Géopolitique de l’Union européenne et de ses frontières. Dans le cadre de sa candidature à l’UE, que nous enseignent l’économie et la démographie sur la Turquie d’aujourd’hui et de demain ?
Avec un territoire de 784 000 km carrés [1], la Turquie possède une superficie 1,42 fois supérieure à celle de la France, le plus étendu des pays membres de l’UE-27.
La production de richesse est inégalement répartie sur le territoire turc. Pour simplifier, la moitié occidentale est plus riche que la moitié orientale.
Comment se situe l’économie turque par rapport à la moyenne de l’Union européenne ?
L’Annuaire Eurostat 2009 [2] apporte quelques éléments de réponse, avec des données harmonisées et consolidées pour 2007. Il faut relever que les tableaux de cette publication s’avèrent souvent incomplets pour la Turquie, dont les négociations pour l’adhésion sont pourtant ouvertes depuis 2005. Cela ouvre au moins deux possibilités : données inexistantes ou jugées non fiables par ce service de la Commission européenne.
Le PIB de l’UE-27 aux prix courants du marché atteint 12 304 milliards d’euros quand celui de la Turquie se situe à 479 milliards. Cela lui donne un poids économique supérieur à la Pologne (309) mais inférieur aux Pays-Bas (567), deux pays membres bien moins peuplés. Il importe, bien sûr, de prendre en compte le poids humain pour évaluer les résultats de chacun.
Alors que le PIB par habitant au prix courants du marché de l’UE-27 atteint 24 800 euros (comme en Parités de pouvoir d’achat, PPA), celui de la Turquie est de 6 500 euros (et 10 500 en PPA). Autrement dit, le PIB turc par habitant en euros est 3,8 fois inférieur à celui de l’UE-27.
Comparativement aux 12 nouveaux États membres (NEM), la Turquie affiche un résultat supérieur à la Bulgarie (3 800 euros) et à la Roumanie (5 600), mais inférieur aux 10 autres NEM. Par rapport aux autres candidats, la Turquie fait mieux que l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (2 700 euros) mais moins bien que la Croatie (8 600).
La Turquie se place à 42 % du PIB par habitant en Standard de pouvoir d’achat (SPA) de l’UE-27 base 100. Encore faut-il noter que ce résultat consolidé pour 2007 est inférieur à celui de 1998 (43 %). En effet, les difficultés du début des années 2000 ont induit un décrochage (34 % en 2002 et 2003), ce qui tend à démontrer que le « rattrapage » économique de la Turquie par rapport à l’UE n’est pas nécessairement continu.
Crédit © Union européenne, 15 mars 2010 : Egemen Bagis, ministre turc des Affaires européennes et négociateur en chef pour les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, à gauche, et Štefan Füle, Štefan Füle, membre de la CE chargé de l’Elargissement et de la Politique européenne de voisinage
La productivité de la main-d’œuvre par personne occupée atteint, en Turquie, 62,4 % du niveau de l’UE-27 sur des séries exprimées en SPA. Il s’agit d’une moyenne nationale qui cache cependant des disparités régionales, la productivité étant plus élevée à l’Ouest qu’à l’Est. Quoi qu’il en soit, ce chiffre situe la Turquie très au-dessus de la Bulgarie (35,7%) et de la Roumanie (41), non loin de la Lituanie (60,7) et de l’Estonie (64,7).
L’annuaire 2009 d’Eurostat n’indique pas les salaires annuels bruts moyens pour la Turquie, mais précise le salaire mensuel minima au 1er janvier 2008 : 354 euros. Celui-ci représente un niveau supérieur à la Bulgarie (113), Roumanie (141), Lettonie (229), Lituanie (232), Slovaquie (243), Hongrie (273), Estonie (278) et Pologne (313). Ainsi, nombre de nouveaux pays membres de l’UE se caractérisent par des salaires minima [3] inférieurs à la Turquie.
Alors que le taux d’emploi atteint 65,4 % dans l’UE-27, il se place à 48,8 % en Turquie. L’explication du différentiel vient pour beaucoup de la répartition par sexe : 68 % des hommes mais seulement 23,8 % des femmes travaillent. D’une certaine manière, cela signifie qu’il existe un large réservoir de main-d’œuvre féminine.
En 2007, le taux de chômage a atteint 7,1 % dans l’UE-27 et 8,5 % en Turquie. Cependant, nombre d’observateurs considèrent que ce chiffre est sujet à caution et probablement sous-estimé. Quoi qu’il en soit, la crise économique a fait plus que doubler cet indicateur.
Croissance et crise de l’économie turque sur les deux dernières décennies Après une décennie 1990 instable marquée par trois épisodes de tension ou de crises financières significatives (1994, 1997 et 2001), la Turquie a connu pendant quelques années une période de croissance économique tout à fait significative. Entre 2002 et 2007, la croissance moyenne du PIB a été supérieure à 6 % l’an, sous l’effet de réformes structurelles entreprises avec le soutien du Fonds monétaire international (FMI), des efforts mis en œuvre dans la perspective de la candidature à l’Union européenne, du rattrapage post-crise financière, de gains de productivité et d’une croissance des Investissements directs étrangers (IDE). Cependant, un ralentissement économique a été enregistré dès 2007, notamment sous l’effet d’une moins bonne conjoncture dans l’UE. La crise financière de 2008 a éclaté dans un ciel déjà nuageux. Pour 2009, le gouvernement turc annonce une contraction du PIB de 3,6 %, mais le ministre de l’Economie, Ali Babacan, a admis que ce chiffre pourrait être encore plus important, soit de l’ordre de 5 % selon une prévision du FMI. La récession s’est surtout traduite par un recul des IDE et des opérations transfrontalières de prêt, des licenciements massifs et une augmentation du taux de chômage, à environ 15 % de la population active, un chiffre officiel bien inférieur au chômage réel - au moins 20 % - selon les spécialistes. Le chômage des jeunes explose : près de 30 % des moins de 25 ans restent sans emploi. |
Nous manquons encore d’éléments pour avoir une visibilité précise sur la sortie de crise en Turquie. Pour autant, nous pouvons, avec beaucoup de prudence, envisager plusieurs hypothèses.
Située à 42 % du PIB par habitant en SPA de l’UE-27 en 2007, combien d’années faudra-t-il à la Turquie pour en dépasser 75 % ? Aussi longtemps qu’une région de l’Europe communautaire reste en dessous de ce seuil, elle a effectivement droit à des fonds structurels. Ces derniers constituent actuellement le deuxième poste du budget de l’UE.
La réflexion est rendue difficile par plusieurs facteurs. Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici quelques-uns. Pour commencer, l’entrée possible d’autres candidats (Balkans) et de la Turquie [4] dans l’UE aurait pour effet d’abaisser le PIB par habitant en SPA de l’UE, dans une proportion difficile à prévoir avec certitude mais qui aurait pour effet statistique de raccourcir la durée de l’octroi des fonds pour les régions proches du seuil. [5] Pour mémoire, le PIB par habitant en SPA de l’UE-27 est près de 11 points de pourcentage inférieur à celui de l’ex-UE-15. Par ailleurs, nous raisonnons par la force des choses sur des données à l’échelle nationale, alors que ces fonds sont distribués en fonction de résultats régionaux. Autrement dit, il existe dans l’Est de la Turquie des régions très pauvres qui resteraient probablement plus longtemps bénéficiaires de fonds. Enfin, rappelons que les années 2002 et 2003 ont prouvé que le « rattrapage économique » n’est pas un processus continu.
En 2007, le PIB par habitant en SPA de la Turquie se plaçait 33 points de pourcentage en dessous du seuil de 75 %. Sans même prendre en compte le possible décrochage induit par la crise de 2008-2009, combien d’années faudrait-il pour porter la majorité des régions turques au-dessus du seuil de 75% ?
Scénario 1 : avec un « rattrapage » [6] moyen de 1,3 % par an - légèrement supérieur au rythme tchèque pour la période 1998-2007 - il faudrait 25 ans ; ce qui porterait en 2032.
Scénario 2 : avec un « rattrapage » moyen de 1,1 % par an, il faudrait 30 ans ; ce qui repousserait l’échéance à 2037.
Scénario 3 : avec un « rattrapage » moyen de 0,8 % par an, il faudrait 41 ans, ce qui conduirait jusqu’en 2048.
Scénario 4 : avec un « rattrapage » moyen de 0,5 % par an - légèrement inférieur au rythme polonais entre 1998 et 2007- il faudrait 66 ans ; ce qui mènerait à 2073.
Quel scénario retenir ? Peut-être aucun des quatre, tant le réel nous surprend toujours ! Pour autant, il serait probablement assez raisonnable de compter au moins trois décennies pour porter la majorité des régions turques au dessus de 75% du PIB en SPA de l’UE, ce qui conduirait au-delà de 2037. Beaucoup dépendrait, cependant, de la dynamique économique des deux composantes considérées, l’UE comme la Turquie, et de l’usage qui serait fait des fonds communautaires. [7]
Avec 74,8 [8] millions d’habitants, la Turquie affiche mi-2008 une population inférieure à l’Allemagne (82,2), le plus peuplé des pays membres de l’UE-27. Pour combien de temps ?
Depuis les années 1970, la Turquie est entrée dans la deuxième phase de la transition démographique, avec une fécondité abaissée de plus de 6 enfants par femme en 1960 à 2,2 en 2008. Le taux d’accroissement naturel a diminué de moitié, passant de 27 pour 1 000 habitants en 1960 à 13 pour 1 000 en 2008. La qualité insuffisante de l’état civil invite cependant à considérer ces chiffres comme des estimations. La transition augmente le nombre d’habitants. Les estimations pour mi-2008 envisagent une population de 74,8 millions d’habitants. Ce pays a donc déjà dépassé la population d’autres pays membres de l’UE sur le rivage méditerranéen comme la France, l’Italie et l’Espagne. Aujourd’hui, la Turquie approche de la fin de la transition démographique, avec une fécondité proche du seuil de remplacement en raison de conditions de mortalité encore défavorables. Pour autant, en 2007, l’accroissement naturel de la Turquie a représenté 897 000 personnes, soit 1,8 fois l’accroissement naturel de toute l’UE-27 (483 800).
Le Premier ministre turc prône une augmentation de la fécondité
La baisse de la fécondité en Turquie inquiète une partie des autorités. « Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a jeté un pavé dans la mare en conseillant aux Turcs d’avoir au moins trois enfants pour éviter le vieillissement de la population, provoquant un tollé dans un pays qui lutte contre la pauvreté et le chômage. "Nous devons conserver une population jeune. Si vous ne voulez pas que notre population décline, chaque famille devrait avoir trois enfants", a dit le Premier ministre devant un parterre de femmes réunies pour célébrer la Journée internationale de la femme. M. Erdogan, lui-même père de quatre enfants et musulman pratiquant, a affirmé que "les enfants sont une bénédiction de Dieu" et regretté de ne pas en avoir eu davantage. "Notre population est jeune mais si la tendance actuelle perdure, nous commencerons à vieillir après 2030. C’est une menace. Nous devons maintenir un équilibre", a-t-il estimé. […] Les propos du chef du gouvernement, qui dirige un parti issu de la mouvance islamiste, ont été vivement critiqués par les spécialistes et les politiques à l’heure où il est de plus en plus soupçonné de vouloir islamiser la société turque avec des projets controversés, comme celui d’autoriser le foulard islamique dans les universités. […] "Ces déclarations sont une grave erreur pour un pays qui veut rejoindre l’Union européenne", alors que l’UE craint de son côté de laisser entrer un pays aussi peuplé, remarque le docteur Saylan. Le ministre de la Santé, Recep Akdag, un pédiatre père de cinq enfants, a pris la défense du Premier ministre, déclarant que la moyenne d’enfants par famille en Turquie était de 2,1 et qu’en dessous de 2 enfants les normes internationales considéraient la population en déclin ». Source : Agence France Presse, 13 mars 2008 |
Frappée par le chômage, la Turquie lutte aujourd’hui contre l’immigration clandestine. Plus de 1 millions de clandestins travailleraient en Turquie, souvent originaires des anciennes Républiques soviétiques ou des Balkans et du Moyen-Orient. Ces clandestins sont contraints d’accepter des salaires extrêmement bas et des conditions de travail particulièrement pénibles. Ils travaillent notamment dans le tourisme, le bâtiment, le textile, la filière cuir et les services. Ainsi, à l’Ouest du détroit du Bosphore, près de 15 % des travailleurs du textile seraient des Roumains.
45,3 % de la population turque est actuellement âgée de 0 à 24 ans. C’est pourquoi, en dépit de la forte baisse de sa fécondité, la population turque pourrait continuer à croître de façon significative durant toute la première moitié du 21ème siècle. Il s’agirait d’un effet de vitesse acquise [9], lié à des générations nombreuses en âge de procréer.
Les projections construites par le World population prospects indiquent que la population de la Turquie devrait creuser l’écart avec la population de la France, puis dépasser la population déclinante de l’Allemagne fédérale entre 2015 et 2020. En cas d’adhésion, la Turquie serait donc le pays membre le plus peuplé de l’Europe communautaire dans le deuxième quart du 21ème siècle.
En 2025, sa population pourrait atteindre 87,4 millions d’habitants. Ce poids démographique en ferait très probablement le pays le mieux représenté au Parlement européen, mais il faut observer que ses députés, comme ceux de n’importe quel pays, se répartiraient très probablement dans plusieurs groupes politiques.
Conclusion
Explicitement ou implicitement, ces réalités et perspectives économiques comme démographiques pèseront sur l’issue de la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Pour autant, ce processus complexe prend en compte bien d’autres paramètres.
Dans son récent rapport d’évaluation [10], la Commission européenne note ainsi : « Il convient à présent d’accélérer sensiblement le rythme des réformes. Plusieurs domaines continuent de poser problème, notamment la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de culte, les droits des syndicats, le contrôle civil des forces militaires, les droits des femmes et l’égalité entre les hommes et les femmes » [11].
Il reste, enfin, à convaincre tous les gouvernements et la majorité des opinions des pays membres de la pertinence d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
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Cette étude a été initialement publiée par Pierre Verluise dans la revue ACCOMEX. Analyse et réflexions sur les marchés extérieurs. n°89-90, sous le titre "Candidature de la Turquie à l’UE : ce que l’économie et la démographie nous apprennent", pp. 14-17 Turquie. L’incontournable émergent, entre Orient et Occident. Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Voir l’ensemble du sommaire et se procurer la revue Voir
Plus :
Tancrède Josseran, "Turquie : repenser l’Empire
La nouvelle politique étrangère turque", publié le 16 septembre 2011 sur ce site Voir
[1] Population & Avenir, n°690, novembre-décembre 2008, p. 21.
[2] Eurostat, L’Europe en chiffres – L’annuaire Eurostat 2009. Disponible en version papier (avec CD-Rom) ou sous forme de fichier électronique,
http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/publications/eurostat_yearbook
[3] Certains pays membres de l’UE n’ont pas de salaire minima.
[4] L’Islande, candidate à la candidature, est un pays relativement riche mais en partie ruiné. Cependant sa population est peu nombreuse. Résultat, l’impact de son adhésion sur la moyenne communautaire serait probablement modeste.
[5] C’est ce qui s’est passé lors des élargissements de 2004 et 2007 pour certaines régions de la péninsule ibérique.
[6] Le terme de « rattrapage » économique est discutable - parce qu’il est déterministe - mais la littérature communautaire l’utilise (Eurostat). On considère ici la réduction de l’écart du PIB par habitant en SPA (UE-27 = 100) d’un pays pauvre par rapport à 75 % de la moyenne communautaire. Autrement dit, il s’agit du différentiel de rythme entre le pays considéré et l’UE. Pour calculer combien de temps la Turquie mettrait à atteindre le seuil de 75 % en « rattrapant » l’UE de 1,3 % par an, nous calculons : 33 (= points de pourcentage d’écart entre le PIB par habitant en SPA de la Turquie et le seuil de 75 % de la moyenne UE-27 en 2007) divisé par 1,3 = 25,38. Puis on ajoute à l’année de référence , soit 2007 + 25 = 2032. Il va sans dire qu’il s’agit d’une approximation. Les autres scénarii sont calculés de la même façon.
[7] Classée en 2009 par Transparency international au 61ème rang mondial en termes de corruption, avec un indice de perception de la corruption de 4,4 sur 10 - soit en dessous de la moyenne mondiale - la Turquie doit poursuivre ses efforts pour combattre ce fléau endémique dans bien des secteurs et offrir de meilleures garanties.
[8] Population & Avenir, n°690, novembre-décembre 2008, p. 21.
[9] Dumont Gérard-François (2004), Les populations du monde, Paris, Armand Colin, 2e édition.
[10] Commission des communautés européennes (2009), « Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, stratégie d’élargissement et principaux défis 2009-2010 », Bruxelles, 14 octobre, COM (2009) 533, 84 p.
[11] Ibid, Page 18.
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