Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
La logique de solidarité ou d’hostilité forme des convergences ou des divergences, et parfois des conflits. Explications de Patrice Gourdin à partir d’un extrait du célèbre "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb, disponible sur Amazon.
UN OU PLUSIEURS États peuvent intervenir dans un conflit du fait d’une solidarité ou d’une hostilité, le plus souvent de nature ethnique, nationale, religieuse ou politique. Les engagements peuvent combiner les deux démarches : un État fait acte de solidarité avec l’un des acteurs tout en (ré)affirmant son hostilité vis-à-vis de l’autre protagoniste. Par exemple, en intervenant dans la guerre qui se déroulait en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), entre autres motivations, la Serbie faisait acte de solidarité avec les Serbes de ce pays tout en assouvissant sa haine des Croates et des Bosniaques
La dimension ethnique se retrouve dans plusieurs guerres. Lorsque l’Inde intervint dans la guerre civile au Sri Lanka, entre 1987 et 1990, parmi les motifs de sa décision, le Premier ministre Rajiv Gandhi avait estimé indispensable de donner satisfaction aux attentes des Tamouls du pays qu’il dirigeait. La stabilité de l’Union indienne, travaillée par de nombreux séparatismes, en dépendait en partie. L’échec de l’armée dans cette opération de rétablissement de la paix lui coûta la vie, puisqu’il fut assassiné, en 1991, par des extrémistes tamouls venus du Sri Lanka. Entre 2003 et 2010, le Tchad se trouva impliqué dans le conflit soudanais du Darfour, en partie parce que le président actuel, Idriss Déby, un Zaghawa, avait conquis le pouvoir, en 1990, avec l’aide des Zaghawas du Darfour. Lorsque ceux-ci se retrouvèrent en lutte avec Khartoum, les logiques ethnique et clanique ne lui laissèrent pas d’autre possibilité que l’intervention indirecte [1]. En République démocratique du Congo, entre 2003 et 2008, le général Nkunda refusa de faire allégeance au pouvoir central. Il se posait en seul défenseur des Congolais d’origine tutsie résidant dans la province du Kivu contre les génocidaires hutus réfugiés dans la région depuis 1994. Il reçut un soutien actif du Rwanda, gouverné par les Tutsis, jusqu’à son placement en résidence surveillée dans ce dernier pays [2].
D’autres phénomènes contiennent une part ethnique ou nationale : ainsi des diverses “pan-idées“, pour reprendre la formule de Karl Haushofer, ces « prétentions à des rassemblements ethniques ou géographiques [3] » qui visaient ou visent à regrouper sur un seul territoire – le plus étendu possible – et dans un ensemble politique unique tous les membres d’une même ethnie ou d’une même nation partagée entre plusieurs États.Tel fut le but des Russes avec le panslavisme ou des Turcs avec le panturquisme au XIXe siècle, des Allemands avec le pangermanisme jusqu’en 1945, des Arabes avec le panarabisme tout au long des XIXe et XXe siècles. Elles soutiennent parfois une revendication d’indépendance, comme dans le cas du mouvement des nationalités en Europe aux XIXe et XXe siècles (Albanais, Hongrois, Roumains, en particulier), ou comme dans le cas arabe jusqu’à la décolonisation. Une “pan-idée“ peut servir de substitut à une fierté nationale bafouée, par exemple celle des Turcs après la Première Guerre mondiale. Elle se retrouve dans un projet d’affirmation de puissance régionale, comme le panthaïsme de la Thaïlande sous le premier gouvernement du maréchal Pibun Songkhram (1938-1944), le panarabisme de l’Égypte sous Nasser, ou le panarabisme puis le panafricanisme de la Libye sous le colonel Kadhafi. Il s’agit souvent d’une variante du nationalisme qui accompagnait généralement un projet expansionniste : celui de l’Empire russe vers les Balkans, celui de l’Allemagne en Europe médiane, ou celui de l’Empire ottoman vers l’Asie centrale. Parfois, en effet, derrière la “pan-idée“ se tapit ce que l’on pourrait appeler le “grandisme“ : Grande Allemagne, Grande Serbie, Grande Albanie etc. Prenons le cas de la Grèce qui renaquit comme État indépendant en 1830 : elle intégrait dans ses frontières l’Attique, le Péloponnèse, une partie de la Thrace et de la Macédoine, quelques îles, dont certaines des Cyclades. Peu de Grecs se satisfaisaient de ce territoire. Parmi eux, le Premier ministre Ioannis Kolettis, qui définit sa “Grande Idée“ (Megáli Idéa) devant l’Assemblée Constituante de 1844 :
« Ayant l’Orient à sa droite et l’Occident à sa gauche, [la Grèce] est prédestinée par sa renaissance à éclairer l’Orient comme elle le fut par son essor à éclairer l’Occident. Dans l’esprit [...] de cette grande idée, j’ai toujours vu les représentants de la Nation convenir de décider non seulement du sort de la Grèce mais de la nation grecque dans son ensemble. [...] Combien plus vaste et plus large est cette grande idée que nous nous faisions de la patrie [4] »
« Le royaume grec n’est pas l’intégralité de la Grèce, mais seulement une partie, la plus petite et la plus pauvre partie. Un Grec n’est pas seulement quelqu’un qui vit dans les limites du royaume, mais aussi quelqu’un qui vit [...] dans n’importe quelle terre associée à l’histoire ou à la race grecque [5] ».
« Il y a deux grands centres de l’hellénisme. Athènes est la capitale du royaume. Constantinople est la grande capitale, la Ville, le rêve et l’espoir de tous les Grecs [6] »
Faisant l’unanimité de la classe politique, cette conception extensive de la Grèce – la restaurer dans les limites territoriales de l’époque byzantine – marqua la politique extérieure d’Athènes pendant longtemps. Elle guida, en particulier, celle de Venizélos, chef de l’insurrection de la Crète (1905-1908), chef du gouvernement qui agrandit le territoire à l’issue des deux guerres balkaniques (1912-1913), artisan du traité de Sèvres (1920) qui prévoyait le rattachement de la Thrace et d’une partie de l’Asie Mineure. Mais la faiblesse de la Grèce et la détermination des Turcs entraînés derrière Mustapha Kemal provoquèrent la “catastrophe“ de 1922 : les acquis de Sèvres furent perdus et des transferts de population aussi massifs que sanglants eurent lieu. Revenu au pouvoir, Venizélos entama même une politique de rapprochement avec la Turquie entre 1928 et 1932. La “Grande Idée“ avait fait long feu, mais elle nourrit encore l’imaginaire politique des Grecs et elle n’a cessé d’influer, depuis le XIXe siècle, sur la politique balkanique d’Athènes et sur les relations gréco-turques.
Les situations offrant la possibilité de recourir à la communauté ethnolinguistique comme moyen de pression politique existent encore de nos jours. Ainsi, la Fédération de Russie pourrait s’appuyer sur la présence de minorités russes ou russophones chez ses voisins issus de l’éclatement de l’URSS en 1991 pour tenter de les influencer. Sur la base du recensement soviétique de 1989, les citoyens se définissant comme “Russes“ et résidant hors de la Fédération de Russie étaient 25 000 000, particulièrement concentrés en Estonie, en Lettonie, au Belarus, à l’est de l’Ukraine et au nord du Kazakhstan. À plusieurs reprises, le Kremlin fit état de son “devoir“ de protection à leur égard, par exemple vis-à-vis de l’Estonie. Mais les observateurs insistent davantage sur la passivité de cette communauté : aucune revendication violente de grande ampleur, aucune action majeure de la Russie s’appuyant sur eux. En 2007, le ministère russe des Affaires étrangères fit réaliser une étude (dont la valeur scientifique ne peut être mesurée) sur cette population : 5 000 personnes furent interrogés et la majorité d’entre elles se plaignaient d’un soutien inexistant ou insuffisant. En outre, moins de 10 % des personnes interrogées considéraient « que l’effort en direction des compatriotes est une ingérence dans les affaires intérieures de leur pays de résidence [7] ». La publication d’un compte-rendu de ce sondage suscite deux lectures politiques contradictoires. Soit la Russie n’entend pas faire une utilisation politique de ces “Russes“. Soit elle ne peut pas déstabiliser ses voisins par ce moyen, mais préfère laisser planer le doute pour ne pas étaler sa faiblesse. Mais peut-être Moscou, à l’instar d’autres États, joue-t-elle de la communauté ethnolinguistique comme d’un vecteur d’influence culturelle et/ou de relations économiques, donc comme outil d’influence consentie (soft power). C’est le cas, par exemple de l’Espagne en Amérique latine, ou de la Turquie avec les pays turcophones issus de l’ex-Union soviétique depuis 1991.
La solidarité peut, également, permettre de matérialiser une hostilité. Ainsi, sur sa frontière septentrionale, la Turquie jouxte l’Arménie et l’Azerbaïdjan (au Nakhitchevan). Ses deux voisins s’affrontent depuis 1991 pour le contrôle du Nagorny Karabakh. Dans les calculs d’Ankara peuvent entrer, notamment sa solidarité avec les Turcs Azéris et son hostilité envers les Arméniens. Il convient toutefois d’observer la plus grande prudence avec ce genre d’arguments : il n’existe pas de déterminisme en la matière. L’intérêt d’Ankara pour l’Azerbaïdjan tient également à ses ressources énergétiques et au choix d’un tracé empruntant le territoire turc pour leur évacuation. Notons par surcroît que la Turquie fut l’un des tout premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’Arménie, en 1991, se posa en médiateur à partir de 2002 dans le conflit du Nagorny Karabakh, et se rapproche d’Erevan depuis 2007. Le général de Gaulle ne déclarait-il pas à Michel Droit, en 1965 : « il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités » ?
Ajoutons que la communauté ethnique n’exclut pas l’affrontement : Russes et Polonais, bien que Slaves, se combattent depuis des siècles, et la défiance persiste de nos jours. Lors du génocide rwandais, en 1994, les extrémistes Hutu ne massacrèrent pas exclusivement les Tutsi, ils s’en prirent également aux Hutu qui n’épousaient pas leurs vues et pratiquaient l’entente avec les Tutsi. En outre, les circonstances de l’assassinat du président – hutu – Habyarimana demeurent controversées et l’une des thèses évoque un attentat perpétré par les extrémistes hutu eux-mêmes.
Enfin, la communauté ethnique vient parfois étayer la thèse du complot, de la “main de l’étranger“ à l’origine des difficultés intérieures. La Moldavie en fit l’expérience en 2009. Confronté à une violente vague de contestation provoquée par sa politique intérieure, le président communiste, Vladimir Voronine, trouva plus commode d’accuser la Roumanie (dont la Moldavie fit partie entre les deux guerres mondiales) d’être derrière ces troubles [8]. Allégation semble-t-il infondée [9] ; mais observons que les différents partis réclamant l’unification avec la Roumanie obtinrent 35 % des voix aux élections législatives [10].
L’aspect religieux se retrouve à l’œuvre pour contribuer à déclencher l’intervention d’acteurs extérieurs dans nombre de crises ou de conflits.
Durant les conflits balkaniques des années 1990, la Russie et la Grèce, de culture chrétienne orthodoxe cultivèrent une sympathie pour la Serbie, tandis que la Turquie, ainsi que les pays musulmans en général, soutenaient les Bosniaques et que les Croates étaient appuyés par des pays de tradition catholique comme l’Allemagne. Mais longtemps la France, bien que catholique, se montra plutôt “compréhensive“ avec Belgrade. Cela s’expliquait par des leins noués en fonction de l’histoire des rapports d eforce en Europe au XXe siècle.
Dans les affrontements intercommunautaires libanais et irakien, l’Iran soutient la cause des musulmans shiites, tandis que l’Arabie saoudite défend celle des musulmans sunnites. Chacun fournit plus ou moins ouvertement soutien politique, financements, voire armement. Le Pakistan se révèle comme un nouveau champ de cette compétition : le président Asif Zardari, élu en 2008, appartient à une famille baloutche shiite et bénéficie de la bienveillance de Téhéran ; Riyad, à l’inverse, soutient son rival, Nawaz Sharif (qui vécut en exil en Arabie saoudite de 2000 à 2007), un sunnite réputé proche des fondamentalistes [11]. Mais les rivalités entre les deux pays entrent également partout en ligne de compte. Il faut aussi noter que Téhéran est allié avec la Syrie, certes dirigée par les alaouites, issus du shiisme, mais dont la population est aux trois-quarts sunnite. Il soutient le Hamas palestinien, qui est sunnite, et peut-être les taliban afghans, sunnites et... farouchement antichiites, auteurs d’un massacre de Hazaras (minorité shiite résidant en Afghanistan) lors de la prise de Mazar-e-Sharif, en 1998, qui coûta la vie aux “diplomates“ iraniens présents.
L’arrivée au pouvoir à Ankara du Parti pour la justice et le développement-AKP (islamiste “modéré“) en novembre 2002 s’accompagna d’un infléchissement de la politique extérieure de la Turquie. Dès lors, les considérations religieuses entrèrent partiellement en ligne de compte. Cela sembla nettement le cas dans le rapprochement avec le Soudan. Les échanges commerciaux entre les deux pays décuplèrent en valeur entre 2002 et 2007 ; le président Omar al-Bashir effectua une visite officielle en Turquie à l’invitation du Premier ministre Erdogan début 2008. Surtout, l’AKP tenta de décharger Khartoum de toute responsabilité dans la guerre du Darfour [12].
Ceci étant, les intérêts d’un État peuvent l’amener à renoncer à la solidarité pour s’allier avec l’adversaire religieux. Ainsi, la France, “fille aînée de l’Église” catholique, n’hésita-t-elle pas à combattre ses rivaux Habsbourg – eux aussi catholiques – en s’appuyant, au XVIe siècle, sur les Turcs ottomans – musulmans – ou, aux XVIe et XVIIe siècle, les Anglais ou les Suédois – protestants. À ce jeu, François Ier affiche un remarquable palmarès. Ne parvenant à rompre à son avantage l’équilibre de puissance avec ses adversaires autrichiens, il conclut des alliances alors jugées scandaleuses : avec Soliman le Magnifique et avec les princes protestants allemands. Richelieu, tout cardinal qu’il était, agissait en homme d’État et s’appuya, pour ce faire, sur un argumentaire séparant strictement les principes religieux de l’art politique. En fait, dans la guerre – couverte puis ouverte – qu’il mena contre l’Espagne, il noua des coalitions d’intérêts mêlant princes italiens catholiques, princes allemands catholiques et luthériens, Suédois luthériens et Hollandais calvinistes. Et après la mort de Richelieu (1642), puis de Louis XIII (1643), rien de plus édifiant que la “conversion d’Anne d’Autriche“ :
« Tenue à l’écart du pouvoir par son mari et par Richelieu, Anne d’Autriche a été souvent humiliée et manque d’expérience politique. Surtout, sœur du roi d’Espagne, auquel la France fait la guerre depuis 1635, très pieuse, elle peut regarder avec méfiance les alliances avec des puissances protestantes que Louis XIII et Richelieu ont nouées au nom de la raison d’État. Si l’on peut imaginer une rupture avec le règne précédent, la confirmation de Mazarin témoigne d’une volonté de continuité. De même, Anne d’Autriche continue le conflit engagé par son mari malgré les ouvertures de Madrid. Car si la régente veut la paix avec l’Espagne, elle ne la veut pas à n’importe quel prix et elle souhaite que le royaume de son fils soit victorieux. Elle agit toujours en mère du roi de France, auquel elle veut laisser un royaume puissant et qu’elle doit former à sa tâche : là aussi se mesure cette métamorphose inattendue de 1643 [13] ».
La quarantaine de millions de chrétiens évangéliques américains constituent un cas très particulier : ils apportent leur soutien à une autre religion. En effet, regroupés dans une organisation des “Chrétiens unis pour Israël“, ils défendent le sionisme car ils voient dans la création de l’État juif l’acte de la volonté de Dieu. Tenants d’une lecture littérale de la Bible, ils rappellent que le Livre de la Genèse affirme que Dieu a donné la terre d’Israël à Abraham et à ses descendants. Les Juifs en sont donc les seuls légitimes détenteurs et les soutenir revient à suivre la volonté divine. Particulièrement bien organisés, ils appartiennent à la nébuleuse pro-israélienne et cherchent à peser sur la politique proche-orientale de Washington [14]. Leur influence se ressent largement dans le parti républicain.
La politique rapproche ou oppose nombre de pays.
La mise sur pied, en 1936, de l’Axe Rome-Berlin résulta de la logique totalitaire commune à l’Allemagne, à l’Italie. La même identité de vues présida à la signature du pacte anti-Komintern entre l’Allemagne et le Japon, puis à son élargissement à l’Italie. L’attitude des États durant la guerre civile espagnole (1936-1939) fournit un exemple frappant de conditionnement des attitudes à partir de préférences politiques. Derrière la “farce“ de la non-intervention, Mussolini et Hitler se rangèrent aux côtés de Franco, les démocraties européennes tentèrent de sauver la sécurité collective et la paix, la France apporta une aide clandestine aux républicains (armes et complaisance pour le passage des volontaires des Brigades internationales), l’URSS mena son combat antifasciste et anti-trotskiste en terre ibérique. « L’Espagne allait donc devenir le champ de bataille entre le Komintern et les démocraties occidentales d’une part, et les pays fascistes d’autre part [15] ». Ceci étant dit, par-delà ses préférences politiques, chacun poursuivait ses propres objectifs : alliance de revers contre la France (Allemagne, Italie), sauvegarde de la sécurité collective (France et Grande-Bretagne), paix civile (France), parade au risque d’encerclement (France), expansion du communisme (URSS), notamment.
Compte tenu de la part importante prise alors par l’idéologie, la période de la Guerre froide fut particulièrement riche en agissements partiellement liés à l’appartenance politique. Les “blocs“ occidental et soviétique s’agglomérèrent autour de deux conceptions antagonistes de l’organisation des sociétés. Pour des raisons certes stratégiques, mais aussi idéologiques, les États-Unis et l’Union soviétique multiplièrent les alliances, voire les ingérences. Leur rivalité bloqua même le fonctionnement du système de sécurité collective (re)mis en place en 1945 à travers l’Organisation des Nations unies. L’URSS apporta son soutien systématique aux divers mouvements de libération qui proliférèrent entre les années 1950 et les années 1980, tant dans les empires coloniaux que dans les pays indépendants mais pauvres de l’hémisphère sud. À l’occasion, elle intervint directement pour sauver un régime frère, comme en Afghanistan, en 1979. L’assistance cubaine à la guérilla marxiste du Mouvement pour la libération de l’Angola-MPLA en Angola, avant et après sa conquête du pouvoir, découlait également de la proximité idéologique. À la même époque, les alliances de Washington et ses soutiens douteux à de nombreuses dictatures du Tiers Monde tenaient, avant tout, à la volonté de contrer les menées soviétiques [16].
Dans la même période, des pays indépendants mais pas ou peu développés, ainsi que les colonies accédant à l’indépendance découvrirent qu’ils partageaient une caractéristique commune, celle de n’avoir pas connu la révolution industrielle, ainsi qu’une préoccupation commune, celle du développement. Cela les incitait à se désintéresser de la rivalité américano-soviétique et à tenter d’unir leurs voix pour tirer parti des deux atouts sur lesquels ils pouvaient compter : leur poids démographique et leurs matières premières. Dès 1949, ils formèrent un Groupe afro-asiatique à l’ONU. En 1955, à Bandung (Indonésie) ces États dits, à la suite d’Alfred Sauvy [17], du tiers-monde, décidèrent d’adopter une attitude plus offensive : le “neutralisme actif“. Tout en appelant l’ensemble des pays industrialisés à contribuer au développement, ils s’engagèrent sur quatre axes politiques : respect de l’indépendance nationale, défense de l’indépendance idéologique vis-à-vis des deux blocs, pratique de la coexistence pacifique (notamment en encourageant le désarmement) et soutien à la décolonisation. Décidés à fournir un cadre facilitant la mise en œuvre ces orientations politiques, Tito, Nehru et Nasser fondèrent, en 1961, à Belgrade, le mouvement des non-alignés. Le caractère largement fictif – car intenable – de ce non-alignement devait très vite apparaître, mais c’est une autre histoire.
Depuis 1991, les États-Unis, unique superpuissance, polarisent contre eux une convergence improbable d’États dont le seul dénominateur commun réside dans l’hostilité à un monde dominé par Washington et son “modèle“ de démocratie pluraliste et d’économie de marché. Ainsi, la Russie et la Chine mêlent leur veto au Conseil de sécurité pour préserver des foudres de la communauté internationale les pays stigmatisés par les États-Unis et leurs alliés. Ils atténuent ainsi les pressions contre le programme de prolifération nucléaire militaire de l’Iran ou la sanglante politique du Soudan au Darfour, par exemple. Le président populiste du Venezuela, Hugo Chavez nargue Washington en resserrant ses liens militaires avec Moscou, mais, nous l’avons déjà dit, les États-Unis demeurent le principal client de son pétrole [18]. Mouammar Kadhafi, esquisse un mouvement semblable, mais les observateurs rappellent le caractère imprévisible des “engagements“ du dictateur libyen [19].
Les attentats du 11 septembre 2001 contre les États-Unis placèrent la lutte antiterroriste en tête des priorités militaires et diplomatiques américaines. Les actions concertées dans ces deux domaines abondèrent et commandèrent largement la politique extérieure de Washington. Comme durant la Guerre froide, cela entra parfois en contradiction avec les principes politiques et moraux défendus : recours à la torture avec la complicité de plusieurs États “amis“, silence sur les atteintes aux droits de l’homme chez des “partenaires“ jugés indispensables (Russie en Tchétchénie, Chine au Tibet, par exemple), coopération avec des régimes rien moins que démocratiques (Algérie, Égypte, Arabie Saoudite, parmi beaucoup d’autres), soutien à des gouvernements corrompus (Afghanistan, notamment).
Alors que son programme nucléaire militaire inquiète une grande partie de la communauté internationale, l’Iran utilise tous les moyens pour éviter l’isolement, détourner les sanctions, voire une intervention militaire. Il recourt en particulier à l’antiaméricanisme ravivé par la politique de l’administration Bush Jr. Dans ce cadre, l’on assista, en 2008, à une irruption dans une zone où Téhéran ne s’était guère manifesté jusqu’alors : l’Amérique latine. La république islamique a tissé un réseau de relations avec les différents dirigeants plus ou moins populistes, qui portent haut et fort le verbe anti-Yankee : Hugo Chavez, président du Venezuela, Fernando Lugo Mendez, président du Paraguay, Evo Morales, président de la Bolivie, Daniel Ortega, président du Nicaragua, sans oublier les frères Castro, dictateurs de Cuba. Le même mouvement fut observé en direction de pays d’Afrique soucieux de diversifier leurs partenaires pour renforcer leur indépendance : Afrique du Sud, Sénégal, Soudan, Zimbabwe, Ouganda, Malawi, Côte-d’Ivoire, Lesotho, Mauritanie, Mali, Namibie [20].
La proclamation de l’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008 suscita des réactions hostiles, largement déterminées par la situation politique intérieure des États qui les formulèrent. En règle générale, ils sont confrontés à des problèmes d’unité nationale et se heurtent (ou redoutent de se heurter) à des revendications autonomistes ou indépendantistes : Chine avec le Tibet ou le Xinjiang, Russie avec le Nord Caucase, Espagne avec le Pays basque, Roumanie avec sa minorité hongroise, République de Chypre confrontée à la sécession de la partie turque, notamment [21]. En outre, la plupart des États d’Afrique et d’Asie considèrent cette indépendance comme le résultat de la politique unilatérale des États-Unis et, dans leur approche de la question, la plupart des pays musulmans privilégient cette approche au détriment de la religion partagée avec les Albanais kosovars [22].
La Corne de l’Afrique constitue un concentré de ces jeux complexes. La Somalie et l’Éthiopie se disputent la province de l’Ogaden, peuplée de Somalis musulmans, mais sous le contrôle des Éthiopiens chrétiens. Durant la Guerre froide, on enregistra un spectaculaire chassé-croisé : jusqu’au renversement de la monarchie, en 1974, l’Éthiopie était l’alliée des États-Unis, tandis que l’URSS, qui soutenait la Somalie depuis 1969, se rapprochait du gouvernement socialisant du général Siyad Barré, au pouvoir depuis 1971. Mais lorsque ce dernier envahit l’Ogaden en 1977, Moscou décida de soutenir le gouvernement marxiste que Mengistu venait d’instaurer en Éthiopie. Par voie de conséquence, la Somalie signa un accord militaire avec Washington en 1980. Du fait de liens économiques anciens et étroits avec la péninsule arabique, notamment par les ports de Zeila, de Berbera et de Mogadiscio, les Somalis se convertirent peu à peu à l’islam, entre le VIIIe et le XVe siècle. En dépit d’un activisme intense, le wahhabisme n’eut aucun succès auprès de l’immense majorité des Somaliens, plus sensibles à l’islam soufi. Certaines factions se réclament toutefois de l’islamisme radical, ce qui inquiète les États-Unis et les voisins car l’anarchie régnant dans ce pays pourrait être propice à la nébuleuse Al Qaeda (qui commit des attentats au Kenya en 1998 et en 2002, ainsi qu’en Tanzanie en 1998). Au point que Washington, désireux d’agir, mais échaudé par son échec de 1993, sous-traita cette opération à son alliée, l’Éthiopie. Mais, l’intervention des forces éthiopiennes, fin 2006, réveilla le souvenir des affrontements qui jalonnent l’histoire des relations entre les deux pays et suscita une importante mobilisation qu’Addis-Abeba ne parvint pas à défaire, d’où son retrait début 2009. En outre, l’Érythrée, qui se trouve en conflit avec elle, n’hésita pas une seconde à intervenir au profit des adversaires – musulmans – de l’Éthiopie [23]. Pourtant les hommes au pouvoir à Asmara appartiennent en majorité à la frange chrétienne de la population : les Tigréens, qui se rattachent à l’église éthiopienne. Pour comprendre, il faut rappeler la rivalité pluriséculaire entre les Tigréens et les Amhara pour le pouvoir en Éthiopie.
Ces exemples nous montrent que les États décident rarement de leur attitude dans une crise ou un conflit en fonction des seules considérations de solidarité ou d’hostilité. Celles-ci fournissent, le cas échéant, des arguments mobilisateurs ou des justifications. Dans le meilleur des cas, elles ne donnent qu’une partie de l’explication. Tantôt elles sont une donnée objective parmi d’autres, tantôt elles tournent à la représentation géopolitique. Cette profession de solidarité ou d’hostilité peut fournir un prétexte à l’ingérence, mais elle peut également y contraindre.
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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA SOLIDARITÉ OU À L’HOSTILITÉ
Quel type de solidarité ou d’hostilité amène un (des) acteur(s) extérieur(s) à intervenir dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les mécanismes de solidarité ou d’hostilité déclenchant une intervention extérieure sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
. les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit, à l’ethnologie à l’anthropologie et à la science politique.
Les informations recueillies servent à repérer quel type de solidarité ou d’hostilité peut entraîner dans les événements des acteurs extérieurs au territoire. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. l’appartenance ethnique,
. la nationalité,
. l’appartenance religieuse,
. les orientations politiques,
. les combinaisons complexes de tout ou partie des facteurs précédents,
. les interventions contraintes,
. les interventions reposant sur des choix ne résultant pas de ces logiques de solidarité ou
d’hostilité (type alliance “contre nature“).
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
[1] . Rémy Jean-Philippe, « Les conflits tchado-soudanais : enjeux régionaux et globaux », Le Monde, 5 mai 2006.
[2] . Hofnung Thomas, « Dix ans de guerre au cœur de l’Afrique », Libération, 1er novembre 2008.
[3] . Haushofer Karl, De la géopolitique, Paris, 1986, Fayard, p. 218.
[4] . Terrades Marc, Le drame de l’hellénisme. Íon Dragoúmis (1878-1920) et la question nationale en Grèce au début du xxe siècle, Paris, 2005, L’Harmattan, pp. 35-36.
[5] . Clogg Richard, A Concise History of Greece, Cambridge, 1992, Cambridge University Press, p. 47
[6] . Llewellyn Smith Michael, Ionian Vision : Greece in Asia Minor, 1919-1922, Londres, 1998, Hurst & Company, p. 3.
[7] . « La Russie doit coopérer plus énergiquement avec les russophones à l’étranger », RIA-Novosti, 1er septembre 2007.
[8] . Billette Alexandre et Bran Mirel, « La crise en Moldavie ravive les tensions avec la Roumanie », Le Monde, 10 avril 2009.
[9] . Millot Lorraine, « Chisinau sous emprise roumaine », Libération, 16 avril 2009.
[10] . Sineaeva-Pankowska Natalia, « Nationalisme, xénophobie et révisionnisme : l’autre visage de l’opposition moldave », Kyiv Post, 9 avril 2009, traduit par Stéphane Surprenant et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 14 avril 2009.
[11] . Brazier James, « The Iran-Saudi Cold War », ISN-Security Watch, November 10, 2008.
[12] . Jenkins Gareth, « Turkish Relations with Sudan Raise Concerns », The Eurasia Daily Monitor, January 15, 2008.
[13] . Bély Lucien, « Les Temps modernes », Histoire de la diplomatie française, Paris, 2005, Perrin, p. 290.
[14] . Grangereau Philippe, « Les évangélistes américains, alliés extrêmement fidèles d’Israël », Libération, 10 janvier 2008 ; Fath Sébastien, « Le poids géopolitique des évangéliques américains : le cas d’Israël », Hérodote, n° 119, 2005, pp. 25-40.
[15] . Duroselle Jean-Baptiste, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, Paris, 2001 [1e édition : 1953], Dalloz, p. 194.
[16] . On prête au secrétaire d’État (1952-1959) John Foster Dulles une formule certes triviale, mais ô combien révélatrice : They are bastards, but they are ours’ (“Ce sont des salauds, mais ce sont NOS salauds“).
[17] . Sauvy Alfred, « Trois mondes, une planète », L’Observateur politique, économique et littéraire, 14 août 1952.
[18] . Mufson Steven, « Chavez Threats to Halt Venezuela’s Oil Sales to U.S. », The Washington Post, February 11, 2008.
[19] . Cèdre Alexandre, « Kadhafi à Moscou va discuter armement », Le Figaro, 31 octobre 2008.
[20] . Rubin Michael, « Iran’s Global Ambition », AEI Middle Eastern Outlook, March 17, 2008 ; Kiriakou John, « Iran’s Latin America Push », Los Angeles Times, November 8, 2008.
[21] . Mandeville Laure, « La crainte de l’effet domino », Le Figaro, 19 février 2008.
[22] . Dérens Jean-Arnault, « Au Kosovo, une certaine désillusion deux mois après la proclamation d’indépendance », Le Temps, 16 avril 2008.
[23] . Rémy Jean-Philippe, « Djihadisme et vieux conflits », Le Monde, 3 novembre 2007.
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