Analyste-rédactrice à la Documentation française (revue Questions internationales et site P@ges Europe), Co-rédactrice en chef du site Regard sur l’Est, chargée de cours à l’INALCO et membre du CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie, INALCO).
Voici une remarquable lecture géopolitique des jeux et enjeux autour des gazoducs à destination de l’Union européenne. C. Bayou – qui suit le dossier depuis longtemps – précise et actualise notre compréhension de ce sujet déterminant. Un texte de référence, à la fois documenté, lucide et clairement rédigé. Illustré d’une carte.
DEPUIS QUELQUES ANNEES, le projet de Corridor Sud et ses concurrents russes focalisent l’attention d’acteurs qui envisagent de faire transiter du gaz par la région de la mer Noire et l’Europe du Sud-Est, puis de l’acheminer vers les marchés d’Europe de l’Ouest [1]. Quelle que soit la voie envisagée, via la Turquie ou via la mer Noire, celle-ci atteste la montée en puissance de cette zone en passe de devenir un nouveau pont gazier entre producteurs (russe, azerbaïdjanais, turkmène, iranien, irakien…) et consommateurs européens. Pour les pays d’Europe du Sud-Est, l’enjeu est d’importance, chacun ayant intérêt à voir passer le futur tube sur son territoire. La situation de la plupart de ces États en matière d’approvisionnement énergétique est en effet loin d’être confortable, ce qu’illustrent par exemple les protestations répétées des populations (Albanie, Bulgarie, etc.), mécontentes du montant de leur facture énergétique ; mais également la crise du gaz russo-ukrainienne de janvier 2009, lorsque la Russie a coupé pendant quelques jours les livraisons transitant par le territoire ukrainien, privant momentanément de gaz quelques pays, parmi lesquels la Serbie, la Croatie, la Macédoine, la Bulgarie et la Grèce. Mais le passage d’un tube sur un territoire, outre qu’il assure au pays concerné un approvisionnement a priori stable et régulier, comporte aussi une dimension géopolitique : il fournit au pays concerné des recettes de transit et lui confère un pouvoir de négociation certain à l’égard de ses voisins, surtout si des branches partant de ce gazoduc sont envisagées.
C’est ainsi que l’annonce, le 1er décembre 2014, par le Président russe Vladimir Poutine de l’abandon du projet South Stream au profit d’un possible Turkish Stream, a fait l’effet d’un véritable coup de théâtre, mais pas seulement pour l’Union européenne [2]. Les pays d’Europe du Sud-Est ont immédiatement compris la portée de ce changement. Leur réaction depuis met en lumière la posture de chacun et les rivalités à l’œuvre dans la région pour la récupération du gaz. De fait, après avoir été longtemps spectateurs de la relation gazière entre Union européenne (UE) et Russie, la plupart des États de la région tentent désormais de devenir de véritables acteurs des recompositions en cours. Avec l’abandon du South Stream, certains d’entre eux semblent avoir perdu une bataille, tandis que d’autres, marginalisés jusqu’alors, se trouvent brutalement projetés sur le terrain du transit. Tous tentent de tirer leur épingle de ce jeu.
L’importance accordée au Corridor sud et à ses projets concurrents est directement liée à la politique qui domine les grands acteurs depuis le milieu des années 2000 et vise à accroître la diversification des sources et des voies d’approvisionnement. C’est dans ce cadre que la région de la mer Noire et l’Europe du Sud-Est sont en passe d’acquérir une importance nouvelle. Pour les clients européens, ces zones présentent deux avantages : elles peuvent permettre d’une part d’acheminer du gaz non russe, dans l’optique de la réduction de la dépendance vis-à-vis de ce fournisseur jugé trop prégnant. Elles doivent en outre mettre les clients à l’abri de potentielles nouvelles « crises du gaz » entre Russie et Ukraine, celles de 2006 et 2009 ayant provoqué un choc en Europe de l’Ouest ; dans cette optique, la voie Sud s’ajoute à celles qui passent par l’Ukraine, par la Pologne et par la mer Baltique, leur multiplication étant une garantie contre les interruptions de livraisons.
Pour le fournisseur russe, cette route est essentielle avant tout pour compléter la politique en cours visant à diversifier les parcours de sortie du gaz vers l’Europe. V. Poutine et son bras gazier, l’entreprise Gazprom, ne s’en sont jamais cachés : il s’agit pour Moscou d’annihiler la voie ukrainienne qui était prépondérante jusque récemment et, de ce fait, problématique. Au début des années 2000, plus de 80 % du gaz que la Russie livrait à l’Europe transitait en effet par l’Ukraine, ce qui était une aberration en termes économiques et stratégiques. Selon Moscou, cette situation conférait à l’Ukraine un pouvoir disproportionné.
La Russie est donc engagée depuis quelques années dans une politique visant à réduire le poids de l’Ukraine dans ce transit. Depuis 2005, 33 milliards de m3 de gaz peuvent circuler chaque année via le gazoduc Iamal qui traverse la Biélorussie et la Pologne. Depuis 2011, le gazoduc sous-marin Nord Stream peut acheminer 55 milliards de m3 de gaz par an de Vyborg (Russie) à Greifswald (Allemagne). À terme, le gazoduc Turkish Stream devrait être en mesure de traiter 63 milliards de m3 par an, transporté du sud de la Russie (Anapa) jusqu’à la frontière turco-grecque. Soit, en capacité, un total de 155 milliards de m3 par an, à mettre en regard avec les 100 milliards qui transitaient par l’Ukraine au début des années 2000 et les 146,6 milliards exportés en 2014 par la Russie vers l’Europe. Actuellement, l’Ukraine n’achemine plus que 49 % du gaz russe vers l’Europe et, en avril 2015, le président de Gazprom, Alexeï Miller, a annoncé qu’à partir de 2019, la Russie ne ferait plus du tout transiter de gaz par l’Ukraine.
Tel qu’envisagée par la Russie, la voie Sud devait consister en un gazoduc de 2 300 km, composé de quatre tubes et doté de dix stations de compression, empruntant la voie maritime d’Anapa jusqu’à Varna (Bulgarie) sur 930 km. Selon les plans envisagés, les premières livraisons du South Stream devaient intervenir en 2016 et la pleine capacité (63 milliards de m3/an) être atteinte en 2018. Le coût total de ce tube, qui se serait révélé l’un des plus chers de l’histoire de la construction de gazoducs, était évalué à 16 milliards d’euros. Le South Stream s’était organisé autour d’un consortium composé de Gazprom (50 % du capital), de l’italien ENI (20 %), de l’allemand Wintershall (15 %) et du français EDF (15 %). Pour sa partie maritime, le gazoduc devait traverser des eaux russes puis une partie de la zone économique exclusive turque avant d’aboutir en Bulgarie. Le tube devait ensuite acheminer le gaz à travers la Bulgarie, la Serbie (des embranchements étaient prévus vers la Republika Srpska et la Croatie), la Hongrie, la Slovénie puis l’Autriche et l’Italie. Il n’était pas exclu d’ajouter des branches ultérieures à destination de la Macédoine (à partir de la Bulgarie), et le Monténégro avait également manifesté le souhait d’être raccordé. Des accords intergouvernementaux ont été signés par Gazprom avec les pays intéressés : la Bulgarie, la Hongrie et la Serbie en 2008, la Turquie et la Slovénie en 2009, la Croatie en 2010... Les décisions finales d’investissement ont été prises en 2012 avec la Serbie, la Hongrie, la Slovénie et la Bulgarie et des sociétés à capital mixte (en général à 50/50) ont été créées pour chaque tronçon du projet. En décembre 2012, un peu avant l’heure annoncée, le projet a été lancé, en grande pompe et en présence de V. Poutine.
Mais c’était sans compter sur la réactivité d’une UE qui, depuis des années, cherche à contenir la présence de Gazprom en Europe. Jusque-là, l’Union avait échoué dans ses tentatives, généralement annihilées par ses divisions internes. Or, le cas South Stream a été l’occasion d’une des premières mises en application de cette politique commune qui cherche à s’affirmer, même si cela n’est pas sans poser quelques problèmes de solidarité européenne.
Le 3e Paquet énergétique impose sur le territoire de l’UE un découplage entre producteur, transporteur et distributeur et exige qu’un tube puisse être ouvert aux tiers, ce qui n’est pas dans les pratiques de Gazprom
Parmi les pays concernés par le projet South Stream, certains sont en effet membres de l’Union (Bulgarie, Slovénie, Hongrie, Croatie), un autre candidat (Serbie), un autre souhaiterait se rapprocher (Macédoine)... Tous ont été accusés par Bruxelles de ne pas respecter les normes européennes et, en particulier, le 3e Paquet énergétique qui impose sur le territoire de l’UE un découplage entre producteur, transporteur et distributeur et exige qu’un tube puisse être ouvert aux tiers, ce qui n’est pas dans les pratiques de Gazprom. Bruxelles a en outre reproché à ces pays de ne pas jouer le jeu de la diversification. Le projet South Stream a en effet longtemps été opposé à celui, concurrent, soutenu par l’UE et les États-Unis : Nabucco visait à acheminer du gaz non russe (azerbaïdjanais notamment mais aussi turkmène et, à terme, peut-être iranien) en passant par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie puis l’Autriche. Or ce projet a été disqualifié par South Stream, qui a pris de vitesse Nabucco alors que celui-ci n’était pas encore assuré de pouvoir atteindre un taux de remplissage suffisant.
Lorsque l’UE a avancé ses arguments, les pays incriminés membres de l’Union se sont collectivement tournés vers Bruxelles pour négocier au mieux cette affaire qui, ils le savent, relève avant tout de la relation énergétique russo-européenne. Gazprom, de son côté, a rétorqué que ce tube n’est pas européen mais international parce qu’il ne traverse pas que des pays membres de l’UE. Dans ces conditions, la Bulgarie a annoncé en juin 2014 l’interruption des travaux sur son territoire, en attendant qu’une décision soit adoptée.
La rhétorique adoptée par V. Poutine lors de son annonce du 1er décembre 2014 est claire : il a pris tout le monde de surprise au cours de la conférence de presse organisée dans le cadre de sa visite officielle en Turquie, impliquant d’emblée ce pays dans les projets qui feraient suite à South Stream. Et il s’est placé, comme à son habitude, sur le terrain de la logique : si les Européens opposent tant d’obstacles au projet South Stream, c’est qu’ils ne veulent pas de ce tube, et s’ils avancent l’argument juridique pour le bloquer, c’est que les normes russes et les normes européennes ne sont pas compatibles. Rien ne sert, dès lors, d’insister. La Russie acheminera donc son gaz au plus près, à travers un pays non membre de l’UE (la Turquie) et jusqu’à la frontière communautaire (turco-grecque). Aux Européens ensuite de choisir la meilleure façon de récupérer ce gaz, à leur guise et conformément à leurs normes.
Turquie, Grèce, Macédoine, Serbie et Hongrie – se sont retrouvés à Budapest et ont signé une lettre d’intention exprimant leur intérêt pour le nouveau projet russe.
À leurs frais surtout. Car les accords bilatéraux signés dans le cadre de South Stream prévoyaient certes que la propriété des tubes revienne largement à Gazprom mais également que la Russie supporte le coût financier de leur installation.
Quelques pays ont dit souhaiter se trouver sur la route du Turkish Stream : le 7 avril 2015, les ministres des Affaires étrangères de cinq pays – Turquie, Grèce, Macédoine, Serbie et Hongrie – se sont retrouvés à Budapest et ont signé une lettre d’intention exprimant leur intérêt.
La Turquie est un partenaire de poids pour la Russie. Les deux pays coopèrent déjà, par le Blue Stream qui, depuis 2003, achemine chaque année 16 milliards de m3 de gaz russe vers le marché turc via un tube sous-marin qui relie Beregovaïa au port de Samsun. Moscou sait à ce titre qu’Ankara est en mesure de fixer ses conditions puisque Gazprom en a déjà fait les frais, avec des demandes de variation du volume livré ou des pressions sur les prix. D’ailleurs, dès l’annonce du détournement du South Stream de la Bulgarie vers la Turquie, V. Poutine a annoncé une ristourne sur le prix du gaz consentie à son nouveau partenaire. Depuis, les difficultés s’accumulent : quand Gazprom a déclaré en mai 2015 souhaiter faire débuter dès juin la pose du tube sous-marin par la compagnie italienne Saipem (celle-là même qui, lors de l’annonce de l’abandon du South Stream, s’apprêtait à poser les premiers tronçons du tube), l’ambassadeur de Turquie à Moscou a déclaré qu’aucun accord n’avait été encore signé entre les deux pays, les discussions achoppant sur… le prix du gaz.
La Turquie a évidemment des moyens géopolitiques dont ne bénéficie pas la Bulgarie et, en ce sens, on peut se demander si Moscou gagne à ce changement de tracé. Surtout, on peut douter de l’intérêt de mettre de tels moyens pour passer d’un partenaire encombrant – l’Ukraine – à un partenaire qui pourrait se révéler tout aussi problématique. Au nombre de ses atouts, la Turquie a celui de ses ambitions puisqu’elle est en passe de devenir un véritable hub énergétique, et pas seulement grâce à Gazprom. Elle devrait être en effet sur la voie du Trans-Anatolian Pipeline (TANAP), sorte d’avatar de Nabucco bénéficiant du soutien de l’UE et qui doit acheminer du gaz azerbaïdjanais du gisement de Shah Deniz 2 (voire de plus loin), via la Géorgie et jusqu’au Tran-Adriatic Pipeline (TAP) qui doit traverser la Grèce, l’Albanie et aboutir en Italie [3].
Alors qu’elle n’était pas directement concernée par le South Stream (si ce n’est pas des projets de raccordement), la Grèce peut être considérée comme la grande gagnante du changement de programme puisqu’elle devient essentielle au Turkish Stream. Dépendante à plus de 80 % de sa consommation du gaz russe, elle opère depuis quelques mois un rapprochement remarqué avec la Russie. Cette dernière semble d’ailleurs plus engagée vis-à-vis de l’installation d’un tronçon du tube sur le territoire grec que n’a bien voulu le dire V. Poutine le 1er décembre 2014. Il serait en effet question de créer une société mixte chargée de la construction du tube, largement financée par la Russie qui se rembourserait ultérieurement sur le transit. Lors de leur rencontre à Moscou en avril 2015, le Premier ministre grec Alexis Tsipras et le Président russe ont évoqué la question : les recettes de transit dont bénéficierait Athènes pourraient permettre de faire face aux créanciers de la Grèce. Sans compter les créations d’emplois induites par l’installation du tube et les investissements réalisés. Certains mettent pourtant en doute ce rêve annoncé [4] : avec un tronçon de 400 km faisant passer environ 49 milliards de m3 par an (sur les 63 milliards annoncés, 14 sont destinés à la Turquie), la Grèce gagnerait 380 millions d’euros par an, somme toute relative. Les créations d’emplois prévues dans le cadre de la construction du TAP sont évaluées à 2 000 emplois directs et 10 000 indirects. Soit, là encore, un impact limité. Enfin, la promesse d’une ristourne sur le prix du gaz consommé par la Grèce s’avèrerait, elle aussi, de peu d’effet : en 2013, le pays a payé 440 euros les 1 000 m3 de gaz russe pour 2,4 milliards de m3 importés. Dès lors, une baisse du prix de 10 % permettrait d’économiser tout au plus 100 millions d’euros.
Les inclinaisons nouvelles d’Athènes vers Moscou n’en inquiètent pas moins les chancelleries occidentales qui craignent notamment la constitution d’un front anti-sanctions contre Moscou et une diversité des positionnements qui se surimposerait à la crise financière grecque. Le ministre grec de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie, Panayotis Lafazanis, se serait d’ailleurs plaint de fortes pressions émanant des États-Unis afin de dissuader Athènes de s’engager dans le Turkish Stream.
La Macédoine espérait bénéficier d’un raccordement au South Stream mais n’était pas centrale dans le projet. Pour ce petit pays dépendant à 100 % de sa consommation du gaz russe, qui paie en outre l’un des prix les plus élevés de la région, la volte-face de la Russie est une aubaine puisque la Macédoine devrait se trouver désormais sur le passage du Turkish Stream. Dans le cadre du projet précédent, Skopje ne devait financer qu’en partie la construction du tube de raccordement, le reste devant être pris en charge par la Russie, au titre de la dette ex-soviétique sur l’ex-Yougoslavie. C’est la société russe Stroytransgaz, détenue par Guennadi Timtchenko, qui devait construire le tronçon macédonien, et c’est elle qui devrait intervenir également sur ce territoire dans le cadre du Turkish Stream. Or il se trouve que cet oligarque russe a été placé dès mars 2014 sur la liste des personnalités soumises à embargo par les États-Unis.
Certains estiment toutefois que l’apparente aubaine dont pourrait bénéficier la Macédoine avec le passage de ce gazoduc n’est pas univoque. Tout comme la Grèce se plaint de subir des pressions de la part d’États-Unis désireux de torpiller ce projet, le gouvernement de Skopje n’a pas tardé à dénoncer, derrière la crise politique qui a éclaté en mai 2015, les agissements de « services occidentaux » qui chercheraient à déstabiliser ce pays. Parmi les raisons évoquées – et qui font fi de la dérive autoritaire du gouvernement –, la perspective du passage du Turkish Stream serait citée par le gouvernement [5]. Si rien de tangible, hormis la concordance de calendrier, ne semble pouvoir étayer cette thèse, son évocation renvoie bien à l’éternelle question qui traverse cette région depuis longtemps et pourrait se résumer au jeu d’influences contraires entre une UE peu active, parfois soupçonnée d’être à la solde des États-Unis, et une Russie insistante, parfois soupçonnée d’avoir des visées impérialistes.
La Serbie s’est toujours trouvée au cœur du dispositif South Stream. Un tube de plus de 450 km devait traverser son territoire et elle devait devenir la plaque tournante de l’approvisionnement en gaz de la République serbe de Bosnie, de la Hongrie et de la Slovénie. Ce qui lui conférait un pouvoir certain. Elle est dépendante pour 90 % de sa consommation gazière des approvisionnements russes et Moscou en a fait son atout maître dans sa politique énergétique en Europe du Sud-Est, à la fois en raison de sa position géographique centrale dans cette région, de l’« amitié » spéciale liant les deux pays et si souvent mise en avant mais aussi, et V. Poutine ne s’en est jamais caché, parce que la potentialité de voir un jour ce pays adhérer à l’UE rime pour la Russie avec éventualité de voir un pays bien disposé à son égard joindre le club communautaire. Or, estime le Président russe, depuis les élargissements de 2004, ces pays ne sont pas si nombreux !
Le scénario « win/win » décrit par les protagonistes dans le cadre de South Stream prévoyait que la Russie finance en totalité la construction du tronçon serbe du gazoduc, modernise à ses frais l’infrastructure énergétique serbe – et notamment des capacités de stockage de Banatski Dvor (les plus importantes de toute l’Europe du Sud-Est) –, fournisse du pétrole permettant la remise en fonction de l’entreprise chimique Petrohemija et, une fois remboursée en partie de son copieux investissement, que les recettes de transit, conséquentes, reviennent au budget serbe. C’est à ce titre que Belgrade a, selon les plus critiques, cédé au rabais à Gazprom 56,1 % des parts de la compagnie nationale énergétique Naftna Industrija Srbije (NIS). Belgrade ne manifeste pas grande inquiétude puisque la Serbie devrait se trouver aussi sur le trajet du Turkish Stream.
Actuellement, 70 % environ du gaz consommé par la Hongrie provient de Russie. Le tronçon hongrois du South Stream (229 km) devait être détenu à parité par la Hongrie et par la Russie et le projet avait été décrété d’intérêt national par Budapest.
Depuis 2010, l’Union européenne n’arrive pas à ramener la Hongrie de V. Orban dans l’esprit et la règle des institutions européennes, y compris en matière de politique étrangère.
Dans un premier temps, le chef du gouvernement hongrois, Viktor Orban, n’a pas caché son embarras face à la décision russe d’abandonner le projet. Mais il s’est vite repris et s’est depuis placé en tête des pays soutenant le Turkish Stream. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la rencontre du 7 avril 2015 accueillant les ministres des Affaires étrangères de cinq pays concernés s’est déroulée à Budapest.
Alors que la fracture continue de se creuser entre Budapest et Bruxelles, la Hongrie poursuit son rapprochement de la Russie et, tout naturellement, s’inscrit sur la route du Turkish Stream. Deuxième pays membre de l’UE – avec la Grèce – qui devrait se situer sur le parcours du tube, elle devra elle aussi se conformer aux normes communautaires.
S’il est un pays victime à tous points de vue de la nouvelle configuration qui se dessine, il s’agit bien de la Bulgarie. Hésitante pendant longtemps – elle s’était toujours dite favorable à la fois au South Stream et à Nabucco –, elle a cru un moment pouvoir devenir elle-même un pays de transit doté d’un rôle géopolitique rehaussé. Mise en demeure par l’UE de se conformer au 3e Paquet, elle a interrompu les travaux d’installation du tube qui, sur plus de 500 km, devait traverser son territoire, puis attendu un accord inaccessible entre Bruxelles et Moscou et, finalement, s’est trouvée violemment mise en cause par V. Poutine lors de son discours du 1er décembre 2014. Car le Président russe n’a pas hésité à faire porter la responsabilité de l’échec du South Stream sur Sofia, jugement tout à fait exagéré. Ironique, V. Poutine est allé jusqu’à interroger la Bulgarie sur la réalité de sa souveraineté et lui conseiller de se tourner vers Bruxelles afin d’obtenir une compensation pour les 400 millions de dollars par an de recettes de transit perdues, précisément à cause des diktats de l’UE. Peine perdue. Pas plus Bruxelles que Moscou ne semblent aujourd’hui se soucier de la Bulgarie.
Longtemps jugée trop atlantiste et europhile par Moscou, elle n’a sans doute jamais été aussi seule et s’efforce maintenant de trouver une solution, sans aide. Alors que 90 % du gaz qu’elle consomme est actuellement fourni par Gazprom via l’Ukraine, la Moldavie et la Roumanie, elle envisage désormais de se raccorder à un corridor vertical qui relierait la Grèce à la Roumanie en passant par son territoire. Elle espère, à terme, accéder à du gaz en provenance d’Azerbaïdjan et du gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance de Grèce [6]. Le ministère bulgare de l’Énergie se positionne sur l’installation d’interconnecteurs avec la Roumanie, mais aussi avec la Serbie et avec la Turquie, permettant notamment des flux inversés. Pour Sofia, il s’agit notamment de tenir compte de l’instabilité de la situation gazière dans la région et de multiplier les alternatives. La signature, le 21 mai 2015 à Riga en marge du Sommet du partenariat oriental, d’un accord entre Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Hongrie en vue de créer un gazoduc commun permettant à ces pays d’amoindrir leur dépendance vis-à-vis du gaz russe confirme le souci de ces États devant les atermoiements de leurs fournisseurs.
On peut y voir un clin d’œil ironique, mais l’un des arguments mis en avant par la Russie au regard de ce projet gazier concerne l’unité de l’Europe du Sud-Est. Le Président russe n’a de cesse depuis quelques années d’évoquer sa volonté d’unifier les Balkans par le biais de l’énergie et dit ne pas vouloir tirer la ficelle des concurrences entre ces pays mais plutôt celle de la coopération. L’ambassadeur de la Russie auprès de l’UE, Vladimir Tchijov, a évoqué l’ampleur du défi sous l’angle de la plaisanterie, lors d’une conférence de presse : on pourrait nommer le Turkish Stream également Greek Stream compte tenu des difficiles relations turco-grecques. Et de préciser que Gazprom serait « trop heureux » de contribuer à l’établissement de relations meilleures [7]. Il n’a pas évoqué la suite du parcours mais, au-delà de la façade amusée, l’UE devrait sans doute être attentive à cette revendication d’unifier une région dont l’attente d’Europe, objet de moins en moins d’échos, n’en finit pas de s’étioler.
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Ce texte fait suite à une intervention réalisée dans le cadre du colloque « L’Europe balkanique à l’heure des défis économiques et géopolitiques en cours », Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), Paris, 15 avril 2015.
[1] Ce texte fait suite à une intervention réalisée dans le cadre du colloque « L’Europe balkanique à l’heure des défis économiques et géopolitiques en cours », Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), Paris, 15 avril 2015.
[2] Céline Bayou, « Gazoducs. Les tubes errants de la mer Noire », Questions internationales, n° 72, mars-avril 2015, pp.71-78, et Céline Bayou, « Le gazoduc South Stream. Pari de la Russie pour éviter l’Ukraine », P@ges Europe, 6 mai 2014, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000725-le-gazoduc-south-stream.-pari-de-la-russie-pour-eviter-l-ukraine-par-celine-bayou/article
[3] Arta Seiti, « Les Balkans au carrefour des crises », Contreligne, mai 2015, http://www.contreligne.eu/2015/05/les-balkans-au-carrefour-des-crises-serbie-russie-turquie-europe/
[4] Simone Tagliapietra & Georg Zachmann, « Will natural gas cooperation with Russia save the Greek economy ? », Bruegel.org, 16 avril 2015, http://www.bruegel.org/nc/blog/detail/article/1609-will-natural-gas-cooperation-with-russia-save-the-greek-economy/
[5] Jean-Arnault Dérens, « Macédoine : les rumeurs, les menteurs, l’espoir et la peur », Le Courrier des Balkans, 20 mai 2015, http://www.courrierdesbalkans.fr/bazar/blogs/libres-balkans-le-blog-de-jean-arnault-derens/macedoine-les-rumeurs-les-menteurs-l-espoir-et-la-peur.html
[6] Dariusz Kałan, « Life after South Stream : Accelerated Modernisation of Bulgaria’s Gas Sector », PISM Bulletin, n° 48, 11 mai 2015, The Polish Institute of International Affairs, http://www.pism.pl/publications/bulletin/no-48-780
[7] Eric Maurice, « Gazprom and Turkey agree pipeline date », EUObserver, 8 mai 2015, https://euobserver.com/energy/128633
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