Manuel de géopolitique

2 - La situation géographique

Par Patrice GOURDIN, le 23 septembre 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.

Pourquoi la situation géographique d’un lieu doit-elle être considérée pour l’étude géopolitique d’un territoire, voire d’un conflit ? Réponse par un extrait gratuit du maître ouvrage de Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb via Amazon.

POUR COMMENCER l’analyse géopolitique, il faut chercher les événements se produisent. Il s’agit de localiser la zone dans laquelle se déroule la crise. Le recours à un (des) atlas doit être systématique. C’est d’ailleurs une excellente occasion pour apprendre, entre autres choses, les noms et l’emplacement des pays et des régions.

Les coordonnées géodésiques définissent l’hémisphère, les latitudes, les longitudes et les altitudes ; combinées avec les caractéristiques physiques, il en résulte le(s) climat(s), qui influe(nt) sur le peuplement et l’économie ainsi que sur les opérations militaires. La localisation de chaque endroit permet d’étudier son site, c’est-à-dire les caractéristiques de son territoire. Cela influence ses activités et son éventuel intérêt stratégique. Elle constitue également le moyen de repérer sa situation (ou position) par rapport à d’autres ensembles territoriaux. Cette étude se pratique à toutes les échelles, selon la zone traitée et les acteurs impliqués.

On distingue trois types principaux de position géographique. Un territoire totalement entouré d’eau – île ou archipel – occupe une situation d’insularité. Un territoire disposant d’une façade maritime se trouve en situation de littoralité. Un territoire dépourvu d’accès à la mer se caractérise par une situation d’enclavement.

L’accès à la mer constitue, a priori, un avantage stratégique et économique puisqu’il permet d’accéder à des ressources (pêche, hydrocarbures, pour l’essentiel aujourd’hui), de s’intégrer aux échanges internationaux sans intermédiaire(s), de développer les revenus touristiques et d’intervenir directement dans les affaires mondiales, Mais il faut disposer de la capacité d’exploiter cet atout : avoir des produits à exporter, au moins un port en eaux profondes, des capitaux. Le bénéfice du commerce maritime suppose également de se trouver à proximité des grandes routes qu’il emprunte. Le tourisme balnéaire ne rapporte que si le climat s’y prête. En outre, et ce n’est pas le moins important, il faut disposer des moyens de défendre cet atout, faute de quoi il ne présente aucun intérêt ou, pire, il devient un handicap car il suscite la convoitise et ouvre une possibilité d’invasion par la voie maritime. Cette dernière s’avère plus difficile à l’encontre d’un État insulaire, l’histoire de la Grande-Bretagne en offrant un exemple : la dernière invasion réussie fut celle des Normands, en… 1066. Toutes les tentatives ultérieures (Philippe II en 1588, Napoléon Ier en 1803, Hitler en 1940, en particulier) échouèrent.

2 - La situation géographique
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Aux termes de la convention de l’ONU pour le droit de la mer, signée à Montego Bay, en 1982, et entrée en vigueur en 1994, insularité et littoralité placent les États en possession d’eaux territoriales (d’une largeur de 12 milles marins/22,224 km à partir des côtes), sur lesquelles ils exercent leur pleine et entière souveraineté, ainsi que d’une zone économique exclusive allant jusqu’à 200 milles marins/370,4 km de leurs côtes. Les États riverains conservent la propriété exclusive et le droit d’exploitation des ressources marines et du sous-sol marin sur leur plateau continental. Ce dernier correspond au prolongement du continent sous la mer et recèle l’essentiel des ressources. La largeur généralement retenue correspond aux 200 milles marins de la zone économique exclusive. Mais dans les cas où le rebord géologique externe de la marge continentale est nettement marqué, la convention de 1982 prévoit qu’elle peut atteindre 350 milles marins/648,2 km (mais les droits de pêche et de police ne s’y appliquent pas). Qu’il s’agisse des zones de pêche, de forages d’hydrocarbures ou d’exploitation de nodules polymétalliques, l’affirmation, la défense ou l’extension de la souveraineté sur le plateau continental suscitent de multiples conflits. Par exemple, les États ont mené, au début durant les années 2000 des campagnes de relevés sous-marins pour défendre devant une commission de l’ONU une éventuelle extension de leur plateau continental. La date limite de dépôt des dossiers a été fixée au 13 mai 2009. Les contestations s’annoncent déjà nombreuses [1]. Observons que cette question des limites ne prend tout son intérêt géopolitique que si l’on relie la dimension géographique et juridique aux perspectives nouvelles ouvertes par le réchauffement climatique, aux tensions liées aux besoins énergétiques ou aux rivalités entre États, par exemple. Il faut toujours rechercher ces liens divers et variés entre facteurs.

Les mers fermées posent un problème particulièrement ardu : s’agit-il de lacs salés ou de mers. Par exemple, les États riverains – Kazakhstan, Turkménistan, Iran, Azerbaïdjan, Russie – se disputent la mer Caspienne (380 000 km2), riche en hydrocarbures et en caviar. Selon le statut juridique retenu, le partage n’est pas le même : s’il s’agit d’une mer, la règle des zones économiques exclusives s’applique. Sinon, le droit des lacs limite la souveraineté aux eaux territoriales, le reste étant considéré comme bien commun et faisant l’objet d’un partage.

La puissance d’un État non-enclavé passe en partie par la maîtrise maritime, comme l’avait compris l’amiral américain Mahan à la fin du XIXe siècle. Outre les richesses auxquelles elle donne accès, la mer est également un espace de projection des forces. La politique de la Chine illustre cette règle : Pékin affirme sa souveraineté – contestée – en mer de Chine du Sud, tant pour contrôler les matières premières qui s’y trouvent, que pour sécuriser une voie d’approvisionnement vitale. La montée en puissance de la flotte de guerre et des forces aéronavales chinoises accompagne et soutient ces revendications. La capacité navale des États-Unis domine celles de tous les autres pays réunis, ce qui n’est pas le moindre outil de la puissance américaine. Après vingt ans d’absence, la flotte russe revient en Méditerranée et Moscou ne cache pas qu’il s’agit d’un moyen (parmi d’autres), de réaffirmer sa puissance. La liberté de circulation maritime en haute mer s’avère donc essentielle, tant pour les marines de commerce que pour les flottes de guerre. Toute entrave constitue une agression et peut déboucher sur un conflit ouvert. La question est particulièrement sensible dans les passages étroits. Le détroit d’Ormuz (60 kilomètres entre l’Iran et la péninsule arabique), comme celui de Bâb el Mandeb (30 kilomètres entre la péninsule arabique et l’Afrique orientale), voient transiter l’essentiel du pétrole du Proche-Orient et constituent des artères vitales pour l’ensemble du monde, donc des cibles de choix pour tous ceux qui désirent déstabiliser ce dernier. Le Pas-de-Calais (31 kilomètres entre la France et la Grande-Bretagne) dispute à celui de Malacca (27 kilomètres entre la Malaisie, Singapour et l’Indonésie) le titre de détroit le plus emprunté du monde. Cela suffit à en montrer l’importance pour l’économie mondiale et en expliquer l’attrait pour les terroristes ou les pirates. Inférieurs ou égaux à la limite de souveraineté étatique des 12 milles marins, comme Gibraltar, seule porte de la mer Méditerranée (14 kilomètres entre l’Espagne et le Maroc, avec une enclave britannique), ils suscitent des frictions entre riverains et des inquiétudes pour les utilisateurs. Le droit international impose la liberté de passage s’il s’agit de simple transit et s’il n’y a pas de menace ou d’usage de la force. Depuis la signature de la Convention de Montreux, en 1936, les détroits turcs, entre mer Noire et mer Méditerranée, obéissent à ce régime, par exemple. La situation de charnière sur une route maritime importante constitue un enjeu considérable.Le cas sud-africain, avec le Cap de Bonne-Espérance, le montre depuis le XVe siècle [2]. Au total, contrôler certaines portions de l’espace maritime ou y accéder sans entrave et en toute sécurité fait partie intégrante de la politique des États et, selon leurs capacités, contribue à leur bonheur ou à leur malheur.

L’enclavement place toujours un territoire [3] en état d’infériorité stratégique et économique puisqu’il le soumet à la volonté de son (ses) voisin(s) disposant d’une fenêtre maritime. Il peut essayer de compenser cet inconvénient par l’action militaire ou une diplomatie habile (neutralité, jeu de bascule), voire en se rendant indispensable (position ou matière première stratégique, statut politique, activités financières). Toutefois, l’isolement plane, comme une épée de Damoclès, sur l’État enclavé : l’étranglement économique le menace à tout moment. Ainsi, durant toute son histoire, la Serbie, à chaque fois qu’elle constitue une entité indépendante, cherche-t-elle un débouché maritime. Seul l’empereur Étienne IX Douchan (1331-1355) y parvint. Dans l’État yougoslave centralisé de l’Entre-Deux-Guerres comme dans la fédération titiste, l’entité administrative serbe n’eut jamais d’accès direct à la mer. Le choix, en 2006, de l’indépendance par le Monténégro a refermé l’accès de Belgrade à la mer. L’enclavement est donc une clé essentielle pour comprendre la politique des Serbes. L’Arménie actuelle subit également les aléas de l’enclavement. Le lourd contentieux entre Erevan et Ankara au sujet du génocide des Arméniens, en 1915, explique la persistance de tensions entre les deux pays et la fermeture de leur frontière commune. Le rapprochement de la Géorgie avec l’Occident depuis 2003 passe par un rapprochement entre Tbilissi et la Turquie et occasionne des tensions entre celle-là et Erevan. De plus, le passage entre les deux pays s’avère malaisé. Enfin, le conflit du Nagorny Karabakh, avec l’Azerbaïdjan, n’est toujours pas réglé, ce qui interdit tout échange entre les deux pays. Seule reste la courte frontière iranienne, mais la politique extérieure de ce pays n’en fait pas un partenaire idéal.

L’enclavement du Turkménistan relativise l’atout considérable que constituent ses abondantes réserves de gaz naturel. Il ne peut l’exporter que par l’intermédiaire de ses voisins. La guerre qui ravage le pays exclut l’évacuation par l’Afghanistan vers les ports du Pakistan ; les sanctions internationales interdisent le passage par l’Iran. Il ne reste donc plus que la mer Caspienne. Mais Achgabat doit choisir entre un gazoduc relié à la Russie et un gazoduc relié à la Turquie via l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Cela illustre le dilemme commun à l’ensemble des États d’Asie centrale : subir des mesures de rétorsion russes ou mécontenter les Occidentaux, alors que l’enclavement commande une politique de bascule pour échapper à une emprise russe totale et bénéficier de l’aide ainsi que des investissements occidentaux [4]. La Géorgie, pièce maîtresse d’un désenclavement indépendant de la Russie, subit les foudres de cette dernière après son imprudente tentative de reconquête de l’Ossétie du Sud lors d’une guerre de cinq jours (8 au 12 août 2008) qui rétablit l’hégémonie de Moscou sur les hydrocarbures de ses voisins enclavés. Le projet de gazoduc de l’Union européenne, Nabucco, qui prolongerait jusqu’en Autriche le tube reliant Bakou à Erzerum par Tbilissi [5] pourrait être abandonné. De même, les investissements de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan, en vue d’exporter une partie de leur production par les ports géorgiens de Batoumi [6] et de Poti [7] devraient cesser. Au terme d’un accord verbal conclu le 2 septembre 2008, l’évacuation du gaz turkmène et ouzbek se fera par la Russie via l’Ouzbékistan [8], ce qui vaut certainement renonciation au projet d’un tracé empruntant le corridor transcaucasien [9].

À plus grande échelle, si elle est enclavée, une région intégrée dans une ensemble politique au sein duquel elle s’estime opprimée, éprouve une difficulté supplémentaire dans son éventuelle lutte “libératrice“. Ainsi, le séparatisme de l’Abkhazie (région côtière de Géorgie) communique plus facilement avec l’extérieur que celui de la Tchétchénie ; les Kurdes se trouvent plus isolés que les Tamouls. La circulation des cadres et des combattants, l’approvisionnement en armes, par exemple, sont plus aléatoires. De même, lorsqu’un État met en œuvre une politique d’intégration de régions séparatistes, il doit impérativement combiner développement économique et désenclavement. Ainsi procède le gouvernement turc dans le sud-est de l’Anatolie, afin de contrer les indépendantistes kurdes. La Chine abandonne la politique de répression et de marginalisation de ses provinces rétives de l’ouest. Depuis le milieu des année 1990, le Xizang et le Xinjiang bénéficient d’un effort de développement sans précédent. La réussite de cette stratégie dépend, entre autres choses, de la modernisation de la route du Karakorum. Cela permettrait le transport de charges lourdes et l’approvisionnement, à travers le Pakistan (voie maritime par les ports pakistanais et voie terrestre par le Baloutchistan), de l’ouest chinois en matières premières énergétiques du Proche-Orient et en minerais d’Afrique. Pékin réduirait également sa très forte dépendance vis-à-vis du détroit de Malacca, dont le contrôle lui échappe totalement. Toutefois, on peut se demander si l’instabilité pakistanaise, les tensions indo-pakistanaises sur la ligne de front cachemiri et le litige frontalier non résolu avec l’Inde rendent cette route beaucoup plus sûre [10].

Ouvert ou enclavé, un territoire peut présenter un avantage toujours recherché : la situation à un carrefour.

Ce dernier peut être intercontinental, comme ambitionne de le devenir la Russie, État relié à l’Asie et à l’Europe. Ainsi, en septembre 2008, Moscou fit part de son projet de développement d’une voie ferrée transcontinentale. Outre l’amélioration des lignes intérieures de sa partie asiatique, comme celle du Baïkal-Amour-Magistral-BAM, la modernisation du Transsibérien et son raccordement à une future ligne Transcoréenne (mise en chantier en octobre 2008), le développement du réseau de Mongolie extérieure ainsi qu’une modernisation des raccordements entre le Transsibérien et le réseau chinois figurent parmi les principaux programmes de ce projet de « route ferrée de la soie [11] ».

Ce carrefour peut être régional. Prenons l’Ukraine : elle occupe une position fort avantageuse à la charnière entre l’Europe occidentale et le monde russe, sur la moitié méridionale de l’isthme placé entre la mer Baltique et la mer Noire. Il s’agit de ce que Zbigniew Brzezinski nomme un « pivot géopolitique [12] », un de ces
« États dont l’importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation qu’à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle, laquelle influe sur le comportement des principaux acteurs mondiaux. Le plus souvent, leur localisation leur confère un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires. Il arrive aussi qu’un pivot géopolitique fonctionne comme un bouclier défensif pour un État ou une région de première importance. Parfois, la simple existence d’un pivot géopolitique a des conséquences politiques et culturelles importantes pour un État voisin, acteur géostratégique plus actif [13] ».

Ainsi, explique Zbigniew Brzezinski,
« l’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s’efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l’essentiel asiatique serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d’Asie centrale. […] Pour Moscou, […], rétablir le contrôle sur l’Ukraine - un pays de cinquante-deux millions d’habitants doté de ressources nombreuses et d’un accès à la mer Noire,- c’est s’assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant, s’étendant sur l’Europe et l’Asie [14] ».

Le vaste plateau d’Anatolie servit durant des millénaires de pont naturel entre l’Europe et l’Asie, ce qui en fit un objectif stratégique majeur pour toutes les puissances ou candidats à la puissance dans la région. Aujourd’hui, la Turquie veille à conserver cette région, même au prix d’une guerre longue et coûteuse contre les séparatistes kurdes. Ankara entend valoriser son atout en y faisant passer des oléoducs et des gazoducs, afin de devenir une plaque tournante énergétique indispensable [15]. Les responsables turcs estiment que cette fonction pourrait favoriser l’adhésion de leur pays à l’Union européenne [16]. Bien plus, la Turquie s’engage dans un programme de voies ferrées extrêmement ambitieux : un tracé Bakou-Tbilissi-Kars est en cours d’achèvement. Il pourrait constituer un tronçon d’un corridor ferroviaire rejoignant le réseau européen par un tunnel sous le détroit d’Istanbul, voué à être relié à la Chine par l’Asie centrale. Les nombreux conflits et autres tensions locaux rendent toutefois ce projet fort aléatoire [17].

L’Ouzbékistan apparaît comme un État clé par sa position à la croisée de la Chine, de la Russie, du Moyen-Orient et de l’Asie du sud. Dans la perspective d’une rivalité américano-chinoise, la présence ou l’absence, des États-Unis dans ce pays revêt une importance stratégique majeure. Le retour en force de la Russie sur la scène internationale passe par la restauration de son influence, sinon de sa domination, dans cette région La disposition d’une base en territoire ouzbek améliore grandement la possibilité d’intervenir dans le nord de l’Afghanistan [18].

Les avantages de la situation “idéale“ du Venezuela, au carrefour de l’Amérique du Sud, des Caraïbes, de l’Amérique du Nord et de l’Europe, combinés avec la politique du président Hugo Chavez, n’ont pas échappé à la grande criminalité internationale qui a transformé ce pays en plaque tournante majeure de ses activités, devant la Colombie, pourtant parfaitement située sur l’océan Atlantique et l’océan Pacifique [19] ! Ni la stabilité interne du pays, ni la sécurité de la communauté internationale n’y trouvent leur compte : il existe des avantages mal contrôlés qui s’avèrent… désavantageux.

Les carrefours se retrouvent à toutes les échelles géographiques et d’innombrables villes y naquirent. Ainsi, Trente et le Trentin se situent à la charnière du monde latin, de l’Europe germanique et de l’Europe centrale. Cela pesa dans le choix de la ville pour le concile qui réforma le catholicisme et tenta d’enrayer la réforme protestante (1545-1563). Berne, occupant l’un des trois principaux carrefours du pays (Zurich et Lucerne se situant sur les deux autres) devint-elle, en 1848, la capitale politique de la Confédération helvétique, uniquement du fait qu’elle se trouvait au centre géographique du pays ? La ville paraguayenne de Ciudad del Este, sise à la triple frontière du Paraguay, du Brésil (ville de Foz de Iguazú) et de l’Argentine (ville de Puerto Iguazú) remplit la fonction très particulière de « carrefour de la contrebande [20] » entre ces trois pays et 20 000 personnes fréquentent quotidiennement son marché. Les cartels de la drogue colombiens et mexicains, les mafias russes les triades chinoises et les yakuza japonaises y sont implantés. Dans cette “zone des trois frontières“, réside une forte communauté d’immigrés arabes (environ 70 000), parmi lesquels de nombreux Libanais shiites. En dépit d’un contrôle plus sérieux, elle demeure l’un des centres névralgiques du terrorisme islamiste international [21]. Dans le différend frontalier entre la Chine et l’Inde, cette dernière sait que Pékin ne peut accepter la rétrocession de l’Aksaï Chin car la principale liaison routière entre deux régions essentielles, le Tibet et le Xinjiang, la traverse.

Il existe également des points névralgiques à l’échelle locale, comme dans le cas des puits en pays touareg. Leur implantation répond à des critères complexes, contrôlés par la communauté :
« les puits dont les alentours sont piétinés par les troupeaux ne peuvent [...] être creusés n’importe où. Leur multiplication empêcherait de constituer les pâturages de réserve et de gérer rationnellement les fragiles ressources de cette aire aride. D’autre part, elle rendrait plus difficile la protection du pays. C’est pourquoi les puits sont installés de préférence au croisement de plusieurs territoires. Ils représentent des points de rencontre entre différentes fractions de tribus qui l’utilisent collectivement. À leur emplacement, passent les routes et s’installent les marchés nomades [22] ».

Les avantages ou les désavantages d’une situation peuvent changer. Il faut toujours intégrer à la réflexion le fait que l’évolution des relations internationales, comme celle de l’économie, modifient parfois le rôle d’un pays.

Prenons le cas du Laos : « l’ancienne fonction du Laos en tant qu’État-tampon qui devait séparer le monde socialiste (Vietnam) et le monde libéral (Thaïlande) se transforme aujourd’hui en État pont à travers lequel les échanges économiques régionaux ne cessent de passer [23] ». Ce pays passe donc de l’inertie à l’intégration dans des flux susceptibles d’assurer son développement. Mais il lui faudra alors compter non seulement avec les bienfaits, mais aussi avec les méfaits de ce dernier.

Des analystes envisagent une évolution sensible de l’importance du Népal. Non seulement il redeviendrait une zone de transit entre l’Inde et la Chine, dans la mesure où elles relanceraient leurs relations économiques. Mais il pourrait devenir, également, un segment essentiel de la liaison qu’ils prêtent à la Chine l’intention de réaliser entre le port de Gwadar (Pakistan, province du Baloutchistan) et ses provinces occidentales (Xinjiang-Xizang) [24]. Le rôle régional du petit royaume himalayen enclavé en serait considérablement accru, mais il deviendrait aussi un enjeu encore plus convoité. Lui aussi passerait du rôle d’État tampon à celui de pont.

Loin de séparer, une mer peut relier, sinon unir les États riverains. Le cas de la Méditerranée illustre ce cas de figure. Moins connu, celui de la mer Noire n’en est pas moins intéressant : la Turquie prit, en 1992, l’initiative de créer, avec les autres États riverains et des pays qui en dépendent indirectement (la Russie, l’Ukraine, la Moldavie, la Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie, la Serbie, le Monténégro, l’Albanie, la Grèce, l’Arménie, l’Azerbaïdjan), l’Organisation de coopération économique de la mer Noire (BSEC). Elle sert, pour le moment, de cadre à des coopérations sur des sujets d’intérêt commun très concrets comme les transports, l’énergie, ou la lutte contre les catastrophes naturelles [25]. La région constitue le théâtre d’un discret mais très ferme bras de fer entre Moscou et Washington. Cela explique que les États-Unis appuient de toutes leurs forces la Turquie [26].

Il existe également des passages maritimes, naturels (détroit de Gibraltar entre mer Méditerranée et océan Atlantique, cap de Bonne-Espérance entre océan Atlantique et Océan Indien, détroit de Magellan entre océan Atlantique et océan Pacifique, principalement) ou artificiels (canal de Suez entre mer Rouge et mer Méditerranée, canal de Panama entre océan Atlantique et océan Pacifique, notamment). Tous constituent des enjeux essentiels depuis que les hommes et les richesses circulent par la voie maritime.

Le cas de Panama [27] constitue un exemple instructif : alors que leur puissance s’affirmait, les États-Unis renforcèrent leur emprise sur l’Amérique latine et acquirent la maîtrise de l’isthme central du continent. Le raccourcissement des distances entre les rives atlantique et pacifique du pays (la liaison New York-San Francisco passa de 22 000 à 9 500 kms) constituait un double enjeu : économique et militaire. Aussi, le président Théodore Roosevelt n’hésita-t-il pas, en 1903, à susciter la sécession du Panama pour contourner l’opposition de la Colombie à la cession une bande de territoire pour la construction du canal. Dès son ouverture, en 1914, il vit passer 2 000 navires dans l’année ; entre les deux guerres mondiales, le trafic doubla ; aujourd’hui, il dépasse 14 000 navires transportant près de 300 millions de tonnes de marchandises. Il constitue la principale source de revenus de la minuscule république, ce qui nourrit le sentiment anti-américain de la population et explique l’acharnement des Panaméens à y recouvrer leur souveraineté (émeutes de 1959 et 1964, notamment). Le président Torrijos obtint gain de cause en 1977 et les États-Unis rétrocédèrent la zone du canal en 2000. Afin de tirer le meilleur parti de cet atout, les Panaméens ont décidé par référendum, le 22 octobre 2006, d’élargir le canal d’ici à 2014.

Un détroit peut aussi offrir le meilleur emplacement pour relier deux ensembles territoriaux. Après des siècles de chimères, le tunnel sous la Manche établit (en 1994) une liaison directe et rapide entre la Grande-Bretagne et le continent européen. Point le plus étroit entre l’Asie et l’Europe, le Bosphore est enjambé par deux ponts. Le premier fut inauguré en 1973, à l’occasion du cinquantenaire de la Turquie ; le second entra en service en 1988, à l’endroit “exact“, où le roi perse Xerxès, en 480 avant J.C., traversa l’Hellespont pour envahir la Grèce.

La situation en un point attractif sur un axe de communication constitue également un avantage convoité. Entre deux carrefours, une ville peut être une étape indispensable sur un parcours terrestre : ravitaillement en nourriture et/ou en eau, point de passage, site défensif, point de confluence, point de convergence.

Certains ports s’imposent comme des escales indispensables sur les routes maritimes. Ainsi se dessine une “nouvelle Route de la Soie“, maritime, celle-là, issue, d’une part, de la croissance accélérée de la Chine et de l’Inde, d’autre part, des États arabo-musulmans producteurs, bénéficiaires des prix élevés du pétrole. Chacun des partenaires – l’Inde dans une moindre mesure – dispose d’énormes ressources financières ; les deux puissances asiatiques émergentes absorbent des quantités considérables d’hydrocarbures, ce qui assure des débouchés stables et durables aux États pétroliers.Les étapes de cette “nouvelle Route de la Soie“ relient le Golfe Arabo-Persique à Pékin, en passant par Dammaam (Arabie Saoudite), Doha (Qatar), Abou Dhabi et Doubaï (Émirats Arabes Unis), Mumbai (ex-Bombay, Inde), Chennai (ex-Madras, Inde), Kuala Lumpur (Malaisie), Singapour, Hong Kong et Tokyo. Désormais, la sécurité dans le Golfe Arabo-Persique revêt autant d’importance pour Pékin et New Delhi que pour Washington. Mais leurs intérêts ne convergent pas forcément et les frictions diplomatiques, comme les divergences sur les solutions à apporter aux problèmes de la région, n’en facilitent pas la pacification. Les États en délicatesse avec les États-Unis, au premier rang desquels l’Iran, peuvent jouer de ces différences [28]. Sur ce tracé, le Pakistan (avec la Chine) a choisi un point stratégique très important pour y implanter un port moderne : Gwadar. D’une part, situé dans la province insoumise du Baloutchistan, il s’intègre dans une politique de développement régional sensée pacifier la zone. D’autre part (et surtout ?), il se trouve à proximité du détroit d’Ormuz et forme le centre d’un vaste triangle comprenant le Moyen-Orient pétrolier, l’Asie du Sud populeuse et l’Asie centrale regorgeant de matières premières. Avantage subsidiaire, mais non négligeable, son éloignement le rend beaucoup moins vulnérable que Karachi à une éventuelle frappe indienne [29].

Tout col constitue un site attractif. Point bas permettant de franchir un obstacle du relief, il s’impose la plupart du temps comme un passage obligé dont le contrôle permet d’autoriser ou d’interdire les communications entre des espaces séparés, avant tout en montagne. Il revêt donc un intérêt majeur, tant d’un point de vue économique, comme le montre l’exemple suisse, que d’un point de vue militaire, comme l’illustrent de multiples épisodes militaires. Des villes à vocation de marché et/ou de garnison se trouvent souvent à proximité des cols les plus importants : Briançon au pied du col de Montgenèvre, Innsbruck au débouché du col du Brenner, Vladikavkaz au pied du col de la Croix, Peshawar sous le col de Khyber, parmi bien d’autres.

La connaissance de la situation géographique de toute zone de crise ou de conflit apporte, en général, un premier élément d’explication. Un lieu de confrontation s’avère rarement dépourvu de tout avantage ou de tout inconvénient. Toutefois, le niveau spatial pertinent pour saisir cet aspect du problème varie. Selon les cas, une situation peut se révéler essentielle pour un canton, une région, un pays, un continent, l’ensemble du monde, ou plusieurs de ces niveaux à la fois. Les cartes à consulter ne sont pas les mêmes. L’importance de l’enjeu varie. En outre, l’atout ou le handicap lié à une situation géographique donnée peuvent changer avec le temps, notamment en fonction du niveau de développement atteint ou d’une recomposition politique interne ou/et régionale. L’œuvre des hommes peut modifier la valeur d’une situation : les progrès de la navigation maritime contribuèrent à la régression de la Route de la Soie ; Suez ou Panama ne représenteraient pas grand chose sans leur canal, l’absorption d’un territoire peut modifier la valeur stratégique d’une ville, d’un pont ou d’un col qui s’y trouvent, par exemple.


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PROBLÉMATIQUES LIÉES À LA SITUATION GÉOGRAPHIQUE

Où les événements se produisent-ils ?

Quelle(s) caractéristique(s) de la localisation influent
sur la crise ou l’affrontement ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour situer le territoire où se déroule la crise ou le conflit et en relever les caractéristiques :

  • les cartes,
  • les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie et à l’histoire.

Les informations recueillies servent à repérer les avantages et/ou les inconvénients de la localisation du territoire constituant des enjeux et/ou influant sur le déroulement des événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

  • l’accès à la mer,
  • l’enclavement,
  • le contrôle d’un carrefour,
  • le contrôle d’un passage maritime,
  • le contrôle d’un point attractif sur un axe de communication,
  • le contrôle d’un col,
  • les progrès techniques et/ou les transformations économiques et/ou les modifications d’un ensemble territorial qui modifient la valeur d’une situation géographique.

La liste n’est pas exhaustive,
mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise
ou le conflit que l’on étudie.


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[1. Dupont Gaëlle, « Les fonds sous-marins, objet de convoitise pour les États », Le Monde, 13 mai 2009.

[2. Lafargue François, « Afrique du Sud : la sentinelle de l’Atlantique », Questions internationales, n° 14, 2005, p. 34.

[3. Ces États se trouvent au nombre de 42, soit environ un cinquième de la communauté internationale. L’Amérique en compte deux : la Bolivie et le Paraguay ; l’Asie, douze : l’Afghanistan, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Bhoutan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Laos, la Mongolie, le Népal, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan ; l’Europe, treize : la principauté d’Andorre, l’Autriche, le Belarus, la Hongrie, la principauté de Liechtenstein, le grand-duché de Luxembourg, la Macédoine, la Moldavie, la république de San Marin, la Slovaquie, le Suisse, la République Tchèque et le Vatican ; l’Afrique, quinze : le Botswana, le Burkina Faso, le Burundi, la République de Centrafrique, l’Éthiopie, le Lesotho, le Malawi, le Mali, le Niger, l’Ouganda, le Rwanda, le Swaziland, le Tchad, la Zambie et le Zimbabwe. Relevons le double enclavement de la principauté de Liechstenstein et de l’Ouzbékistan : des États eux-mêmes enclavés les entourent (Autriche et Suisse, pour le premier ; Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Afghanistan et Turkménistan, pour le second).

[4. « La Russie signe un accord pour construire un gazoduc en mer Caspienne », Le Monde, 21 décembre 2007.

[5. Medetsky Anatoly, « War Casts Clouds over Pipeline Route », The Moscow Times, August 14, 2008.

[6. Ibidem.

[7. Châtelot Christophe et Jégo Marie, « La Russie ne convainc pas ses alliés à (sic) reconnaître l’Ossétie et l’Abkhazie », Le Monde, 25 septembre 2008.

[8. Medetsky Anatoly, « Putin Clinches Deal for Uzbek Pipeline », The Moscow Times, September, 3, 2008.

[9. « Central Asia.Russia and United States Intensify Energy Competition », Eurasianet, September 9, 2008.

[10. Singh Rajiv, « Agni III : Splashdown in a Cup of Coffee », Domain-b.com, April 18, 2007.

[11. Blagov Sergei, « Russia Eyes “Transit Superpower“ Status », Eurasia Daily Monitor, September 15, 2008.

[12. Brzezinski Zbigniew, Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, 1997, Bayard, p. 68.

[13. Ibidem.

[14. Ibidem, pp. 74-75.

[15.Schleifer Ygal, « Questions Cloud Turkish-EU Energy Cooperation », Eurasianet, June 13, 2007 ; Perrier Guillaume, « Turquie : nouveau carrefour des stratégies énergétiques », Le Monde, 24 juin 2008.

[16. Perrier Guillaume, op. cit.

[17. Birch Nicolas, « Trans-Caucasus Railway Gets Green Light », Eurasianet, October 15, 2007 et Bocioaca Stefan, « The Baku-Tbilisi-Kars Railway : the First Step in a Long Process », The Power and Interest News Report, December 13, 2007.

[18. Polat Abdu Mannob, « Reassessing Andijan : the Road to Restoring US-Uzbek Relations », The Jamestown Foundation, Occasional Paper, June 2007.

[19. Naim Moises, « Hugo Chavez’s Criminal Paradise », Los Angeles Times, November 10, 2007.

[20. Legrand Christine, « Un ancien général putschiste et l’“évêque rouge“ se disputent les faveurs des Paraguayens », Le Monde, 3 novembre 2007.

[21. Berti Benedetta, « Reassessing the Transnational Terrorism-Criminal Link in South America’s Tri-Border Area », The Terrorism Monitor, September 22, 2008.

[22. Claudot-Hawad Hélène, op. cit., pp. 39-40.

[23. Malovic Dorian, « Le Laos communiste, enjeu stratégique régional », La Croix, 2 novembre 2007.

[24. Koirala Bhaskar, « The Port of Gwadar and North-West Nepal », Nepalnews, November 17, 2007.

[25. Vernet Daniel, « Une mer Noire, noire, noire… », Le Monde, 28 novembre 2007.

[26. Kucera Joshua, « US Develops a Strategic Black Sea Plan », Eurasianet, 2 mars 2007.

[27. Caroit Jean-Michel, « Le canal remis en chantier », Le Monde, 26 octobre 2006 ; Olivier Michel, « Panama, le canal des géants », Le Figaro, 19 janvier 2007.

[28. Molavi Afshin, « The New Silk Road », The Washington Post, April 9, 2007.

[29. Iqbal Khuram, « Why Peace in Balochistan is Crucial », ISN-Security Watch, December 19, 2007.

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