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www.diploweb.com Géopolitique de la culture - Vingt ans après l'ouverture du cycle de l'Uruguay

Que devient l’exception culturelle?

Par Vanessa Marson,

Docteur en langue anglaise de la Faculté des affaires internationales du Havre

 

En prônant le principe d’exception culturelle, l’Europe communautaire a décidé de ne prendre aucun engagement spécifique dans ce domaine. Elle a réservé ce secteur selon la technique des listes positives (bottom up). A l’issue du cycle de l’Uruguay, le secteur audiovisuel n’est donc pas exclu du GATS, mais fait partie des exceptions aux règles du commerce international. Le problème majeur de ces exceptions est qu’elles doivent être réexaminées tous les cinq ans, et que leur durée ne peut en principe excéder dix ans.

L’exception culturelle reste ainsi un principe vulnérable soumis aux pressions américaines, mais son contenu est officialisé lors d’un séminaire culturel tenu à l’occasion de la réunion informelle du Conseil du 5 octobre 1993.

Depuis cette date les principes de l’exception culturelle restent identiques, mais ce qui au départ semble être un combat typiquement européen, devient peu à peu un combat international.  En 2005, la Convention sur la diversité culturelle de l'UNESCO semble vouloir assurer la continuité de la bataille de l’Europe en corroborant au principe d’exception culturelle. Elle comble un vide juridique en reconnaissant légalement les biens et services culturels. Elle dresse une liste de principes que les pays signataires doivent respecter, et fixe des objectifs contraires aux règles normatives de l’OMC. Cependant, son pouvoir face aux grands principes de l’OMC reste limité.

Biographie de l'auteur en bas de page.

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Il y a tout juste vingt ans s’ouvrait le plus long cycle de négociations commerciales multilatérales jamais connu : le cycle de l’Uruguay (1986-1994). Ce cycle de négociations du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) proposait d’appliquer les règles du commerce international aux services, notamment audiovisuels[i], en créant le GATS (General Agreement on Tariffs and Services). Jusqu’à cette date, les dispositifs du GATT ne concernaient que le commerce des marchandises. L’extension de ces règles aux services audiovisuels soulève dès lors un débat houleux entre l’Europe communautaire et les Etats-Unis: pourquoi l’Europe devrait-elle accepter, sous la pression américaine et au nom de la logique de marché, de soumettre ce qu’elle considère comme des singularités culturelles aux règles appliquées aux marchandises ? Comme le revendique François Mitterrand, alors Président de la République française (1981-1995) : « Les créations de l’esprit ne peuvent être assimilées à de simples marchandises »[ii]. Cette fameuse phrase a été prononcée lors du sommet de l’île Maurice en 1993 pour défendre l’exception culturelle. L’exception culturelle évoque un ensemble de principes qui ont une connotation défensive par rapport à la libéralisation des biens et services culturels, et en particulier à la puissance audiovisuelle américaine. Elle met en avant la nécessité de protéger les services audiovisuels d’une conception marchande et d’une invasion des programmes américains. Elle permet également aux Etats de conserver leur souveraineté en matière de politique audiovisuelle.  

La médiatisation de l’exception culturelle lors du cycle de l’Uruguay a montré que lorsque l’Europe défend ses cultures, les Etats-Unis défendent leur industrie. Pour l’Europe, le secteur audiovisuel est conforme à une certaine idée de la culture qui repose sur une vision héritée d’une tradition : la prévalence juridique des droits d’auteur sur les exigences du marché. Cette conception repose sur le fait que les œuvres audiovisuelles et cinématographiques véhiculent des valeurs et des idées, et ne peuvent à ce titre être abandonnées aux lois du marché. Pour les Etats-Unis, le rapport aux services audiovisuels est différent. La finalité des productions audiovisuelles est le profit. Les services audiovisuels sont soumis aux lois du marché. Le droit moral de l’auteur s’efface au profit d’une logique commerciale. Ainsi, si la position américaine sur la libéralisation mondiale des services audiovisuels est conforme au statut commercial conféré Outre-atlantique à la production en question, la position européenne ne peut s’enorgueillir d’une telle cohérence.  

Où en le combat qui oppose traditionnellement l’Europe aux Etats-Unis ? Certes, la manifestation la plus vive de l’exception culturelle remonte au cycle de l’Uruguay, mais contrairement aux idées reçues, le XXIe siècle, caractérisé par une mondialisation grandissante, réaffirme ses contenus. Par mondialisation, il faut comprendre la convergence des marchés sous l’effet des stratégies des firmes multinationales qui recherchent le profit par des transactions opérées au niveau international. Ce contexte favorise l’opposition entre les tenants d’un libre-échange sans limite et les partisans d’une mondialisation plus modérée, qui ne souhaitent pas abandonner les biens et services culturels aux lois du marché ordinaire. Un tel contexte encourage également la défense de l’exception culturelle au niveau international. L’exemple le plus récent est celui de l’adoption, en octobre 2005, de la Convention sur « la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » par l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO)[iii]. Cette Convention suggère de conférer un statut juridique à la culture et reconnaît la nature spécifique des biens et services culturels dans le processus de libéralisation. Quel lien y a t il entre cette convention internationale et l’exception culturelle ? Cet article a pour objet de démontrer l’importance croissante de l’exception culturelle au niveau international.  

Pour déterminer cette importance, il faut dans un premier temps comprendre les enjeux de l’exception culturelle, mais également les origines de l’instance internationale qui en est le point de départ : le GATT. Une première partie rappellera les objectifs de l’instance internationale et le contexte dans lequel s’est ouvert le cycle de négociations de l’Uruguay. Une seconde partie présentera les motifs économiques et juridiques de l’exception culturelle. Une dernière partie analysera le lien qui unit la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle à l’exception culturelle définissant la portée d’un combat devenu global.

 

1) La construction du GATT après la Seconde Guerre mondiale

Le GATT est un accord international sur les tarifs douaniers et le commerce, signé par 23 pays[iv] le 30 octobre 1947 à Genève. Il est chargé d’alléger et de supprimer certains obstacles aux échanges et implique une zone de libre-échange dans laquelle les droits de douane sont réduits. L’idée est de créer un vaste marché susceptible de stimuler la concurrence et de favoriser l’appareil productif. L’accord est signé suite au projet de la charte de la Havane qui devait donner naissance à l’Organisation internationale du commerce. Cette charte est un traité de 106 articles et 16 annexes issus des premières propositions américaines de réduire les droits de douane et les obstacles au commerce international. En 1946, l’Organisation des nations unies, sur ces propositions, prévoit une conférence mondiale sur le commerce et l’emploi. A la suite de cette conférence, un comité représenté par quatorze pays qui acceptent les négociations commerciales est créé. Les travaux de la conférence aboutissent à l’adoption de la charte. Selon la conférence des nations unies sur le commerce et l’emploi, organisée en 1948, le but de la charte est double : redresser le plein emploi et développer le commerce international.

Au départ, la charte suscite des clivages importants entre les Etats participants. Trois thèses s’opposent : celle des Etats-Unis, de l’Europe et des pays en voie de développement. Pour les Etats-Unis, la priorité est de décloisonner les marchés en réduisant les droits de douane. Pour les pays d’Europe, la charte doit servir à reconstruire les pays touchés par la Seconde Guerre mondiale. Ils entendent conserver les moyens de protéger certains secteurs de leur économie en cours de réorganisation. Enfin, les pays en voie de développement, eux, souhaitent des dispenses et des dérogations aux articles prévus par la charte pour avoir le temps de développer leur industrie naissante. Le compromis final de la charte concerne donc trois points sur lesquels chaque pays s’est exprimé : la réduction des obstacles aux échanges, le développement économique et la reconstruction.

Bien que la charte de la Havane ne soit jamais entrée en vigueur, ses principes sont repris par le GATT sur la base de négociations commerciales multilatérales. En négociant des droits de douane, des accords préférentiels, des contingentements et des barrières non tarifaires, les Parties Contractantes font évoluer les règles du traité en s’appuyant sur leurs propres expériences. Chacune servant à évaluer les différents points qui doivent être négociés à chaque cycle. En 1982, les Etats-Unis demandent l’élargissement des règles du GATT aux services. Ils posent dès lors les prémices d’un véritable conflit qui va les opposer durablement à l’Europe et au Canada.

 

L’extension des règles du GATT aux services: une requête américaine

a) Le contexte international

Premier pays excédentaire du monde en matière de services (20 % du commerce mondial), les Etats-Unis sont les premiers à demander l’ouverture des négociations aux services. La période durant laquelle est présentée la requête américaine suit le Tokyo Round, (1973-1979) qui coïncide avec le second choc pétrolier. Le commerce international stagne et engendre l’adoption de barrières protectionnistes. Aux Etats-Unis la récession touche essentiellement les industries manufacturières. Jusque dans les années soixante-dix, la prospérité américaine s’était fondée sur ces industries. Le choc pétrolier bouleverse ce paysage économique.

b) La crise des industries manufacturières américaines

Entre 1975 et 1990, les activités manufacturières américaines passent de 45 % à 41 % (dans les investissements directs à l’étranger) alors que le secteur tertiaire passe de 24 % à 36 %. La compétitivité du secteur secondaire est modifiée. Le secteur des services audiovisuels se renforce continûment et est le plus touché par la tertiarisation de l’économie américaine. Les Etats-Unis comptent sur cette mutation pour réduire leur déficit commercial qui est estimé à 70 milliards de dollars en 1986. Ils cherchent à utiliser leurs points forts pour compenser leurs faiblesses. Au plan interne, et à partir de 1975, « plus de la moitié des emplois aux Etats-Unis ont été liés au recueil, au traitement, au stockage et à la diffusion d’information ».[v] L’évolution du secteur des communications paraît se démarquer des autres activités tertiaires. Le secteur secondaire, lui, décline : « La production n’est plus ce qu’elle était. Les industriels américains ferment leurs usines pour se tourner vers les activités plus rémunératrices, s’enrichir dans la publicité, les transports ou la distribution. Et le mouvement s’accélère depuis 1980. » [vi]  

En 1986 plus d’un million d’emplois est supprimé. L’industrie manufacturière est mise à l’écart. Au plan externe, la moitié du PNB américain est lié au traitement de l’information, et le contre choc pétrolier encourage l’exportation des services. Les multinationales se multiplient et concurrencent des pays dont l’expansion du commerce des invisibles est encore plus spectaculaire qu’aux Etats-Unis. La situation économique des Etats-Unis dans les années quatre-vingt encourage la requête américaine d’ouvrir les services audiovisuels aux négociations commerciales multilatérales. Le cycle de l’Uruguay qui s’ouvre sous l’administration de Ronald Reagan (40 e Président des Etats-Unis, premier mandat de 1981 à 1984) poursuit deux objectifs : étendre aux services et au reste du monde les principes de libéralisation et trouver une solution à la crise que traversent les industries manufacturières américaines.  

 

2) De l’ouverture du cycle de l’Uruguay à l’exception culturelle

Comprendre l’exception culturelle et ses enjeux

Bien plus qu’un concept, dont la définition est souvent galvaudée, l’exception culturelle est un instrument juridique de grande amplitude liés à des enjeux de pouvoir économique et politique. La bataille économique est intimement liée à la puissance audiovisuelle américaine que toutes les statistiques confirment, et à laquelle l’exception culturelle s’oppose en surprotégeant, par le jeu de mécanismes juridique et financiers, l’industrie audiovisuelle de l’Europe. Le combat politique, lui, se situe dans le prolongement d’une vision européenne héritée du passé : la culture aux Etats, et en ce qui concerne cette étude, le monopole public des télévisions européennes. La France s’est toujours démarquée de ses voisins européens dans  ce combat. L’exception culturelle est d’ailleurs, rappelons-le, une revendication d’origine française qui remonte à 1981. Elle concerne alors l’édition et se fonde sur la conviction selon laquelle le livre n’est pas un produit comme les autres pouvant être abandonné au libre jeu de la concurrence. La diversité des œuvres doit être protégée des risques de domination des best-sellers propulsés en tête de gondole sous la pression du marketing et des maisons d’édition. La défense des librairies indépendantes face à la grande distribution et les supermarchés du livre[vii] est également en jeu. Cette limite du marché concurrentiel, rappelle Serge Regourd, vise à éviter « les logiques de rabais sur les produits d’appel ne profitant qu’aux éditeurs dominants et à des ouvrages formatés par un certain marketing »[viii]. Cette première manifestation de l’exception culturelle dévoile son principe de base : extirper les services et biens culturels des lois du marché ordinaire. En 1986, l’ouverture du cycle de l’Uruguay va propulser l’exception culturelle sur la scène internationale. Le concept se heurte dès lors à la demande américaine d’ouvrir un cycle de négociations commerciales multilatérales aux services audiovisuels.  

a) Définition et enjeux

L’exception culturelle se traduit par une absence d’offre à la libéralisation mondiale des services sur un certain nombre de secteurs liés à la culture. Il se définit comme : « la volonté de sauvegarder certaines valeurs ou certaines singularités culturelles en s’efforçant de les soustraire aux lois du marché, notamment à celles du commerce international »[ix]. Le libre jeu des marchés lutte précisément contre toute extension de normes régulatrices pour y substituer la privatisation des activités économiques et l’accroissement de la liberté des échanges. Selon cette philosophie, les principes du GATS optent pour l’accès égal au marché pour les produits étrangers. Ils renforcent le laisser-faire. et ne tiennent plus compte des bénéfices accumulés par des générations de gouvernements interventionnistes. L’Europe communautaire résiste à cette pression libérale. Elle entend conserver la possibilité de mener ses politiques d’aides nationales et communautaires. L’exception culturelle assume dès lors un rôle de défense des acquis de la politique audiovisuelle commune et des réglementations nationales.

Cette défense, organisée par les ministres européens de la communication, fixe une ligne de conduite en plusieurs points dont celui de maintenir et de développer les politiques d’aides financières nationales ou communautaires. Dans la mesure où la France est le seul pays à avoir imaginé une réglementation de diffusion et un système d’aide à la production et à la distribution, prenons l’exemple des sources de financement françaises pour comprendre ce que défend l’exception culturelle.

Avant d’étudier les différents scénarios envisagés par une libéralisation des services audiovisuels, il faut bien comprendre ce que la France défend. Le terme « exception culturelle » stigmatise de manière quasi automatique le lien que la France entretient avec ses services audiovisuels. L’étiquette portée par la France est alors celle d’un pays quelque peu rétrograde qui est attaché à l’idée de culture dans un monde où la dynamique du marché des biens et services culturels est réelle, et dans lequel les intérêts économiques l’emportent sur les questions culturelles. En France pourtant, comme ailleurs, l’industrie audiovisuelle représente un marché, et même si l’on ne peut nier l’existence du lien entre Etat et culture, on ne peut d’avantage nier celle du lien entre Etat et recettes. Le compte de soutien financier français pour l’audiovisuel s’impose donc avant tout comme une institution financière chargée de recueillir et de redistribuer ces recettes. Le compte de soutien financier français pour l’audiovisuel s’ouvre en 1959 (décret du 16 juin) et ne concerne à l’époque que l’industrie cinématographique. En 1983, il s’élargit à la télévision et à la vidéo et officialise l’existence du soutien à l’audiovisuel en créant le COSIP (Compte de soutien aux industries de programme). Les fonds proviennent dès lors de trois sources d’inégale importance, correspondant aux trois modalités des services audiovisuels : le cinéma, la télévision et la vidéo. La première source du COSIP, affectée au départ en totalité au cinéma, est la TSA. (Taxe spéciale additionnelle). Cette taxe, instituée en 1960, est prélevée sur les billets en salle et s’applique à l’ensemble des œuvres diffusées en France, quelque soit leur nationalité d’origine. Ces dernières années, elle a représenté environ un quart des recettes du COSIP, mais a été progressivement concurrencée par la participation financière de la télévision qui se traduit par une taxe perçue sur toutes les sociétés de télévision affectée à l’ensemble du secteur audiovisuel. Depuis 1997, cette ressource procure l’essentiel des revenus de l’industrie cinématographique, suivi de près par la TSA qui est principalement alimentée par les productions américaines. Contrairement aux idées reçues la forte importation des films américains est bénéfique à la production cinématographique française. Grâce au vingt millions d’entrées du film Titanic cinq ou six longs métrages français ont vu le jour. On estime actuellement que le cinéma américain finance environ 80% de la production française.  

En proposant d’étendre les règles du GATT aux services audiovisuels, les Etats-Unis menacent d’ébranler ce financement, mais également les mécanismes de soutien audiovisuel européens. Cette menace s’exerce par le jeu d’un double mécanisme propre au GATT : la clause de la nation la plus favorisée et le traitement national.  

Le principe de la nation la plus favorisée, article 1 du GATT, stipule que : « tout traitement plus favorable accordé par un Etat membre aux produits - marchandises ou services provenant d’un autre Etat doit être étendu à tout autre Etat membre s’agissant des produits similaires »[x]. En clair, tout avantage commercial accordé par une Partie Contractante du GATT à une autre Partie Contractante doit systématiquement être étendu à l’ensemble des Parties Contractantes. Ce principe qui s’appuie sur le principe du multilatéralisme, est un puissant facteur de libéralisation mondiale des échanges. Il se distingue du bilatéralisme avec ses règles d’échanges équilibrés à deux, mais également du régionalisme qui est un multilatéralisme limité aux pays d’une même zone géographique. Le modèle du marché unique de la Communauté européenne, dont l’existence repose sur la création d’une zone de libre-échange, est basé sur un multilatéralisme régional. Sa légitimité spécifique est reconnue par le GATT. Cela signifie que le principe de la nation la plus favorisée est violé : les pays membres de la zone consentent mutuellement des concessions tarifaires mais ne les appliquent pas à l’ensemble des Parties Contractantes du GATT et du GATS. Cependant, si l’Europe acceptait de libéraliser les services audiovisuels, elle devrait soumettre ses politiques d’aides financières au principe de la nation la plus favorisée, c'est-à-dire accepter que les pays extérieurs à l’Union européenne puissent avoir accès aux fonds de soutien communautaires et nationaux : « Dans ce cas de figure, le système d’aide au cinéma ne doit plus fonctionner au seul profit des Européens mais de tout le monde, et donc, en premier lieu des Américains. Et une construction élaborée au profit des Européens pourrait donc tourner à plein rendement au profit des Etats-Unis, ce qui signifierait qu’elle ne pourrait être maintenue. »[xi] La politique audiovisuelle communautaire a été au départ conçue pour faire face à la toute puissance américaine. Aussi, permettre aux Etats-Unis d’avoir accès aux fonds de soutien européen priverait la démarche européenne de sa pertinence initiale. Les Européens devraient partager les aides initialement prévues pour développer leur marché et cela réduirait les programmes de financement européen en peau de chagrin. Or, les effets positifs des politiques d’aides financières sont multiples. Elles permettent d’une part d’affirmer la position de la production européenne sur la scène internationale, d’autre part de rendre efficace l’application des quotas de diffusion en permettant une production adéquate. La production européenne remplit entre 40 et 50% du temps d’antenne en Europe, et l’avantage économique des fonds de soutien est une garantie d’approvisionnement pour ce que l’on pourrait qualifier de matière première. L’une des conséquences de la libéralisation des services audiovisuels serait de faire chuter cette capacité productive. Un tel scénario permettrait à l’Europe de redevenir le terrain de chasse des Etats-Unis. En mauvaise posture, des diffuseurs européens seraient obligés de se tourner vers les productions américaines cédées à prix dumping par un marché saturé.  

L’autre grand principe du GATT qui pourrait nuire à la production audiovisuelle européenne est le traitement national. Selon cette règle, « les produits importés dans un pays donné ne peuvent être mis sur le marché à des conditions moins favorables que celles exigées pour un même produit d’origine nationale »[xii]. En clair, les Parties Contractantes doivent traiter les produits et services étrangers d’égal à égal avec ceux de leurs propres ressortissants. Cela signifie notamment que toute entreprise étrangère installée dans l’un des pays de l’Union européenne peut accéder aux subventions publiques. L’application d’un tel principe aux services audiovisuels aurait par exemple pour effet de déstabiliser le système de fonds de soutien à l’audiovisuel français. Le COSIP ne fonctionnerait plus au seul bénéfice de la production française. Grâce à elle les productions américaines financent une grande partie du cinéma français. La libéralisation des services audiovisuels modifierait les règles du jeu puisque dans ce cas, une partie de la TSA serait distribuée aux Etats-Unis.  

La situation serait identique pour la taxe sur la commercialisation des vidéogrammes qui alimente la section vidéo du COSIP, et qui concerne la commercialisation de K 7, DVD de films, séries et téléfilms. Lorsqu’un film français est commercialisé sous forme de vidéo ou DVD, une partie de la taxe payée par l’acquéreur est versée aux artistes qui ont participé à la production du film. Cependant cette loi est exclusive et ne concerne que les films tournés en France. L’application du traitement national aux services audiovisuels impliquerait ici une perte financière du compte de soutien de l’audiovisuel français. A chaque film américain commercialisé et acheté, une partie de la taxe prélevée irait aux artistes ayant participé à la production. De plus, au titre de la clause de la nation la plus favorisée, il en serait de même pour tous les films produits par chaque Partie Contractante du GATT et importés en France.  

En 1993, on estimait qu’un tel scénario pouvait faire perdre « 300 millions de francs au niveau  français, et probablement 1,5 milliards de francs pour l’Europe entière »[xiii]. Ces chiffres ne tenaient compte que des droits qui auraient été accordés aux Américains. Un manque à gagner auquel la France ne souhaite pas consentir. Des scénarios équivalents se produiraient dans d’autres pays d’Europe. L’exception culturelle est donc une cause de dimension communautaire et nationale qui s’oppose aux grands principes de la libéralisation mondiale. Mais comment s’applique-t-elle ? 

b) Comment l’exception culturelle s’applique-t-elle ?

Bien que l’exception culturelle ne bénéficie d’aucune base légale, elle est devenue une règle née à l’issue du cycle de l’Uruguay qui a légitimé l’existence d’un ensemble de principes multilatéraux régissant le commerce international des services. Entré en vigueur le 1er janvier 1995, le GATS est un accord pris dans le cadre de l’OMC et s’inspire des procédures qui la régissent. Il complète les activités du GATT, en reprend les principes fondamentaux et fonctionne sur trois niveaux : 

. un texte principal qui énonce les obligations et principes généraux,

. les annexes qui contiennent les règles applicables par secteur ainsi que les engagements spécifiques engagés par les différents pays,

. une liste d’exemptions à la clause de la nation la plus favorisée et du traitement national.

Le grand paradoxe de cette structure est qu’un secteur peut être intégré aux GATS sans être libéralisé. En effet, si en théorie le traitement national et la clause de la nation la plus favorisée s’appliquent à tous les services, des exemptions spéciales temporaires et non extensibles sont autorisées. En pratique, donc, les Parties Contractantes du GATS peuvent demander à ce que certains secteurs ne soient pas ouverts à la libéralisation grâce à la liste d’exemptions. C’est précisément ce que l’Europe a demandé pour le secteur audiovisuel.  

En prônant le principe d’exception culturelle, l’Europe a décidé de ne prendre aucun engagement spécifique dans ce domaine. Elle a réservé ce secteur selon la technique des listes positives (bottom up). A l’issue du cycle de l’Uruguay, le secteur audiovisuel n’est donc pas exclu du GATS, mais fait partie des exceptions aux règles du commerce international. Le problème majeur de ces exceptions est qu’elles doivent être réexaminées tous les cinq ans, et que leur durée ne peut en principe excéder dix ans. L’exception culturelle reste donc un principe vulnérable soumis aux pressions américaines, mais son contenu est officialisé lors d’un séminaire culturel tenu à l’occasion de la réunion informelle du Conseil du 5 octobre 1993. Depuis cette date les principes de l’exception culturelle restent identiques, mais ce qui au départ semble être un combat typiquement européen, devient peu à peu un combat international.  

 

3) De l’exception culturelle à la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle

L’exception culturelle prend une dimension universelle

Le 25 octobre 2005, 148 pays ont signé la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle. Ce nouvel instrument international affiche un objectif clair : reconnaître la spécificité des biens et services culturels en conférant un statut juridique à la culture.

a) Pourquoi la Convention de l’UNESCO constitue-elle un progrès ?

Les principes de la Convention ne sont pas nouveaux, mais sont de plus grande envergure. Ils sont intégrés à un corpus législatif international, s’appliquent aux différents pans de la culture, et réunissent une série de définitions qui faisait jusque là défaut (« diversité culturelle », « industries culturelles », « politiques culturelles », etc.). Jusqu’à la ratification de la convention sur la diversité culturelle, le champ culturel, à l’exception des conventions sur les droits d’auteurs, n’existait pas au regard des règles commerciales et ne bénéficiait d’aucun référent (valeurs, objectifs et principes). Les articles de la convention vont dès lors lui servir de référent juridique. L’article 5 de la convention entérine la souveraineté des Etats en matière culturelle. Il précise que les Etats ont la possibilité de « mettre en œuvre leurs politiques culturelles et d’adopter des mesures pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles ». En devenant légitime, toute initiative d’ordre culturelle prise par un Etat peut s’opposer juridiquement aux normes commerciales de l’OMC qui visent à réduire la capacité des Etats d’intervenir dans certains domaines. L’article 6 va plus loin. Non seulement les Etats ont la possibilité de mettre en œuvre des politiques culturelles, mais ils peuvent adopter des principes qui les renforcent. Ces mesures peuvent toucher la production, la distribution ou la diffusion de biens et services culturels, mais également la langue par laquelle ces mêmes services sont véhiculés. L’instrument conventionnel sur la diversité culturelle semble ainsi confirmer la volonté de l’UNESCO de renforcer des mesures existantes pour contrebalancer les règles de l’OMC.

b) Les limites de l’instrument conventionnel

Si la Convention sur la diversité culturelle confère un statut juridique aux biens et services culturels, son pouvoir face aux grands principes de l’OMC reste limité. Au plan des définitions, la double nature (culturelle et économique) des biens et services culturels reconnue par la convention conforte la position des partisans du libre-échange. Elle adhère à une vision marchande de la culture prônée par la mondialisation. A première vue, la reconnaissance d’une nature économique s’oppose à ce que la convention fait initialement prévaloir (faire de la culture un secteur d’exception aux règles commerciales). Cependant, dans le contexte actuel il semble difficile de dissocier culture d’économie. Il n’y a pas de diversité sans échange, et la diversité culturelle est contraire à une politique de cloisonnement commerciale et géographique des cultures. Son rayonnement passe par un développement équilibré des échanges. La convention sur la diversité culturelle ne peut réfuter le fait que culture et économie soient compatibles. A cela s’ajoute l’ambiguïté de l’article 20 de la convention. Il indique que rien dans le présent traité « ne peut être interprété comme modifiant les droits et obligations  des Parties au titre d’autres Traités auxquels elles sont parties ». En d’autres termes, la convention ne s’oppose pas aux acquis des négociations multilatérales qui ont précédé son adoption. Les pays qui ont libéralisé certains secteurs de la culture ne pourront se rétracter en brandissant l’outil conventionnel. En revanche, les articles 4 et 5 sont favorables aux intérêts futurs des Etats qui ne souhaiteraient pas élargir leurs engagements à la libéralisation. Ils peuvent même être utilisés pour protéger les services et biens culturels figurant sur la liste d’exemption annexée aux articles du GATS.

En une dizaine d’années l’exception culturelle, qui au départ semblait être le cheval de bataille de l’Europe, est ainsi devenue une cause internationale. La convention sur la diversité culturelle semble vouloir assurer la continuité de la bataille de l’Europe en corroborant au principe d’exception culturelle. Elle comble un vide juridique en reconnaissant légalement les biens et services culturels. Elle dresse une liste de principes que les pays signataires doivent respecter, et fixe des objectifs contraires aux règles normatives de l’OMC. Pourtant, elle admet la nature économique des biens et services culturels.  Si cela peut sembler contraire à ce qu’elle défend (statut non marchand de la culture), cela nous rappelle que la diversité culturelle repose sur l’équilibre des échanges, et que la circulation mondiale des œuvres et autres services culturels en constitue les fondements. Autant d’arguments qui peuvent être utilisés par les tenants de la mondialisation. Ajoutons à cela que la convention n’a pas de rôle de co-décideur dans les négociations commerciales multilatérales, et qu’elle n’est pas encore intégrée au droit international. On ne peut donc que rester prudents sur l’évolution des négociations commerciales multilatérales. Les services audiovisuels sont-ils à l’abri d’une libéralisation future ? A défaut de le croire, nous pouvons toujours l’espérer.  

Vanessa Marson, Docteur en langues anglaises de la Faculté des affaires internationales du Havre

Copyright 20 novembre 2006- Marson / www.diploweb.com  

 


[i] Les services audiovisuels sont la radio, la télévision, le cinéma et les enregistrements sonores.

[ii] Mitterrand (François) in Péroncel-Hugoz (Jean-Pierre), « Les créations de l’esprit ne peuvent être assimilées à de simples marchandises », Le Monde, 9 octobre 1993, p. 9.

[iii] United Nations Educational Scientific, and Cultural Organisation

[iv] Australie, Belgique, Brésil, Birmanie, Canada, Ceylan, Chine, Cuba, Etats-Unis, France, Inde, Liban, Luxembourg, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Pays-Bas, Rhodésie du Sud, Royaume-Uni, Syrie, Tchécoslovaquie et Afrique du Sud.

[v] Bertrand (Claude - Jean), Les Etats-Unis et leur télévision, Paris, Champ Vallon, coll. « Les télévisions du monde », 1989, p. 33.

[vi] Lempépière (Jean), « Désindustrialisation et dangereux pari pour les services », Le Monde Diplomatique, septembre 1986, p. 12.

[vii] cf. loi n° 81/766 du 10 août 1981, JO, 11 août 1981, p. 2198.

[viii] Regourd (Serge), L’exception culturelle, Paris, PUF, 2002,  p 24.

[ix] Balle (Francis), Dictionnaire des médias, Paris, Larousse, 1998, p. 95.

[x] Regourd (Serge), op. cit. , p. 64.

[xi] Toubon (Jacques), « Nous ne signerons pas », Le Figaro, 14 septembre 1993, p. 1.

[xii]  Lemaître (Philippe), « Le GATT », Le Monde, 10 mars 1993, p. 43.

[xiii]  Nora (Dominique), « Comment le GATT peut tuer notre culture », Le Nouvel Observateur, 15 juillet 1993, p. 47.

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Date de la mise en ligne: décembre 2006

 

 

 

Biographie de Vanessa Marson, Docteur en langue anglaise

   

 

 

Recherches

Docteur en langue anglaise, Vanessa Marson travaille sur les relations transatlantiques. Ses recherchent portent plus spécifiquement sur les négociations commerciales multilatérales qui opposent l’Europe aux Etats-Unis sur la question audiovisuelle. Mots clés de la recherche : exception culturelle, mondialisation, audiovisuel, Etats-Unis et Europe.

 

Parcours

Elle obtient un DEA en connaissances des sociétés anglophones à Paris 8, et une thèse de doctorat en 2004 à la Faculté des Affaires Internationales du Havre. L’auteur a effectué des missions de recherches aux  Etats-Unis, à l’université de San Diego et à l’université de droit de Boston.

Elle commence sa carrière universitaire en 2001 en devenant Attachée temporaire d’enseignement de recherche à l’IUT du Havre (2001-2003). Depuis, deux ans, elle enseigne l’anglais à la Faculté des Affaires internationales du Havre au département de droit et d’économie.

 

Publications

Articles en ligne  

Marson (Vanessa), « Pourquoi l’exception culturelle doit-elle être sauvegardée ? », Scaraye.com (site d’un cabinet d’avocats spécialisé sur l’actualité juridique), 12 janvier 2005. Article cité par le site du ministère de la culture du Québec.

Marson (Vanessa), « La Convention sur l’UNESCO sur la diversité culturelle peut-elle protéger le principe d’exception culturelle ? », Scaraye.com, 5 janvier 2006.

Marson (Vanessa), “Why is the United States at Loggerheads with Europe over audio-visual Services?”, Scaraye.com, 24 janvier 2006.

Marson (Vanessa), « Le point sur l’application de l’exception culturelle en Europe » in Yascaramozzino (Y-E)) et Royer (N), Cinéma européen et Cannes 2006, Dossier scaraye n°1, scaraye.com, 31 mai 2006.

Marson (Vanessa), “Is Hollywood a real danger to French movies?” Scaraye.com, 9 juillet 2006.

Marson (Vanessa), « Pourquoi les Etats-Unis refusent-ils de signer la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle ? », Scaraye.com, 17 août 2006.

Marson (Vanessa), “The moral right of authors: an overview of two distinctive approaches”, Scaraye.com, 19 août 2006.

Ouvrage 

Les Etats-Unis, l’Europe et l’exception culturelle, les conséquences globales d’un choc culturel, Paris, le Manuscrit université, 2006.

   

 

 

 

   

 

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