Doctorant en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Inspecteur de l’Education nationale. Il est diplômé de l’Institut Français de Géopolitique et du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques
Mehdi Lazar présente ici une réflexion sur l’usage qui a été fait du livre désormais classique de Samuel Huntington, "The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order", (1996). Pour M. Lazar, la thèse du choc des civilisations eut un rôle pédagogique et stratégique. Elle nous renseigne sur la structure de pensée de l’administration de G. W. Bush (2001-2009).
SAMUEL Huntington avoue écrire à gros traits [1] : ses interprétations du monde sont donc empreintes de raccourcis. Elles eurent néanmoins le mérite de remettre les identités au centre du débat géopolitique à une époque où encore seules les idéologies comptaient [2].
Au-delà de ses idées, les thèses de Samuel Huntington sont utiles par ce qu’elles nous apprennent sur les acteurs de la politique américaine. Ses démonstrations sur le choc des civilisations – comme celles plus récentes sur l’identité américaine [3]– dérangèrent les libéraux américains et furent récupérées par l’ex administration Bush jr. Il fallut pour cela attendre les attentats du 11 septembre 2001 qui, par leur caractère improbable, laissèrent un vide conceptuel qui nécessitait un nouveau paradigme de compréhension du monde et de ses enjeux. Simple et opératoire en apparence, la thèse d’Huntington fut appréciée des néo-conservateurs [4]. Aujourd’hui, dans le monde « post-américain » [5] de l’administration Obama, la démonstration du choc des civilisations parait obsolète. Elle est cependant toujours partagée par nombre de décideurs américains et pourrait revenir sur le devant de la scène en cas de victoire républicaine en 2012. Une (re) lecture des conditions qui ont été favorables à la considération du choc des civilisations parait donc instructive.
Dans son ouvrage sur le choc des civilisations, Samuel Huntington estime qu’après la guerre froide, période (1947-1990) pendant laquelle on a raisonné en termes d’affrontements idéologiques entre le bloc communiste et le « monde libre », les rapports de force pertinents sont dorénavant ceux entre les civilisations [6].
Selon S. Huntington, la politique mondiale devait être désormais dominée par un choc entre différentes civilisations où les « lignes de front » du futur seraient les lignes de fracture entre ces civilisations et notamment celles entre la civilisation musulmane et la civilisation occidentale [7]. Dans cette théorie, les civilisations auraient vocation à s’affronter car : (i) elles sont différentes, (ii) le monde devient plus petit, (iii) les changements économiques et sociaux recomposent les identités qui sont de moins en moins locales, (iv) la prises de conscience du rôle des civilisations est mis en exergue par le rôle de « l’Ouest » (v) les caractéristiques culturelles changent moins facilement que celles économiques et politiques [8].
Ces postulats ne sont pas faux et la thèse d’Huntington fut tout d’abord assez séduisante, notamment par la tentative de conceptualiser la fin de la bipolarité. En effet, à l’ordre binaire de la guerre froide, Samuel Huntingon oppose un ordre multipolaire basé sur les civilisations. Pour cet auteur, ce sont bien dans les zones où les civilisations sont en contact que les conflits se multiplient : Méditerranée, Caucase, Sud du Sahara. Les auteurs « réalistes » adressèrent cependant à S. Huntington le reproche que cette logique des civilisations reste supérieure à celle des Etats [9]. Ceci est vrai et Samuel Huntington ne peut l’ignorer, mais sa tentative théorique a un autre but que celle d’expliquer le monde et son agencement : il s’agit d’une vision stratégique.
Bien que Samuel Huntington soit assez fin pour voir qu’une civilisation est composite et peut inclure plusieurs Etats-Nations et plusieurs sous-civilisations [10], il fait cependant des civilisations le remplaçant intégral des idéologies de la guerre froide, passant ainsi d’un déterminisme idéologique – ou économique – à un déterminisme historique et culturel. Cette vision incite de nouveau à considérer des vastes ensembles comme plus ou moins monolithiques et à faire abstraction de leurs sous-ensembles politiques ou culturels qui sont plus ou moins conflictuels.
L’avantage et le principal défaut de la théorie de Samuel Huntington est donc de vouloir être un métarécit. Simple mais trop global, il ne peut rendre compte de la complexité du monde contemporain. C’est déjà la critique que Jean-François Lyotard adressait en 1979 à certains auteurs [11]. Nous vivons en effet dans un monde de la volatilité (notamment des idées et des valeurs), de la fragmentation (à l’inverse donc du monolithe) et dans un espace économique et culturel global de plus en plus unifié [12]. Le récit d’Huntington ne correspond donc que superficiellement aux nouvelles configurations géopolitiques : la globalisation de l’économie et des cultures [13], la montée des instabilités – devenues multiformes – et des crises d’une complexité inédite. A ceci, S. Huntington répond par un système de pensée trop « moderne » car renvoyant à un sens de l’histoire (le choc des civilisations – sur une base religieuse – est le dernier stade d’évolution des conflits dans le monde après les étapes monarchiques, populaires et idéologiques).
C’est cette vision « moderne » qui fait entrevoir le système de pensée qui est celui de toute une frange de la communauté des décideurs de la politique étrangère américaine [14]. Pour ceux-ci, le rideau de fer idéologique ne demandait dans les années 1990 et 2000 qu’à être remplacé par un rideau de velours confessionnel (semblable à celui qui s’abattit sur l’Europe lors de la réforme protestante). Ce rideau « de culture » partagerait le monde en une construction manichéiste isolant « the west and the rest » [15]. Et si l’identité fonctionne à plusieurs échelles, aussi bien géographiques que dans la composition de ce qui définit un individu [16], Samuel Huntington proposait lui plutôt une géopolitique qui répond au besoin réactionnaire de représentation du monde selon une structure binaire et simpliste. Donc s’il est vrai que les facteurs identitaires sont souvent décisifs dans la logique et la genèse des conflits, Samuel Huntington propose cependant le calque d’une grille de lecture unique. En creux, la thèse de Samuel Huntington n’en fut pourtant pas moins utile et courageuse.
Rappelons que Samuel Huntington n’est pas lié à la droite protestante fondamentaliste, ni au parti républicain et qu’il n’appartenait pas à la famille des néo-conservateurs. Cependant ses analyses firent de lui un pilier de la pensée conservatrice aux Etats-Unis [17]. Il faut également laisser à Samuel Huntington deux choses : son flair des grandes questions et son honnêteté dans la démarche intellectuelle. Il eut en effet le mérite de rappeler la pertinence de la question identitaire et culturelle en géopolitique et il eut le courage de sortir ses analyses à un moment où le contexte international ne leur présageait pas le meilleur accueil.
Au moment où l’article de Samuel Huntington sur le choc des civilisations paraît en 1993 dans la revue Foreign Affairs, une vague d’indignation agita les Etats-Unis. La guerre du Golfe venait juste de se finir et avait regroupé une coalition composée de plusieurs États arabes. La thèse du choc des civilisations gêna donc fortement les démocrates, effrayés à l’idée d’un affrontement entre le monde chrétien et le monde islamique. Il fallut attendre l’après 11 septembre 2001 pour que la théorie du choc des civilisations devienne une idée-force du gouvernement des Etats-Unis – tout comme celle des islamistes le plus radicaux – afin de légitimer une politique antérieure : « the clash of civilisation. It is about making global politics a clash of civilization » [18].
En ce sens, les thèses d’Huntington servirent les représentations religieuses qui existaient déjà chez certains dirigeants américains. Le vocabulaire du « Bien » et du « Mal » utilisé par G. Bush jr dans un discours quasi théologique fut ainsi traduit en représentation stratégique – la guerre contre l’ « axe du mal » ou « la guerre au terrorisme » – influencée en cela par l’œuvre de Samuel Huntington. Le choc des civilisations réactiva effectivement le dualisme religieux courant aux Etats-Unis (mais devenu orphelin avec la fin de l’URSS). Cette pensée ressurgit finalement lorsque le 11 septembre se produisit, réactivant ce dualisme et (re) projetant dans l’espace mondial le religieux et l’imaginaire stratégique américain. Parallèlement, les attentats précipitèrent un programme de remilitarisation qui visait à contrebalancer la perte du leadership économique américain en raison de la globalisation (une thèse partagée par Samuel Huntington). Ce fut ce qui justifia une guerre préventive – et non préemptive – telle que celle d’Irak en 2003.
En revanche, l’influence des thèses d’Huntington sur l’administration Bush jr ne se retrouva pas dans sa carte simpliste du monde mais plutôt dans ses fondements conceptuels : l’affrontement entre « nous » et « les autres » qui justifiait un projet moral antérieur. Alain Joxe proposa donc de joindre le « messianisme impérial » des néo-conservateurs américains avec le « culturalisme tragique » d’Huntington dans une représentation « autistique » du monde [19]. Cette administration choisit en effet de s’affranchir de la carte monolithique du monde de Samuel Huntington pour remodeler le Moyen-Orient en « imposant » la démocratie en Irak, pariant sur la théorie « des dominos » (reproduisant en ce sens les méthodes de la guerre froide). La thèse du choc des civilisations eut donc un rôle pédagogique et stratégique mais pas de statut revendiqué ; officiellement la « doctrine Bush » puis la stratégie du « Grand Moyen-Orient » passa par l’exportation de la démocratie dans les pays arabes et en particulier en Irak [20]. Ce fut un échec dont les Etats-Unis tentent de sortir tant bien que mal.
Samuel Huntington a été un important producteur de paradigmes pour les stratèges du statecraft américain. Et c’est ainsi qu’il faut voir ses thèses : il ne s’agit nullement d’histoire ou d’approche culturelle sur la longue durée, cela est trop simpliste, mais bien de vision stratégique. En conséquence, la théorie du choc des civilisations ne fut pas utile en tant que construction explicative du monde, mais plutôt afin de fournir des éléments de compréhension de la structure de pensée de l’administration Bush jr. Cette administration fut réactionnaire dans le sens où elle réagit au vertige de la postmodernité (l’absence d’ennemi global et d’imaginaire stratégique structurant) par une vision du dualisme (le « Bien » – le « Mal ») selon un fondamentaliste moral d’inspiration religieuse. Telle une prophétie auto-réalisatrice, les attentats du 11 septembre validèrent cette vision des relations internationales que le choc des civilisations rendit stratégiquement intelligible. Les néo-conservateurs mirent alors en avant la thèse d’Huntington afin de convertir les esprits à leur politique antérieure.
Après la séquence plus wilsonienne du président Obama, une perspective du retour à la maison blanche des républicains en 2012 pourrait laisser présager à la fois un retour des courants isolationnistes et, avec le poids du mouvement Tea Party [21], une nouvelle influence des thèses de Samuel Huntington [22]. Cependant, avec le retrait des troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan et après des années de négligence de la politique asiatique, les républicains pourraient se retourner vers la « civilisation confucéenne » dans le cadre à la fois de sa puissance démographique, d’un basculement du monde vers l’Asie et d’une nouvelle conflictualité potentielle en Mer de Chine. Sur le sol américain, la théorie du choc des civilisations pourrait avoir une nouvelle lecture interne avec des débats renouvelés sur l’intégration des immigrés – notamment musulmans – et sur la surveillance du territoire.
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. Voir sur le Diploweb.com l’article de Guillaume Coulon, « Etats-Unis : Mitt Romney et le rétroviseur néoconservateur », Voir
[1] Huntington Samuel, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996.
[2] Prévélakis Georges, Les Balkans, cultures et géopolitique, Paris, Nathan 1994.
[3] Huntington Samuel, Who Are We ? The Challenges to America’s National Identity ?, New York, Simon & Schuster, 2004.
[4] Elle fut par exemple préférée à d’autres comme celles de Fareed Zakaria qui avançait que les attaques venaient des dysfonctionnements du monde arable lui-même et de son manque de régulation politique. Voir à ce propos : Fareed Zakaria, “The Politics Of Rage : Why Do They Hate Us ?” in Neewsweek, 14 octobre 2001.
[5] Fareed Zakaria, The Post-American World, New York, W.W. Norton & Company, 2008.
[6] Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
[7] Lacoste Yves, « Géopolitique des religions » in Hérodote, n°106, troisième trimestre 2002.
[8] Huntington Samuel, “The clash of civilizations ?”, in Foreign affairs, été 1993, n°22.
[9] Chauprade Aymeric et Thual François, Dictionnaire de géopolitique : états, concepts, auteurs, Paris Ellipses, 1998, p.591-592.
[10] Huntington Samuel, 1993, op.cit.
[11] Lyotard Jean-François, La condition postmoderne, Les éditions de minuit, collection « critique », 1979.
[12] Harvey David, The condition of postmodernity, Cambridge, Blackwell, 1989.
[13] Castell Manuel, L’ère de l’information. Vol. 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998.
[14] O’Thuathail Geraróid, Critical geopolitics, Borderlines vol. 6, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
[15] Huntington Samuel, 1996, op.cit.
[16] Voir à ce sujet : Appadurai Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005.
[17] Cohen Jim, « Samuel Huntington dans l’univers stratégique américain », in Mouvements n°30, novembre-décembre 2003, p. 21-30.
[18] O’Tuathail Geraróid, 1996, op.cit.
[19] Joxe Alain, L’empire du chaos, Paris, La découverte, 2004.
[20] Voir notamment la stratégie américaine de sécurité de 2002 : The National Security Strategy, septembre 2002, visible sur georgewbush-whitehouse.archives.gov/nsc/nss/2002/, consulté le 15 février 2005. Et le discours du Président Bush : President Discusses the Future of Iraq, Office of the Press Secretary, White House, 26 février 2003, visible sur georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/releases/2003/02/20030226-11.html, consulté le 15 février 2005.
[21] Mead Walter, “The Tea Party and The American Foreign Policy”, in Foreign Affairs, mars / avril 2011.
[22] Voir le revirement de Fouad Ajami dans son article « The clash » dans l’édition du New York Times du 6 janvier 2008.
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