Géopolitique de l’Europe. Frank Tétart met en perspective les signes qui conduisent à s’interroger sur une fragmentation accrue de l’Union européenne, via la multiplication des nationalismes régionaux, de la Belgique à l’Espagne, en passant par bien d’autres pays.
PLUSIEURS événements récents témoignent de l’acuité en Europe d’un véritable nationalisme à l’échelle régionale. Le 14 octobre 2012, les séparatistes flamands remportent les élections municipales à Anvers, dans une Belgique qui a été privée de gouvernement pendant plus d’un an en raison des dissensions entre Flamands et Wallons. Deux jours plus tard, c’est au tour du gouvernement britannique d’annoncer la tenue en 2014 d’un référendum portant sur l’indépendance de l’Écosse. Les partis nationalistes catalans espéraient lors des élections anticipées du 25 novembre 2012 ouvrir la voie à l’autodétermination de cette région autonome espagnole, suscitant l’inquiétude de Madrid déjà confronté aux nationalistes basques. Ces derniers ont en effet réalisé leur meilleur score électoral lors du scrutin régional du 22 octobre 2012.
Ce contexte va-t-il conduire dans les prochaines années à la naissance de nouveaux Etats en Europe ? Doit-il être considéré comme une réaction à la mondialisation et ses effets telle la crise économique qui parcourt aujourd’hui l’Europe ou s’agit-il du même processus libératoire qui a conduit à l’avènement des Etats européens à partir de la fin du XIXe siècle ? Force est de constater que le nationalisme régional interpelle sur la permanence de la nation comme référent identitaire fondamental et sur l’adéquation des systèmes politiques existant pour répondre à ce défi.
Entamé au XIXe siècle, le réveil des nationalités en Europe ne semble pas avoir pris fin avec l’émergence d’État-nations au cours du XXe siècle. Bien au contraire, ce que montrent, en ce début de XXIe siècle, en plusieurs lieux du continent, les revendications nationales des Abkhazes, des Ossètes, des Tchétchènes, des Catalans, des Basques, des Flamands, des Corses ou des Écossais, c’est bel et bien la permanence de la nation. Le phénomène ne se limite d’ailleurs pas géographiquement à la seule Europe, puisqu’au Québec, au Tibet, en Palestine ou au sein du peuple kurde, existent des mouvements nationalistes. La nation reste donc un élément de base pour comprendre les rapports entre territoires et État, populations et État et les dynamiques du phénomène étatique et des relations interétatiques.
L’intensification de la mondialisation, à laquelle nous assistons depuis la chute du mur de Berlin en 1989, n’a de fait en rien ralenti ou entamé le phénomène national, comme le relatif affaiblissement des frontières étatiques le laissait présager. A l’heure où l’Europe a aboli ses frontières intérieures au sein de son espace de coopération qu’est l’Union européenne (UE), la potentialité de voir naître de nouveaux États européens serait-elle paradoxalement plus grande que jamais ? De fait, la relativité des frontières est avant tout d’ordre économique, mais n’entame, en aucun cas, leur fonction politique. Les frontières restent un référent primordial de la souveraineté étatique sur la scène internationale et l’exemple de l’UE démontre que l’abolition des frontières en son sein ne signe en rien leur disparition en tant qu’institution, mais uniquement leur report sur les limites de son enveloppe territoriale. En outre, en dépit de l’harmonisation des normes, des règlements, et de l’uniformisation croissante des modes de vie, du métissage culturel, sous l’effet de la mondialisation des échanges et de la communication, le référent national ne s’est pas estompé, ou seulement en apparence. C’est même au fond l’inverse qui se produit, le phénomène de la mondialisation, a tendance à favoriser le repli sur le national, le local, la communauté et donc sur soi, son identité propre, sa nation. Reste que le concept même de nation est complexe à appréhender et à définir, tant la nation est façonnée par chaque groupe humain. Elle ne répond au fond qu’à une universalité partielle, celle peut-être d’aspirer à sa réalisation en tant qu’entité stable reconnue de tous. Cette aspiration à la nation et sa concrétisation en tant que processus dynamique peuvent servir de définition au nationalisme, un phénomène qui se doit d’être envisagé au-delà des stéréotypes de violence extrême et de conflits.
Depuis les indépendances des territoires sous domination coloniale, l’affirmation nationale en Europe reste particulièrement marquée, aussi bien en Europe centrale et orientale qu’au sein même de certaines « vieilles démocraties » occidentales. Faut-il s’étonner du maintien du fait national et de l’émergence de nouvelles nations en Europe ? Sans doute faut-il d’abord y voir une continuité, dans la mesure où l’Europe est le lieu de naissance du nationalisme et de sa réalisation dans sa formulation la plus aboutie – l’État-nation. La recherche de la congruence absolue entre population d’une même nationalité et territoire démultiplie les potentialités nationales, même si, comme le souligne Ernest Gellner [1], les nations relèvent « de la contingence et non de la nécessité universelle ». Ensuite, s’affirmer comme nation dans le contexte de construction européenne et de supranationalité qu’elle sous-tend apparaît comme l’unique moyen viable de l’émancipation nationale ; les nationalistes semblant trouver plus rassurant de devenir autonome ou indépendant au sein d’une institution supranationale telle que l’UE, où le respect du droit et des normes est légion. L’émancipation nationale rime donc souvent en Europe avec intégration européenne. La valorisation par l’Union européenne de l’échelon régional y a considérablement contribué : charte européenne d’économie locale, développement de la coopération transfrontalière, ou politique régionale, la mise en place par l’Union européenne de relations directes avec les collectivités territoriales (régions, provinces, etc.) en a fait des acteurs importants des politiques européennes et leur a donné une visibilité accrue.
En moins d’un siècle, on a assisté à une importante fragmentation de l’espace mondial par la multiplication des États. En 1900, il n’y avait dans le monde que 46 États souverains, le reste des territoires étant sous domination coloniale. En 2012, on recense à l’échelle mondiale près de 200 États, dont 193 sont membres des Nations-Unies. L’Europe est sans doute la région du monde qui a connu les transformations les plus importantes en termes de frontières au cours du XXe siècle, puisque 48,6% exactement des kilométrages de frontières datent d’après 1945 selon le géographe Michel Foucher [2]. Le morcellement est donc à l’œuvre sur le continent européen. Parmi les derniers États à être parvenu à l’indépendance, deux sont européens : le Monténégro, à l’issue d’un référendum d’autodétermination organisé en mai 2006, et le Kosovo en février 2008, même s’il n’est pas reconnu par l’ensemble de la communauté internationale. D’ailleurs, le processus de fragmentation semble loin d’être terminé si l’on prend en considération l’émergence de « pseudo-États » en Europe, c’est-à-dire de territoires qui se sont unilatéralement déclarés indépendants, mais ne sont pas reconnus internationalement, tels la République turque de Chypre du Nord, la République moldave de Transnistrie, le Haut-Karabakh (Azerbaïdjan), l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (Géorgie).
Les mouvements identitaires, voire séparatistes apparus à l’échelle de ses États-nations membres, comme en Catalogne, en Flandre, en Écosse, en Italie du Nord, au Pays Basque espagnol ou en Corse basent leurs aspirations nationales sur un certain nombres d’éléments communs (territoire bien identifié, culture et souvent langue distinctes, histoire singulière et institutions spécifiques [3]) qui dépassent le plus souvent la seule reconnaissance d’une personnalité culturelle, économique ou politique régionale au sein de leurs États d’origine. Ils se distinguent en cela du « régionalisme », car non seulement leur demande d’autonomie remet parfois en cause la légitimité des États dont ils dépendent, mais le référent de leurs revendications est celui de l’État-nation issu de la Révolution française, et peuvent être dans ce sens qualifier de nationalismes « régionaux » [4]. Ils interrogent par conséquent sur le potentiel émiettement de l’espace politique européen et sur le risque de dilution et de dissolution d’anciens États européens, au profit d’entités étatiques réduites en taille et d’une viabilité économique limitée, sources d’instabilité.
Depuis les années 1990, l’un des traits communs des nationalistes catalans, écossais ou flamands est aussi la volonté de préserver, de conforter voire de récupérer la richesse produite dans leurs régions. Le différentiel économique [5]joue en effet un rôle significatif dans leurs revendications, et peut-être même de façon accrue en cette période de crise économique, comme le montre le réveil des mouvements indépendantistes dans la région italienne germanophone du Trentin-Haut-Adige (Sud-Tyrol) [6]. Si en Italie, la Ligue du Nord prône la remise en cause de la solidarité économique du Nord industriel avec le Mezzogiorno moins développé, en Belgique, c’est la Flandre devenue une économie florissante à partir de la fin des années 1960, qui ne souhaite plus devoir financer la Wallonie dont l’économie est sinistrée, en raison de la reconversion industrielle de cette région minière et sidérurgique. Au Royaume-Uni, la découverte du pétrole de la mer du Nord a encouragé les nationalistes écossais à revendiquer l’autonomie, sachant qu’une Ecosse indépendante pourrait dès lors disposer d’une zone économique exclusive, comprenant la quasi totalité des ressources britanniques en hydrocarbures. En Espagne, la réussite économique explique aussi pour une part l’aspiration autonomiste des Catalans et des Basques, les deux régions espagnoles les plus riches et les plus industrialisées du pays.
D’ailleurs c’est bel et bien la question de la répartition des ressources financières qu’il s’agisse de la possibilité pour l’Ecosse de lever des impôts, pour la Catalogne d’obtenir l’autonomie financière ou la Flandre de régionaliser la fiscalité qui sont à la cause des revendications d’autodétermination. Les nationalismes régionaux tendent donc de plus en plus à s’analyser en termes de gains et de pertes, selon une approche de plus en plus utilitariste des individus vis-à-vis de leurs États qui contribue à désacraliser cette institution, en l’évaluant en termes de coûts et avantages (combien cela me coûte-t-il ? Et combien cela me rapporte-t-il ?) [7]. Ecossais, Catalans et Flamands semblent avoir fait leurs calculs et posent désormais la question d’un « droit au divorce », à l’instar des Tchèques et Slovaques qui se sont scindés pour former deux États au lendemain du 31 décembre 1992.
L’émergence de ces mouvements nationalistes régionaux, dont certains appellent au séparatisme, pose par conséquent la question d’un potentiel émiettement de l’espace européen. Pour les anciens États européens, elle pourrait constituer une menace de dilution, voire de dissolution, et favoriser l’émergence d’entités étatiques réduites, à la viabilité économique assez limitée, et engendrer des tensions. Aussi la réponse des États face à ces mouvements est-elle primordiale. Or comme le montre le cas belge, les limites semblent être atteintes si l’on ne veut pas que les États se vident de toute substance, et ce alors même qu’ils ont déjà transféré de nombreuses prérogatives au profit de l’Union européenne. En offrant des garanties institutionnelles et un cadre rassurant susceptible d’accompagner les aspirations identitaires des régions, l’Union européenne peut contribuer à jouer un rôle de garde-fou. En effet, contrairement aux discours généralement tenus par les nationalistes eux-mêmes qui voient leur avenir dans l’UE, une région séparatiste devrait de nouveau faire une demande d’adhésion à l’Union européenne, au risque de subir le veto de l’État membre dont elle se séparerait.
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[1] GELLNER, Ernest, Nations et nationalisme, Payot, Paris, 1989.
[2] M. Foucher, L’obsession des frontières, Perrin, 2007.
[3] Voir F. Tétart, « L’affirmation des identités régionales en Europe », Questions internationales n°51, Septembre-Octobre 2011, La documentation française.
[4] Ce concept a été proposé pour la première fois par Béatrice Giblin, dans « Géopolitique des régions françaises ».
[5] NDLR, Voir chaque année « Eurostat regional yearbook », disponible sur le site d’Eurostat.
[6] « Italy’s Mason-Dixon Line : Euro Crisis Fuels South Tyrolean Separatist Dreams », Alexandra Aschbacher, 6 mars 2012, Spiegel online.
[7] MOREAU-DEFARGES, Philippe (2009), « Belgique-Kosovo : la fêlure », Ramses 2009, éditions Dunod, Ifri, Paris, p. 257-262.
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