique des relations entre civils et militaires et des structures institutionnelles.
Les évolutions notées entre 1991 et 1994 sont portées par la conjoncture mais aussi par une puissante action de lobbying américain en faveur de l’extension de l’OTAN. L’approche de Bill Clinton fut, en 1993 - 1994, déterminante. La guerre de Yougoslavie, le siège de Sarajevo bousculent les priorités. [3] A la Maison Blanche, Clinton s’entoure de personnalités attachées à la vocation européenne des Etats-Unis et à l’extension de l’OTAN. Les voix des opposants à cette politique sont étouffées. Les experts et les groupes qui représentent les intérêts des industriels du secteur de l’armement, s’imposent. C’est ainsi qu’autour de Bruce Jackson, devenu un familier de plusieurs chefs de gouvernement d’Europe orientale, de Prague à Tbilissi en passant par Bucarest, opèrent les puissants réseaux du Projet Pour le Nouveau Siècle Américain, du Comité en faveur de l’OTAN, et du Projet pour les démocraties en transition. Bruce Jackson, fils d’un membre haut placé de la CIA, est un infatigable : ex - officier du renseignement militaire, l’homme, néo - conservateur convaincu est au Pentagone depuis 1990 un spécialiste des questions de défense et de prolifération nucléaire. C’est au Pentagone qu’il rencontre Paul Wolfowitz, lui aussi militant néo - conservateur dont il se sent très proche. Interviewé en 2004 pour la revue Politique Internationale, Jackson se présente ainsi : « J’étais chez Lehmann Brothers lorsque Lockheed est venu me chercher en 1993. Je n’ai jamais voulu travailler pour une compagnie fabriquant des armes, mais le challenge était si intéressant que je me suis laissé tenter : il s’agissait de reconstruire l’arsenal de la démocratie (sic) de redonner des bases à l’industrie de défense du pays. Lockheed était l’entreprise dont l’Amérique avait besoin… » [4] A la question portant sur ses contacts au sein du gouvernement, Jackson répond : « Outre le sous secrétaire d’état à la Défense Paul Wolfowitz, je suis en contact suivi avec l’ambassadeur Dan Fried du Comité national de sécurité. J’ai beaucoup d’admiration pour Condoleezza Rice et son adjoint. Le sous secrétaire Marc Grossman est également l’un de nos plus brillants diplomates. Mais, j’ai beaucoup d’interlocuteurs en Europe. Robert Cooper et Michael Leigh à la Commission de Bruxelles sont des personnalités incontournables… » Jackson cite d’autres personnalités européennes, V. Havel et le polonais A. Michnik qu’il dit rencontrer régulièrement avec bonheur, le lobbyist s’exprime fréquemment dans la grande presse roumaine. La plupart des amis de Bruce Jackson ont rejoint l’administration Bush. Lui-même a travaillé en 1996 pour la campagne du républicain Bob Dole opposé à Bill Clinton et battu, puis s’est dévoué pour l’élection de G.W Bush junior en 2000. Ces mêmes amis ont pour quelques uns d’entre eux investi la National Endowment for Democracy.
Les néo - conservateurs sont animés par une conviction, celle de la démocratisation par vagues de dominos. L’intégration dans l’OTAN participe de ce processus de démocratisation. Ils restent très marqués par l’expérience de la Guerre froide, attachés au moment Reagan dont ils approuvent l’audace : en 1996, les néo - conservateurs William Kristol et Robert Kagan plaident en faveur du candidat Bob Dole à la présidence et pour une nouvelle politique étrangère néo - reaganienne… Car, « aujourd’hui, exposent-ils, l’absence d’une menace visible pour les intérêts vitaux des Etats - Unis ou la paix du monde ont nourri la tentation chez les Américains de démanteler les fondations matérielles et spirituelles sur lesquelles a reposé leur bien - être national ». La formulation de la nécessité de l’hégémonie américaine ne se discute pas : « L’hégémonie américaine est la seule défense crédible contre une rupture de la paix et de l’ordre international. » [5]
Les néo - conservateurs ne sont pas les seuls avocats, loin de là, de l’extension de l’OTAN : certains démocrates « visionnaires » partagent leurs analyses. C’est le cas de Will Marshall, qui au sein de l’Institut Progressive Policy Institute, veut voir en l’OTAN, le vecteur d’un internationalisme progressif… L’OTAN a vocation à protéger les sociétés ouvertes contre le terrorisme, contre les armes de destruction massive, contre les dictateurs et contre les Etats faillis. L’OTAN favorise l’adhésion à des valeurs politiques libérales, Will Marshall cite Truman déclarant avoir appris que, la défense des Etats - Unis et la défense des autres nations libres, est indivisible.
Les dirigeants des grandes firmes d’armement fréquentent assidûment les membres du Congrès et les couloirs du Pentagone. Les donations sont fort généreuses, 11,8 millions de dollars durant la campagne électorale de 1995 -1996, ont été dépensés par les industriels de l’armement. Lockheed Martin, Boeing et Textron font des efforts extraordinaires tant aux Etats - Unis qu’ auprès des gouvernants d’Europe centrale et orientale pour assurer la promotion de l’OTAN. C’est après une campagne de sept ans organisée par des patrons d’entreprises tels que Norman Augustine, ex- Président général de Lockheed, par des associations d’industries, l’Association des Industries Aérospatiales, la Ligue Américaine pour l’Exportation et l’Assistance à la Sécurité, qu’est voté en 1995 le programme de prêt pour la garantie des exportations de défense (Defense Export Loan Gurantee Program.) Le premier prêt accordé dans ce cadre se montait à 16,7 million de dollars destinés à l’achat de drones par la Roumanie. Les entreprises soutiennent les lobbys dits « ethniques » montés par les pays candidats respectifs sur le sol des Etats - Unis : Lockheed et Bell Helicopter Textron financent l’association pro OTAN dont l’ambassadeur roumain à Washington Mircea Geona a pris l’initiative…Textron espérait vendre des hélicoptères Cobra à Bucarest. Boeing de son côté soutient l’Association des Amis américains de la République Tchèque dans le but de vendre des avions de combat F-18 à Prague. Toutes les méthodes de marketing sont bonnes : dîners-débats, on reçoit souvent Madeleine Albright, séminaires destinés à des invités officiels de Pologne, de Hongrie et de République tchèque. Rien de plus séduisants que ces cocktails généreux pour parler sécurité et contrats d’armements. Sans oublier les commissions versées, arguments de poids. Certains contrats des débuts des années 1990 vont donner lieu à des scandales, lors d’enquêtes ultérieures au nom de la lutte anti - corruption : les montants des commissions perçues sont vertigineux.
Cette effervescence diplomatique et économique, en dépit de l’appartenance de nombreux lobbyistes au monde néo - conservateur, est en phase avec la propre évolution de l’administration Clinton. Le second mandat du Président introduit à la Maison Blanche des hommes très impliqués dans la promotion de l’extension de l’OTAN : ils gravitent autour de Madeleine Albright, Madame la Secrétaire d’Etat. Les témoignages et les mémoires publiés nous apprennent que ces experts « travaillaient bien » avec Madeleine ! C’est le cas de Strobe Talbott, très proche ami de Bill Clinton, son expert en questions russes. Au sein de l’équipe, Ron Asmus, au Bureau des Affaires Européennes du Département d’Etat. Asmus a des idées et du talent. Il a coopéré avec la Rand Corporation et fut l’un des premiers à plaider pour l’élargissement : son article, « Construire une nouvelle OTAN », en coopération avec Stephen Larrabee et Richard Kugler, publié fin 1993 par Foreign Affairs, avait connu une audience importante. La position défendue, simple : une nouvelle négociation stratégique entre les Etats -Unis et l’Europe est nécessaire, une stratégie qui étende la défense collective de l’OTAN et les accords de sécurité à ces espaces où sont situés les germes du futur conflit en Europe : les frontières orientales et méridionales de l’Alliance Atlantique.
Talbott reconnaît que le flair, la clarté de pensée et la qualité de l’écriture de Ron ont exercé une réelle influence sur l’administration et sur lui-même durant le premier mandat de Clinton. Ce qui explique sa présence au Département d’ Etat pour le second mandat. Asmus travaille en liaison étroite avec le Conseil National de Sécurité et avec le Pentagone. Madeleine Albright se félicite de ce que Ronald Asmus coordonne avec efficacité les relations entre l’administration et les Sénateurs qui seront appelés à ratifier par leurs votes les décisions de l’OTAN quant à l’élargissement. Or, Ronald Asmus coopère par ailleurs avec Bruce Jackson : ils vont signer nombre de papiers en faveur de la cause OTAN… Ainsi se nouent les fils et se tissent les liens entre les bureaux de Washington, les cercles de réflexion et le terrain.
Quels sont les espoirs, quelles sont les craintes et comment ont évolué les demandes des ex - membres du Pacte de Varsovie à leurs ex - ennemis occidentaux ? Le retournement sera spectaculaire !
Les ex - membres du Pacte de Varsovie ne se précipitent pas, dans un mouvement de conversion illuminée dans les bras de l’OTAN, au lendemain même de la dissolution du Pacte fin juillet 1991. Ils sont confrontés à d’autres urgences : nouvelles institutions, premières élections libres, épuration ou pas des anciennes équipes communistes, rupture des liens économiques avec l’URSS, réorganisation des marchés, privatisations…
Il importe, en premier lieu, de négocier avec Moscou le retrait des troupes soviétiques afin d’assurer une souveraineté territoriale pleine et entière. En Pologne, l’accord sur le retrait de ces troupes traîne… Les Roumains n’ont pas ce problème, les troupes soviétiques se sont retirées de leur pays en 1958. Car Moscou avait confiance en la loyauté du régime communiste roumain à son égard : à la différence des Hongrois, les Roumains n’avaient pas bougé en 1956, ou du moins très sporadiquement… La perception de l’OTAN diffère selon les forces politiques arrivées au pouvoir à travers les premières élections libres. La relation à la chose militaire, sécurité et service militaire, varie selon les héritages culturels de chacun. La vision que ces pays se font des Etats -Unis n’est pas monolithique : en Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie, les exils de la Guerre froide ont tissé des liens réels avec l’Amérique. En Roumanie, en Albanie, la représentation des Etats-Unis participe de la mythologie du rêve américain. Enfin nulle part, le choix du processus d’intégration dans l’OTAN n’est parti de la base de la population. Pas de mouvement de pétitions, pas de défilés ni de manifestations, mais un travail des directions politiques et de leurs contacts occidentaux entre représentants officiels et agents d’influence. Sorties de la Guerre froide, les populations aspirent à la paix et à la prospérité.
Les nouvelles politiques de défense doivent être définies et les armées lourdes et pléthoriques, sont à ajuster aux doctrines stratégiques revues. Le tableau est navrant. Les premières décisions du début des années 1989- 1993, confuses.
A Varsovie, c’est la prudence qui domine tout comme à Budapest. A Bucarest, l’inclination porte à maintenir et resserrer la liaison avec les Soviétiques. Mais les milieux militaires, en voix off, sont divisés. Nombre d’officiers ont été nourris du national communisme de Ceausescu et ne veulent pas dépendre de l’aventure russe. De son côté, le premier ministre du premier gouvernement post - communiste polonais, Tadeusz Mazowiecki, déclare le 12 septembre 1989 à la Diète qu’il entend respecter les engagements juridiques et internationaux, c’est-à-dire, le respect du Pacte de Varsovie ! La position polonaise évolue vers une affirmation de plus d’autonomie avec la présentation de la Nouvelle Doctrine de Défense, le 21 février 1990. Très vite, en quelques mois, la fin du Pacte rend cette Doctrine caduque. Les négociations avec Moscou pour le règlement du contentieux financier et du retrait des troupes soviétiques s’avèrent tendues : à la fin de l’année 1990, il y avait environ 56 000 soldats soviétiques, 40 000 membres de leurs familles installés en 59 sites ! Le matériel soviétique est impressionnant : 598 chars, 1 108 blindés, 201 avions dont 81 porteurs de charges nucléaires. En janvier 1992, il reste encore en stocks 39 000 tonnes de munitions, les unités russes occupent 3 600 bâtiments polonais, des milliers d’hectares de terres, de forêts et de lacs. Les inspecteurs polonais, autorisés à visiter les sites, découvrent le désastre écologique. Il leur faut contrôler le retrait des ex-soviétiques, interdire qu’ils n’enfouissent dans le sol, au moment de leur départ, des produits chimiques, des déchets radioactifs. Les dégâts se chiffrent à plus de 11 milliards de francs à l’automne 1993. L’évaluation de la catastrophe écologique entretient la discorde entre Polonais et Russes : les Polonais réclament des réparations, les Russes rétorquent qu’ils laissent en Pologne les bâtiments qu’ils ont construits. Ils insistent sur le coût que représente le retour de leurs soldats en Russie. Comment les loger et où ? Le protocole sur le règlement financier est finalement signé à Moscou, le 22 mai 1992. Le 17 septembre 1993, le général soviétique Leonid Kovaliev peut annoncer de manière solennelle le retrait définitif des unités russes. Conjointement, de manière décisive après la tentative de coup d’Etat conservateur à Moscou en août 1991, le dialogue est noué avec Washington et l’OTAN : à petits pas, tout en prudence en 1990, puis de manière ouverte lors de la visite du premier ministre polonais Jan Krzysztof Bielecki en septembre 1991. Le temps est venu, déclare t-il, d’agrandir le parapluie de l’OTAN de manière à ce qu’il couvre l’Europe centrale et orientale. Varsovie suit de près les positions prises par l’OTAN, au cours des réunions de Londres et de Rome. Et le 8 mai 1992, le ministre des Affaires étrangères Krzystof Skubiszewski, déclare, pour la première fois officiellement qu’adhérer à l’OTAN est l’objectif de la Pologne. Le ministre est profondément pro occidental, il s’était engagé au début des années 1980 dans le mouvement Solidarité, d’opposition au régime communiste.
La concordance des temps dit beaucoup de la nouvelle option atlantiste de la Pologne : d’un côté une négociation serrée avec Moscou sur le retrait des troupes russes, de l’autre une volonté affichée d’adhésion à l’OTAN. La présence de l’armée des Etats - Unis en Europe est pour nous et pour toute l’Europe Centrale le facteur de stabilisation nécessaire, souligne le ministre des Affaires étrangères. Cette formule mérite d’être relevée : les Polonais ne se pensent pas encore comme acteurs mais bien comme protégés de l’OTAN, protégés par les Américains. « Une Alliance nord atlantique rénovée devrait être le fondement du système de sécurité européen », écrit en octobre 1994 le ministre de la défense polonais pour la Revue de l’OTAN. Il ajoute : « La Pologne et d’autres pays d’Europe centrale se retrouvent dans une sorte de vide sécuritaire entre la zone occidentale, dotée d’un système de défense efficace et les républiques de l’ex - Union Soviétique, instables, avec une Russie qui tente de créer une nouvelle structure de sécurité autour d’elle. »
En Roumanie, pas de soldat soviétique, pas de base russe. Membres du Pacte de Varsovie dès sa formation en 1955, les Roumains n’ont plus connu la présence physique russe sur leur territoire depuis la fin des années 1950. La consternation de l’armée est cependant profonde. L’héritage des années Ceausescu pèse lourd. Seule une petite élite, nomenclature choyée par le régime des Ceausescu, a bénéficié de prestige et de privilèges. A la tête de ce groupe, l’équipe des historiens militaires : Ilie Ceausescu, frère cadet de Nicolae a bénéficié au début des années 1980 d’une carrière très brillante. Outre sa participation au Comité Central, il dirige le Conseil de la Culture et de l’Education socialiste. De jeunes et brillants officiers l’entourent : voyages à l’Ouest, colloques d’histoire militaire et patriotique ont permis à ces officiers de se constituer des carnets d’adresse qui leur seront utiles après 1989. Ils étaient priés d’écrire l’histoire officielle, de rendre hommage au chef de l’Etat Ceausescu, ils se sont inclinés jusqu’en décembre 1989. A l’opposé de ces quelques privilégiés, l’armée de conscrits est mal traitée : uniformes éculés, casernes délabrées, logements exigus et inconfortables pour les familles de militaires. Les militaires de métier, quant à eux, sont pauvres. Certains officiers coopérants français vont découvrir, surpris, la grande misère de l’armée qui perdure dans l’immédiat post - communisme. Une misère honteuse qui amène les camarades roumains des Français à ne surtout pas les recevoir à leur domicile.
Les pires humiliations et échecs frappent l’armée roumaine au début des années 1990. Incompétence, matériels défectueux et vieillis, manque d’entraînement causent de nombreux accidents que la presse devenue libre, couvre. La plupart des accidents se produisent dans l’aviation : les MIG 29, avions de combat d’origine soviétique tombent en vol et s’écrasent au sol. La grande presse titre à plusieurs reprises : jusqu’à quand nos enfants vont-ils mourir ainsi ? Le quotidien « La Vérité » (Adevarul) du 1 er octobre 1994 dévoile un bilan alarmant pour l’année en cours : 15 accidents d’avions militaires, 17 tués, 8 accidents survenus en vol pour des MIG 21 ou des MIG 29. Que faire de ces 170 000 hommes dont 107 000 appelés sans compter 50 000 gardes frontières ? L’armée de terre représente le plus gros des troupes avec 128 000 hommes. En octobre 1991, le magazine français de l’armée de Terre, Terre Magazine consacre un reportage qui se veut plein de sympathie envers l’armée roumaine, pour noter que si la réorganisation des forces n’est pas encore entamée, des signes extérieurs témoignent d’une volonté de changement : les insignes et galons de type soviétique sont remplacés par les insignes traditionnels d’avant 1945. Interviewé par la revue, le général Lucian Culda, secrétaire d’état à la défense évoque la réorganisation des grosses unités de modèle soviétique à transformer en brigades et bataillons mobiles et avance le chiffre de réduction de 25% des effectifs. Culda, homme massif et chaleureux, est un patriote et tient à le faire savoir. Lors d’un long entretien de février 1991 dans un vaste salon du ministère de la défense à Bucarest, Culda en grand uniforme m’annonce tout de go : « Il me faut seulement un plein et, avec mes chars, je suis à Budapest ! » Le général est persuadé que l’armée hongroise était prête à envahir la Roumanie en décembre 1989. Hanté par la crainte d’un complot hongrois visant à déstabiliser la Roumanie, il travaille comme sociologue sur la désinformation. De manière moins abrupte, Culda confie à Terre Magazine qu’il redoute des tentatives de manipulation nationaliste émanant de Budapest pour déstabiliser la Transylvanie roumaine qui compte une minorité hongroise d’environ 1 million 700 000 citoyens.
Deux ans plus tard, novembre 1993, l’attaché de défense à l’ambassade des Etats-Unis à Bucarest, le colonel Boyd, me reçoit. L’ambassade proche de l’hôtel Intercontinental, en plein centre ancien de Bucarest est un véritable bunker, la circulation très contrôlée à ses alentours et interdite sur le trottoir de l’ambassade. Le colonel Boyd parle couramment le roumain : sa femme et lui ont reçu une formation de six mois à Washington. Il circule beaucoup dans le pays et se montre très précis dans ses informations. Au Pentagone et au Département d’ Etat, m’explique t-il, on est bien conscient des tensions inter - communautaires qui règnent en Roumanie, de la force du climat nationaliste. Il est en charge d’un projet de formation, avec échanges d’expérience, des aumôniers militaires au sein des troupes roumaines afin de propager un message de tolérance. Aumôniers orthodoxes, catholiques, réformés, suivent des séminaires communs. Boyd éclaire la situation de Bucarest, partagée entre sa relation incontournable avec la Russie et son besoin de l’Occident : « La Roumanie se tourne vers l’Occident par besoin de technologies nouvelles, pour ne pas être hors du coup. Mais, la Russie demeure dangereuse pour eux potentiellement et, au fond les Roumains seraient très contents si l’expansion de l’OTAN était différée. La solution du partenariat pour la paix serait idéale. Le colonel insiste : le côté pro - américain de l’opinion est une bonne surprise, la coopération avec les Etats - Unis, importante, même si le lobby roumain à Washington est faible comparé au lobby hongrois, il leur faut des stages et surtout, ils demandent à être traités comme des citoyens à part entière de la communauté internationale. » L’attaché américain ajoute : Iliescu suit de très près ce qui se passe à Moscou. Il n’a pas le choix. Ils sont amenés à poursuivre leur coopération avec les Russes : les Roumains ont besoin d’équipement pour les Mig 21. Mais, par ailleurs, les liens avec les Etats-Unis se développent fortement : le premier objectif, c’est l’éducation et l’entraînement militaire. Le programme a démarré en 1992, et fonctionne déjà à l’Institut de Research Management en Californie ; les candidats roumains sont également éligibles pour l’Académie militaire de West Point. Depuis mai 1993, une équipe de conseillers militaires américains travaille sur place en Roumanie. Les Etats - Unis ouvrent un consulat à Cluj, capitale de la Transylvanie.
A son tour, la Roumanie franchit un pas. Bucarest s’apprête à opter pour l’intégration euro atlantique. Au sein des instituts de droit et de politique étrangère, installés dans les anciens hôtels particuliers, un peu délabrés, de la grande bourgeoisie de l’entre-deux-guerres, des débats accompagnent cette décision. Le directeur de l’Institut de Droit et de Relations Internationales (ADIRI) est un homme nouveau, entré dans la diplomatie en 1990, il a été bloqué dans sa carrière par le régime communiste avant 1989, mais autour de lui, la plupart des membres de l’Institut sont d’ex - membres ou professeurs de l’Institut du Parti… Au Collège National de Défense, fondé sur le modèle de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), en 1992, le vice Président Liviu Muresan revient sur la question russe. La Russie est un gratte ciel, me dit-il, et la Roumanie, une petite maison. Quel sera l’avenir de la Russie ? Qui peut le dire ? Une dictature démocratique ? Il faut trouver pour la Russie un partenariat avec l’Occident. La situation sécuritaire est inquiétante. La Roumanie est la porte de l‘espace ex - soviétique vers l’Ouest, avec les gangsters, ukrainiens et russes. A Iassi, les gangsters ukrainiens et russes font des affaires via le contrôle des changes. Muresan n’est pas optimiste et déplore la faiblesse de l’Europe.
C’est dans ce contexte qu’en août 1993, le ministre de la Défense, le général Niculae Spiroiu, dernier militaire à occuper ce poste qui sera ensuite confié à un civil, affirme à une délégation de l’OTAN en visite à Bucarest que la Roumanie désire rentrer dans l’OTAN… Spiroiu s’aligne sur les propos du Président Ion Iliescu tenus lors de sa visite au siège de l’OTAN, le 17 février 1993 : l’Alliance atlantique représente l’élément fondamental de la sécurité européenne.
Nombre d’ex - membres du Pacte de Varsovie conçoivent le Partenariat pour la Paix comme une sorte de propédeutique, d’étape pré - intégration dans l’OTAN. Certains redoutent que le Partenariat ne soit qu’un substitut, un cadeau sans suite. Ils s’engagent en 1994 et 1995 : Roumanie, Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Bulgarie adhérent au Partenariat. Les travaux de planification préparent les exercices pratiques d’entrainement pour 1995. L’appartenance au Partenariat ne représente toutefois pas une garantie d’intégration et la logique de ce projet ouvert aux Russes, aux Ukrainiens et aux ex-républiques soviétiques, repose simplement sur une volonté de coopération et de transparence. L’un des objectifs est d’imposer peu à peu le contrôle civil et une direction démocratique des forces armées, de gérer et d’apaiser les tensions entre voisins suspicieux dans le cas où, par exemple, un exercice supposerait le franchissement d’une frontière. La pratique de coopération entre militaires occidentaux et ex-forces communistes devrait amener un changement dans les mentalités. Appelé en juillet 1997 à établir un bilan, le général John Sheehan, commandant en chef des forces alliées de l’Atlantique, raconte : des institutions militaires qui, pendant cinquante ans, ont évolué au sein d’une base de référence unique, pourvues d’une seule vision, ont forcément beaucoup de mal à changer. Mais il est certain que les jeunes ont beaucoup moins de problèmes à s’adapter. Par exemple, à la fin d’un exercice du Partenariat, nous faisons une Etude analytique (EA) au cours de laquelle toutes les troupes sont réunies pour des critiques spontanées des résultats, positifs et négatifs. Lorsque nous avons instauré cette analyse, il y a deux ans, c’était la zizanie. Sous l’ancien régime soviétique, les soldats ne critiquaient jamais leurs supérieurs hiérarchiques. Ceux - ci prétendaient que « les choses étaient ainsi ». A présent, les participants se réjouissent à l’idée d’une EA à l’issue d’un exercice. Mais il reste des anciens qui ont du mal à s’adapter… Le Partenariat, accepté, suscite des réserves : cette étape ne risque t- elle pas de différer l’intégration dans l’OTAN ? A Varsovie, on s’inquiète.
Au-delà des mutations que souhaite l’OTAN, changement des mentalités et des comportements, le Partenariat offre plus à ses adhérents : une sorte de promotion, de rang et un honneur parfois retrouvé. Les partenaires attendent enfin des retombées économiques de leur engagement, la « re -technologisation » de leur outil de défense. Le ministre roumain de la défense définit en 1994 le Partenariat comme le Partenariat de la Prospérité ! La privatisation de l’industrie d’armement est annoncée en juin 1994. Fin septembre de la même année, le Président roumain reçoit les responsables du groupe américain Martin-Marietta intéressés par un programme de coopération avec l’industrie roumaine d’armement. A l’occasion de la visite du Président Iliescu aux Etats - Unis en septembre 1995, une rencontre avec la direction de Boeing à Seattle est organisée.
Les Polonais, comme les Roumains et les autres, tombent dans le champ des entreprises américaines. Cette reconversion d’armées soviétisées en forces OTAN est imposée par l’interopérabilité : les pilotes sont reformatés aux normes OTAN, ce qui impose la maîtrise de l’anglais, un entraînement de 120 h de vol et la parfaite connaissance des procédures de l’OTAN ! Progressivement les MIG sont remplacés. Contre les mirages de Dassault et une proposition suédoise, le choix polonais se portera sur les chasseurs F-16 de Lockheed Martin. La réfection des équipements achetés aux Etats - Unis va coûter cher à la Pologne en période de crise et de réduction des budgets.
La feuille de route proposée par l’OTAN en 1995 aux futurs candidats à l’OTAN contient deux conditions exigeantes : le bon traitement des minorités nationales et l’absence ou le règlement des litiges avec les pays voisins.
Cette condition est parfaitement légitime alors que l’OTAN se veut facteur de stabilisation. Les alliés du Pacte de Varsovie, avant 1991, ne se sont pas confrontés : la conduite au sein de l’Internationale supposait une bonne entente en dépit des héritages de conflits ou de tensions entre pays frères. L’ambiance née de l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie, est à la guerre. C’est ce qui pousse vers l’OTAN les candidats dès 1993. Mais que faire des voisins qui ont retrouvé leur souveraineté, leurs mémoires et le droit à l’orgueil national ?
La perspective de l’entrée dans l’OTAN a, sur ce terrain de la paix obligée, sous contrainte, eu des effets bénéfiques. La réconciliation roumano - hongroise en est la meilleure illustration.
En dépit d’une solidarité éphémère dans le mouvement de liquidation du régime Ceausescu de fin décembre 1989, tout allait pour le pire entre Hongrois et Roumains en 1990. Le pire est redouté, lorsqu’au printemps 1990, des affrontements violents opposent les communautés roumaine et hongroise dans la ville de Tîrgu Mures.
L’héritage historique est lourd. Schématiquement, rappelons que la Roumanie alliée de l’Entente entre Paris, Londres et St Pétersbourg en 1916, s’est retrouvée en novembre 1918 dans le camp des vainqueurs. La France soutient la cause de Bucarest alors que le Président américain W. Wilson rappelle que la Roumanie écrasée en 1917, a signé une paix séparée en mars 1918. Pour Foch, pour Clemenceau, l’urgence est de faire de la Roumanie tout comme de la Pologne un cordon sanitaire anti - bolchevique. Les Roumains sont appelés à se battre contre la révolution rouge à Budapest, armés et parfois habillés par les Français. La Hongrie, avec l’effondrement de l’Empire Habsbourg est vaincue et démantelée. La Transylvanie, considérée par l’historiographie roumaine comme le berceau de la nation, est rattachée à ce qui devient la Grande Roumanie. Ce traité de Trianon de 1920 qui entérine le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie n’est pas accepté à Budapest. La Hongrie entretient un révisionnisme ouvert ou officieux… La minorité hongroise transylvaine de Roumanie ne s’est pas intégrée.
Les dernières années du régime communiste séparent radicalement Hongrois et Roumains. Budapest évolue vers un communisme réformateur, Ceausescu verrouille son régime. Les historiens se mobilisent d’un côté comme de l’autre : publication de l’Académie Hongroise en 1986 d’une histoire de la Transylvanie qui est présentée comme le berceau de la nation hongroise, répliques à coup de brochures extrémistes du côté roumain. A Paris, les ambassades respectives de Hongrie et de Roumanie tentent d’attacher à leur cause des intellectuels français. La mobilisation est extrême : responsable des études roumaines à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, je suis approchée par les deux camps avant 1989 et jusqu’en 1996, au nom de la science historique ! Avec au centre des entretiens, une demande qui émane des deux côtés : à qui revient la Transylvanie ? Ma réponse est supposée relever de la science historique.
Réconcilier, alors que Roumanie et Hongrie signent en 1994 le Partenariat pour la Paix et sont candidats à l’intégration dans l’OTAN, est impératif. Sur le terrain roumain, la situation est explosive : les nationalistes rentrent dans une coalition avec les socialistes qui entourent Ion Iliescu. Le parti ethnique qui représente les intérêts de la minorité hongroise en Roumanie, l’Union Démocratique des Magyars (UDMR) de Roumanie, réclame une autonomie culturelle et territoriale « substantielle » pour les districts à majorité hongroise en 1993. Bucarest réclame de Budapest une déclaration sur l’intangibilité de la frontière roumaine que finit par accorder le Président hongrois en 1994. Mais l’UDMR revendique la révision de la Constitution dont le premier article définit la Roumanie comme un Etat national unitaire. Le blocage est redouté. Le ministre plénipotentiaire roumain à Paris s’efforce, avec passion, de plaider la cause de son pays tout en réaffirmant le besoin d’OTAN et le besoin d’Europe. Les extrémistes de chaque bord s’emploient à nourrir la violence. Au ministère de la Défense à Paris tout comme aux Affaires étrangères, il est de bon ton de rappeler aux deux adversaires le modèle de la réconciliation franco - allemande de 1963 ! Pas de fatalité de haine historique ! En novembre 1995, deux officiers du ministère roumain de la défense se rendent chez leurs homologues allemands pour une mission de documentation sur la réconciliation franco- allemande. Une mission similaire est envoyée en France. L’incertitude pèse encore en 1995 sur la possibilité d’un traité de bon voisinage. Pourtant, l’espoir pointe avec le bon usage du Partenariat pour la Paix : les deux ministres de la Défense se rencontrent en février 1995 et finalisent un programme d’activités militaires conjointes. Ce programme Alfa propose la participation d’unités militaires hongroises à des exercices sur le territoire roumain et vice versa… Le modèle de la brigade franco - allemande n’est pas loin.
Les Etats - Unis s’impliquent comme ils le font, dans le même temps, en Bosnie : une délégation du Département d’ Etat se rend à Bucarest le 6 février 1995 pour une rencontre avec les représentants de la défense roumains. Washington s’engage en faveur d’une aide importante à la restructuration des forces roumaines aux normes de l’OTAN. Fin août 1995, le Président Iliescu propose une réconciliation historique roumano - hongroise !
Si le risque de dérapage violent semble sous contrôle, les tenants du nationalisme renforcé par les dernières années Ceausescu, se font toujours entendre tandis que l’UDMR persiste à brandir des projets de sécession. Washington agit avec fermeté : le Président roumain est reçu avec égard, en septembre 1995, et obtient des promesses fermes de coopération technique, mais… l’OTAN comporte une dimension culturelle, « civilisationnelle » démocratique. Alors, Ion Iliescu est invité à se rendre au Musée de l’Holocauste à Washington, à y méditer et est prié, à son retour en Roumanie de dénoncer les actes antisémites perpétrés par le maréchal Antonescu durant la Seconde Guerre mondiale. Ce geste du Président le sépare des groupes bruns rouges qui, depuis 1990 réhabilitaient, ouvertement, le régime pro - nazi du maréchal Antonescu et son « œuvre ». De par cette double avancée, dépassement du nationalisme extrémiste et condamnation du génocide antisémite, Ion Iliescu entend signaler que la Roumanie se démarque des Balkans déchirés et des atrocités d’épuration inter- ethnique. Toutes les inquiétudes sont loin d’être calmées. A Paris, lors d’un déjeuner de travail, l’ambassadeur de Roumanie Caius Dragomir me confie, le 10 octobre 1995, que le moteur de toute la politique roumaine est la peur de l’exclusion. Il précise : « Avec le communisme, Molière était à moi comme élément d’une culture universelle. Après le communisme, Molière est français. Avec le système soviétique, j’étais intégré sans condition à l’échelle internationale. Aujourd’hui, je ne le suis plus et on me pose des conditions ». De son côté, le secrétaire d’Etat à la Défense Ioan Mircea Pascu, pour la revue Defence News du 10-16 juillet 1995, se permet de rappeler : « Je crois que nous allons vers une intégration du continent… On ne peut pas parler de sécurité sans inclure la Russie ».
Le traité de bon voisinage roumano - hongrois est signé en septembre 1996. A cette date, de nombreux sondages témoignent d’un désir de l’OTAN chez les Roumains : 95% des sondés affirment souhaiter cette intégration. L’intégration dans l’OTAN est perçue comme le signe du retour dans l’Occident. Ce retour est désiré. Mais la hâte à franchir les étapes, le besoin d’être reconnus à l’Ouest engendrent l’apprentissage formel d’une nouvelle langue de bois. Les jeunes fonctionnaires ambitieux du ministère de la Défense débitent un langage appris et jonglent comme de bons élèves avec de nouveaux sigles, de nouvelles formules qui sont les clefs du nouveau code obligatoire pour une carrière réussie. A les écouter débiter ces discours, au rythme de relations bilatérales avec le ministère français de la Défense, par exemple, on ne peut manquer de s’incliner devant le sans faute de la prestation tout en se demandant où se trouve le vécu de l’engagement…
Les années 1990-1995 marquent une mutation spectaculaire. L’OTAN, outil idéologique et militaire de la Guerre froide n’est pas intervenu dans la chute en cascade des régimes communistes et l’effondrement du système soviétique. Mais le chaos russe, les guerres des Balkans, la déroute des sociétés militaires de l’ex - Pacte de Varsovie, sans projet, la volonté de grands groupes militaro - industriels américains de partir à la conquête des marchés européens du Centre - Est, la référence aux valeurs démocratiques universelles ont conduit la présidence de Bill Clinton vers le choix d’expansion dont les conséquences n’ont pas été mesurées : étendre jusqu’où et pourquoi faire ? Ce processus s’est réalisé dans un mélange paradoxal de fuite en avant et de maîtrise remarquable des sociétés militaires : les officiers du Pacte de Varsovie vont être promus au sein de l’OTAN de par la logique hégémonique incontournable des Etats - Unis.
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. Voir l’introduction et le sommaire du livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?
Plus ... la suite
. Catherine Durandin, Sommet de l’OTAN, New Port, 2014
Quel bilan ?
[1] ena.lu/entretien_manfred_worner_politique internationale
[2] Article 5 : Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence, elles conviennent que, si une telle attaque se produit , chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement ou d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord.
[3] Voir chapitre 5.
[4] Entretien avec Bruce Jackson, Politique Internationale n° 104, été 2004.
[5] William Kristol and Robert Kagan, “A Foreign Policy for Candidate Dole”, in Foreign Affairs July/August 1996 p. 23.
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