Il n’y a paradoxe dans cette relation bilatérale que pour celles et ceux qui croient en l’ « amitié » en relations internationales. Si ladite relation est difficile, c’est d’abord parce que les intérêts pakistanais et américains s’opposent parfois, sur des sujets fondamentaux pour l’un ou l’autre des deux Etats. Tant que la guerre d’Afghanistan aura lieu, les Américains auront besoin des Pakistanais.
LA RELATION américano-pakistanaise ressemble à un couple mal assorti. Ils se considèrent l’un l’autre comme infidèle, pas réellement digne de confiance, et prêt à tout pour protéger leurs intérêts propres. D’où les accusations de double jeu contre le Pakistan, et le sentiment anti-américain virulent dans ce même pays. Pourtant, la relation continue, malgré les soupçons visant les services secrets pakistanais, l’ISI, voire une frange de l’armée. Washington n’a pas remis sérieusement en cause une seule seconde la relation bilatérale. Une telle situation semble contradictoire. Mais, comme on le verra, le paradoxe n’est qu’apparent.
Afin de mieux comprendre ce mariage de raison entre les deux Etats, il faut d’abord se rappeler les « fondamentaux » historiques et diplomatiques de chacun des Etats, et de leur relation. De là, il faut se rapprocher de l’actualité pour essayer de voir si ce lien bilatéral a de l’avenir.
On va pouvoir constater qu’historiquement, ce qui définie la relation comme les tensions entre les deux Etats est, tout bonnement, la Realpolitik. Washington et Islamabad ont besoin l’un de l’autre. Mais un certain nombre de leurs impératifs, notamment sécuritaires, en tout cas tels qu’ils sont perçus par les élites au pouvoir dans les deux pays concernés, s’opposent radicalement.
Afin de mieux comprendre cette situation, il faut saisir les intérêts de ces deux nations en Asie du Sud. Du côté du Pakistan, les fondamentaux sont clairs. La réflexion stratégique à Islamabad s’est construite autour de trois grands traumatismes. Tout d’abord, bien entendu, la Partition, en 1947, qui fut d’une rare violence : 1,5 millions de morts, et 20 millions de déplacés forcés entre les deux pays. Des milices politico-religieuses se sont formées sur tout le territoire de l’ancien Raj britannique pour s’en prendre violemment aux minorités locales. Les victimes de cette époque ont le souvenir des rues jonchées de morts, de viols contre les femmes, d’une lutte constante pour la survie. Pour les personnes fuyant jusqu’au Pakistan, cela a renforcé l’idée d’un besoin d’une nation musulmane en Asie du Sud, face à une masse hindoue fondamentalement hostile [1]. Le deuxième traumatisme est la guerre de 1947-48, qui a entrainé la perte des deux tiers du Cachemire, notamment de la Vallée, majoritairement peuplée de musulmans. Ce territoire est devenu l’ « Alsace-Lorraine » des Pakistanais, le territoire que tout nationaliste souhaite récupérer. Plus encore depuis le troisième grand traumatisme pour Islamabad : la troisième guerre indo-pakistanaise de 1971, entraînant la perte du « Pakistan oriental », devenu Bangladesh [2]. Ces trois grands chocs sont tous liés à l’Inde, considérée comme un ennemi héréditaire.
L’autre menace pour Islamabad est le nationalisme afghan. De 1947 aux années 1980, Kaboul a toujours réclamé la récupération des territoires pachtounes au Pakistan. Après tout, « afghan » n’est rien d’autre que le synonyme de « pachtoune » : ce sont en effet les Pachtounes qui ont été les fondateurs et les maîtres de l’Afghanistan [3]. Le désir de « Pachtounistan » est donc une logique de nationalisme ethnique, qui s’est toujours considérée comme plus légitime que l’identité pakistanaise, d’abord fondé sur la religion. Par le passé, Kaboul est allé jusqu’à envoyer des combattants mener des activités subversives en territoire pakistanais [4].
La situation géopolitique du Pakistan est donc particulièrement difficile : il y a une vraie peur d’être pris entre le marteau afghan et l’enclume indienne. Islamabad a donc défini les grandes lignes de sa politique sécuritaire et diplomatique en conséquence. Il y a tout d’abord eu un emploi de l’islamisme militant, pour mener indirectement la lutte contre les deux ennemis voisins. Depuis la guerre afghane contre les Soviétiques, il y a le sentiment qu’un Afghanistan dominé par des islamistes de tendance djihadiste [5] ne posera plus de problème au Pakistan. Par ailleurs, cette situation devrait lui offrir, du point de vue des élites militaires, une profondeur stratégique en cas d’attaque indienne. Les Talibans et leurs alliés djihadistes pakistanais ont renforcé cette approche en étant des soutiens non négligeables de la lutte insurrectionnelle au Cachemire [6].
Face à cette situation, la position américaine a toujours été de voir le Pakistan comme un instrument parfois utile à ses intérêts nationaux. On pourrait dire que les Etats-Unis n’ont jamais eu véritablement de politique pakistanaise. Washington a plutôt eu des objectifs diplomatiques ayant besoin du Pakistan (la Guerre froide au niveau régional, puis la lutte contre le terrorisme, etc.). Les Pakistanais avaient besoin de trouver des soutiens face à l’Inde. Ils étaient donc prêts à se soumettre aux intérêts américains, si cela leur permettait de préserver les leurs. Cela a très bien fonctionné à certaines périodes, par exemple la guerre contre l’URSS en Afghanistan dans les années 1980. A cette époque, la question nucléaire et les problèmes des droits de l’Homme étaient totalement oubliés. Mais une fois le dernier soldat soviétique parti, le 15 février 1989, l’Afghanistan, et de là le Pakistan, sont devenus des données négligeables de la politique étrangère américaine. Islamabad s’est sentie trahie quand les critiques venant de Washington se sont faites plus virulentes, entre autres sur les groupes terroristes agissant au Cachemire. L’insulte était considérée comme d’autant plus rude qu’un pays en plein chaos avait été abandonné à ses frontières. Les conséquences de ce chaos (trafic de drogues, réfugiés, etc.) devaient encore être gérés par ses voisins, en premier lieu le Pakistan (et l’Iran). Par ailleurs, sous l’administration Clinton, un intérêt certain pour un rapprochement avec l’Inde a commencé à naître. Mais en cela, les Etats-Unis ne faisaient que suivre leur propre intérêt national : l’autre grande puissance avait été vaincue, un nouvel ordre international était à construire, et l’Asie du Sud y semblait bien secondaire. L’Inde seule semblait digne d’intérêt, mais d’abord comme rival potentiel de la Chine. Dans ce schéma, le Pakistan n’était plus qu’un pays rongé par des problèmes politiques et économiques divers, et associé au dossier peu flatteur du terrorisme islamiste.
Pourtant, les liens n’ont jamais été totalement rompus jusqu’au 11 septembre 2001, même si ils ont été très distendus. En effet, la position géostratégique du Pakistan, les besoins économiques et militaires d’Islamabad, et la présence d’Al Qaïda en Afghanistan, ont rendu un divorce total difficile. Mais la croyance en la duplicité de l’autre s’est clairement ancrée des deux côtés de la relation bilatérale, dès les années 1990.
Pour comprendre les évolutions possibles de ce mariage de raison, il faut se concentrer sur deux points liés à l’actualité de 2010 et 2011 : l’impact des inondations d’août 2010 dans les relations bilatérales, et celui de la mort de Ben Laden en territoire pakistanais dans la nuit du 1er au 2 mai 2011.
Curieusement, il semblerait qu’on ait déjà oublié les inondations d’août 2010. Pourtant, il s’agit du plus important cataclysme que le Pakistan ait eu à souffrir. En terme d’impact, on peut les comparer à la Partition. Le pays était vulnérable avant 2010 : il était déjà plongé dans une crise économique difficile pendant deux ans. Les problèmes énergétiques, s’illustrant notamment par des coupures d’électricité très régulières, ralentissaient l’industrie. Quant à la « Guerre contre le terrorisme », elle avait déjà coûté 30 milliards de dollars aux Pakistanais. Et la relation avec Washington ne semblait pas payer. Pire encore, elle pesait sur la vie politique, économique, et sécuritaire du pays, du point de vue de ses habitants.
Mais tout a évolué pour le pire après le mois d’août 2010 : avec les inondations, 400 hôpitaux ont été détruits, ainsi que 5 000 kms de route et rails, et 7000 écoles. Les récoltes qui apportaient des devises au Pakistan (tabac, coton, sucre de canne, par exemple) ont été dévastées. La situation a été particulièrement difficile en zone tribale, notamment par la destruction des stocks de grain, des ponts, des infrastructures, du bétail. Contrairement à un mythe largement répandu, les islamistes n’ont pas été les plus efficaces à distribuer de l’aide. C’est bien l’armée qui a été la plus efficace. Par contre, les djihadistes ont pu profiter de la situation : 60 000 soldats affectés à la lutte contre le terrorisme ont été redirigés vers l’aide humanitaire. La campagne contre les militants a globalement perdu son rythme, alors qu’Islamabad commençait à obtenir des résultats ; et même les Américains ont dû arrêter leurs attaques de drones en zone tribale à cause des inondations [7].
L’impact de ce cataclysme sur les relations bilatérales est plutôt mitigé, à l’image de ce mariage de raison. Washington s’est montré actif pour apporter de l’aide. Mais une recherche de gain à court terme s’est imposée dans l’approche des Américains. Ces derniers ont concentré leur aide d’abord en zones tribales, alors que le sud avait également souffert. De même, l’administration Obama a voulu profiter de la situation pour critiquer la Chine, bien moins présente dans l’aide à Islamabad. Les Pakistanais ont pu voir dans ce positionnement une logique intéressée, de grande puissance veillant d’abord à ses intérêts : le sud était moins « important » pour l’aide humanitaire, car il ne nourrissait pas directement une révolte profitant également aux Taliban afghans ; et l’attaque contre la Chine a été jugée déplacée, et visant à créer des divisions entre le Pakistan et son meilleur allié en Asie [8]. Il y a sans doute eu une conquête momentanée des cœurs et des esprits là où l’aide américaine a fait la différence. Mais elle s’est vite dissipée. L’aide n’est pas devenue une relation plus forte et sérieuse, prenant en compte les besoins multiples du Pakistan. Une occasion a été ratée par Washington. Le Pakistan continue donc à voir dans la politique américaine une diplomatie intéressée, de court terme, qu’il faut savoir exploiter, mais dont il faut également se méfier.
Et avec le choc de l’attaque surprise américaine en territoire pakistanais, amenant à la mort de Ben Laden (dans la nuit du 1er au 2 mai 2011), c’est cette fois Washington qui voir confirmés ses pires préjugés sur son partenaire. Il est encore bien trop tôt pour savoir véritablement ce qui s’est passé, et si Ben Laden a véritablement vécu plusieurs années à Abbottabad [9]. Un accord entre Musharraf et Bush, qui aurait été reconduit sous Obama, permettant une attaque américaine en territoire pakistanais si Ben Laden se trouvait sur place, a été évoqué [10]. Il serait l’illustration d’un engagement peut-être plus complexe de l’ISI. En général, si on peut affirmer que Ben Laden a eu des soutiens au Pakistan, l’idée d’une aide en sous-main de l’Etat en tant que tel n’est pas véritablement concevable. En revanche, il est bien possible que des réseaux djihadistes et des individus dans les élites militaires mais proches de ces groupes l’aient aidé. Mais ici, c’est surtout le caractère symbolique de l’affaire qui compte. La présence de Ben Laden dans une ville garnison n’a fait que renforcer l’idée selon laquelle Islamabad jouerait un « double jeu ».
Le fait est que les Pakistanais et les Américains n’ont toujours pas exactement les mêmes ennemis, en tout cas, de leur point de vue. Washington se concentre sur la lutte en Afghanistan. Islamabad doit lutter contre des Taliban pakistanais nés en partie de la « guerre contre le terrorisme » voisine. Mais l’Inde reste l’ennemi principal, ce qui signifie que le problème posé par les Taliban, surtout afghans, reste secondaire. En fait, les Taliban afghans sont toujours vus comme un moyen de pression sur Kaboul, pour éviter un retour à la logique nationaliste pachtoune. Mais cette logique même fait que le Pakistan est indispensable pour permettre une solution politique au conflit afghan. Et pour continuer la chasse aux membres d’Al Qaïda dans la région. Après tout, les forces pakistanaises ont permis la capture de personnages importants du réseau terroriste par le passé. Les Américains ont donc été profondément déçus et frustrés par ce qu’ils considèrent comme un « double jeu » pakistanais, mais ils doivent s’en accommoder. Dans un cas comme dans l’autre, la recherche de la maximisation de l’intérêt national, ou de ce qui est perçu comme tel, rend la relation fragile. Mais elle continue à la rendre indispensable. Ce que prouvent donc les derniers événements, c’est que rien n’a vraiment changé dans le couple américano-pakistanais.
Cette relation reste donc égale à elle-même dans le temps : on a véritablement affaire ici à un mariage de raison, et non à une « amitié » réelle. Et à court terme, les choses ne risquent pas de changer. Au pire verra-t-on le couple au bord de la rupture, pour mieux se retrouver ensuite sur d’autres arrangements à court terme, quand la géopolitique du moment l’imposera. Mais il n’y a paradoxe dans cette relation bilatérale que pour celles et ceux qui croient en l’ « amitié » en relations internationales. Si ladite relation est difficile, c’est d’abord parce que les intérêts pakistanais et américains s’opposent parfois, sur des sujets fondamentaux pour l’un ou l’autre des deux Etats. Mais de bonnes relations avec les Etats-Unis sont essentielles pour le Pakistan, pour des raisons stratégiques, économiques et diplomatiques. Rompre avec Washington, ce serait offrir à l’ennemi juré, l’Inde, une voie royale vers une relation privilégiée avec l’Hyperpuissance. Du côté américain, des circonstances diplomatiques et stratégiques à court terme les retiennent dans ce « mariage ». Il est tout bonnement impossible d’imaginer régler le problème afghan sans le Pakistan. Et cela d’autant plus que l’Iran continue à être, du point de vue américain, un ennemi à abattre. Tant que la guerre d’Afghanistan aura lieu, les Américains auront donc besoin des Pakistanais. Et s’ils souhaitent éviter, par la suite, de voir Kaboul sombrer à nouveau dans le chaos, Islamabad restera un acteur incontournable. Même si le mariage est donc de moins en moins heureux, il risque, pourtant, de durer.
Manuscrit clos en juin 2011.
Copyright Juillet 2011-Chaudet/Diploweb.com
Plus
. Voir un article d’Ivan Sand sur les relations entre le Pakistan et les Etats-Unis en 2013
[1] Ravinder Kaur, « India and Pakistan : partition lessons », openDemocracy, 16 août 2007.
[2] Didier Chaudet, « En finir avec la diabolisation du Pakistan », Le Monde, 10 mai 2011.
[3] Xavier de Planhol, Les Nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmane, Paris : Fayard, 1993, p.605.
[4] Ahmad Shayeq Qassem, « Afghanistan-Pakistan relations : border controversies as counter-terrorist impediments », Australian Journal of International Affairs, 2007, 61 :1, p.72.
[5] Le djihadiste est l’islamiste radical ayant choisi la violence pour essayer d’imposer ses idées. Voir Didier Chaudet, « Comment peut-on être djihadiste ? Une tentative d’analyse du terrorisme islamique », Euro-Power, mai 2006, disponible sur www.euro-power.eu.
[6] Hafezz Malik, US relations with Afghanistan and Pakistan. The Imperial Dimension, Karachi : Oxford University Press, 2008, p.180.
[7] Pour plus d’information à ce sujet, voir Didier Chaudet, « A Curse from God ? The Consequences of the Floodds on Jihadist Influence in Pakistan », ISAS Insight, 13 décembre 2010, www.isas.nus.edu.sg.
[8] Pour une analyse détaillée des relations sino-pakistanaises, voir notamment Bruce Riedel et Pavneet Singh, « US-China Relations : Seeking Strategic Convergence on Pakistan »,Policy Paper – Brookings Institution, numéro 18, janvier 2010, pp.2 à 5, www.brookings.edu.
[9] Voir à ce sujet l’émission Focus de France 24, du 5 mai 2011, « Le Pakistan a-t-il joué un double jeu ? » (Entretien avec Mariam Abou Zahab). Disponible sur www.france24.com/fr.
[10] Declan Walsh, « Osama bin Laden mission agreed in secret 10 years ago by US and Pakistan », The Guardian, 9 mai 2011, www.guardian.co.uk.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le dimanche 17 novembre 2024 |