Docteur en science politique, consultant en géopolitique et relations internationales, expert en maintien de la paix et spécialiste de la défense et de la sociologie militaire. Chercheur au Laboratoire ERIAC (Equipe de recherche interdisciplinaire sur les aires culturelles), enseignant à l’Université de Rouen et dans d’autres Universités françaises
La guerre en Libye comme la guerre au Mali démontrent la nécessité de développer une connaissance stratégique de l’Afrique. L’auteur plaide ici en faveur du développement de la pensée stratégique en Afrique. Il met l’accent sur ses enjeux et son bien fondé dans un monde de plus en plus mondialisé.
EN CE DEBUT du XXIe siècle, le monde traverse une crise sans précédent et l’humanité toute entière en ressent les effets. Universelle et totale, cette crise que nous subissons affecte les disciplines intellectuelles et/ou morales les plus variées et les courants de pensée qu’en apparence tout oppose. Elle touche également plusieurs secteurs d’activités et bouleverse leur mode de fonctionnement. Aucun pays, aucune région et aucun continent n’est désormais à l’abri de menaces de plus en plus réelles, brutales et qui ont tendance à s’internationaliser. [1]
De toutes les aires géopolitiques, l’Afrique semble être le continent le plus exposé à ces soubresauts. Considérée comme la région des crises, de l’urgence et des tsunamis silencieux, l’Afrique apparaît comme le continent où le nombre de victimes est le plus élevé au monde, du fait des conflits armés. [2] Selon Jean Bernard Veron, parmi les origines de ces conflits, on citera les dysfonctionnements affectant l’Etat ou la société en question, mais aussi les causalités externes telles que le legs colonial ou l’impact de l’insertion du pays en question dans le processus de mondialisation. [3] Philippe Hugon estime pour sa part que ces conflits armés africains, « résultent de l’enchevêtrement de plusieurs facteurs (culturels, sociaux, politiques, militaires, géopolitiques) ayant chacun leur propre temporalité. Ils mettent en jeu une pluralité d’acteurs, d’alliances et de mobiles. Leur explication implique des approches pluridisciplinaires ». [4] Sur le plan des échanges, l’Afrique apparaît comme un « nain économique ». Non seulement, elle réalise environ 2,5% du commerce mondial, mais son métabolisme politique, culturel et économique peine à trouver un niveau d’équilibre. [5]
Malgré ce tableau pour le moins sombre, tout laisse à croire que l’Afrique n’a pas encore dit son dernier mot dans sa longue marche vers le développement. Qualifié souvent de « scandale géologique » en raison de son énorme potentiel économique, et avec sa population estimée à plus d’un milliard d’habitants en 2012, le continent noir apparaît comme le terrain privilégié de compétitions entre Etats et de rivalités entre grandes puissances. En effet, tout au long de son histoire, l’Afrique n’a cessé d’être l’objet de convoitises du fait de ses nombreuses ressources. Chasse gardée des anciennes puissances coloniales pendant de nombreuses décennies (à l’exception de l’Afrique orientale qui entretenait des liens séculaires avec l’Inde), le continent est depuis quelques années, le théâtre d’une offensive économique, commerciale de la part de certains pays, comme la Chine et le Brésil. Le positionnement de ces puissances émergentes en terre africaine occasionne une reconfiguration dans la géopolitique aussi bien interne qu’externe du continent et permet à l’Afrique de retrouver un certain intérêt stratégique aux yeux du monde.
Ce nouvel intérêt stratégique devrait permettre au continent africain de mieux se positionner dans le paysage des relations internationales de plus en plus dominé par le réalisme. Cependant, pour qu’ils fassent mieux entendre leur voix dans le monde, les pays africains doivent développer leur propre pensée stratégique, tout en tenant compte des réalités et des besoins qui les caractérisent. Parce que le destin d’un peuple, sa prospérité et sa sécurité se déterminent de plus en plus à l’échelle régionale, voire planétaire, il est plus qu’urgent pour le berceau de l’humanité de parler d’une seule voix. Cela passe nécessairement par l’émergence d’une pensée stratégique qui devrait constituer la clé du destin du continent, la boussole de son avenir et le moteur de son développement. Partant de ce constat, nous pensons que, plus que jamais, le moment est venu pour les cadres africains et surtout pour les jeunes d’aujourd’hui, qui feront l’Afrique de demain, de s’outiller et de maîtriser les questions de stratégie et tous les instruments de prise de décisions, afin de mieux faire face à la concurrence des autres continents.
Le présent article se veut être une plaidoirie en faveur du développement de la pensée stratégique en Afrique. Il met l’accent sur ses enjeux et son bien fondé dans un monde de plus en plus mondialisé. Nous consacrerons notre première partie à la genèse de la pensée stratégique, son évolution et son intégration progressive aux différents secteurs d’activités. Dans notre deuxième partie, nous ferons un état des lieux de la pensée stratégique sur le continent africain et passerons en revue, les différents facteurs qui constituent une entrave à son émergence. Dans notre troisième partie, il sera question d’aborder la recherche pluridisciplinaire comme un pilier essentiel du développement de la pensée stratégique sur le continent.
Né dans les champs de bataille, la stratégie est un terme qui vient du grec stratêgos, de stratos, armée et agein, conduire. Elle signifie littéralement l’art de conduire une bataille. Pendant très longtemps, l’usage de ce concept se fera dans un domaine exclusivement militaire, en lien avec la politique et se définissant comme étant « l’art d’employer les forces militaires pour atteindre les résultats fixés par la politique ». [6] Ce n’est qu’au XXe siècle que ce concept va s’élargir à d’autres domaines comme l’économie et les relations internationales. Karl Max est considéré comme le premier auteur à introduire la stratégie dans le domaine de l’économie, avec un accent particulier sur la notion de rapport de forces. « Mais son programme était davantage idéologique que scientifique. Son accent trop exclusif sur le concept de la lutte des classes limitait étroitement son champ d’analyse ». [7] Il a fallu attendre des économistes comme Joseph Schumpeter pour avoir une autre approche de la pensée stratégique dans les sciences économiques. En effet, dans son livre Theory of Economic Developement, Schumpeter introduit la figure essentiellement stratégique de l’entrepreneur, pilier du système capitaliste. Selon lui, l’entrepreneur a une vision d’un projet possible, un goût du risque suffisant pour entreprendre, un pouvoir de conviction et souvent de coercition pour rassembler les ressources nécessaires à sa réalisation. [8] « Une telle description, originellement, ne pouvait convenir qu’à des individus exceptionnels, comme dans le domaine de la politique et de la guerre, les hommes d’Etat qui fixaient l’attention de Clausewitz ou d’Aron, tels que Frédéric II à l’époque du premier, Mao Zedong et de Gaulle à l’époque du second ». [9] On voit donc que l’entrepreneur, tel que perçu par Schumpeter, est un véritable stratège qui applique la méthode stratégique caractérisée entre autre par la rationalité, l’efficacité, la rentabilité, le calcul et le risque.
Echappée des champs de bataille, la stratégie ne peut donc plus être l’apanage des militaires. « Elle occupe désormais presque tous les domaines de l’activité humaine, chacun revendiquant « sa » stratégie. Parfois, plus simplement, on l’emploie comme synonyme de planification, d’organisation ou de gestion, pour le plaisir d’utiliser un terme prestigieux encore empreint de résonances guerrières ». [10] Cela ne va pas sans causer quelques dérives sémantiques, dans la mesure où, en intégrant la stratégie dans plusieurs secteurs d’activité, son sens a été par moment galvaudé. La conséquence de cet usage quelque peu abusif de ce concept, c’est que, « Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nombreux sont ceux qui font de la stratégie plus ou moins inconsciemment. Mais à la différence de monsieur Jourdain, il est plus difficile de faire de la bonne stratégie que de la prose, d’autant plus que, si le nom de stratégie est souvent employé, les réalités qu’il recouvre sont généralement ignorées » [11]. Cette émancipation de la stratégie du joug de l’armée, permet tout de même de passer de l’intelligence militaire à l’intelligence du rapport à l’autre.
Dans une perspective holistique, Thierry de Montbrial définit la stratégie comme « l’art, pour la direction individuelle ou collective d’une organisation simple ou complexe, de préparer et de mettre en œuvre, réellement ou virtuellement, les moyens nécessaires pour surmonter ou réduire les obstacles de toute nature (physiques, heurts de volonté) qui s’opposent à la réalisation d’un objectif atteignable- et, ce faisant, d’anticiper correctement, selon un processus d’ajustement, l’évolution dans le temps du rapport des forces physiques et morales en jeu ». [12]
Comme on peut le constater, la stratégie est un concept en pleine mutation. Elle est liée aux caractéristiques d’ensemble d’une époque, si bien qu’il est vain de vouloir la transposer à une autre. Il s’agit donc d’un corps de connaissances cumulatives, s’enrichissant à chaque génération. [13] Selon le général André Beaufre, « la stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les évènements, puis de choisir les procédés les plus efficaces. A chaque situation correspond une stratégie particulière ; toute stratégie peut être la meilleure dans l’une des conjonctures possibles et détestable dans d’autres conjonctures ». [14]
De nos jours, la pensée stratégique suscite donc un vif intérêt. On pourrait même dire qu’elle a atteint son âge d’or. En effet, après avoir intégré progressivement les domaines de l’activité humaine, elle s’impose désormais comme un caractère conscient et calculé aux décisions par lesquelles on veut faire prévaloir une politique. [15] Composante essentielle de la pensée humaine, « la pensée stratégique n’a pu s’épanouir que dans la mesure où l’homme fondamentalement « transgresseur », réagit à des pulsions, plus ou moins rationnelles, de violence, « biologique » ou « réfléchie ». Cette violence, qui se mesure au seuil de l’irritabilité, pousse les hommes, les entreprises et les Etats à s’affronter dans les conflits d’intérêts et de désirs ». [16] Dans ce monde en pleine mutation, désormais régie par la mondialisation, la pensée stratégique doit être appréhendée dans son approche globale afin de faire face à des situations de crise qui sont de plus en plus transverses, transnationales et complexes. Les Etats africains doivent davantage intégrer cette notion dans la conduite de leurs affaires aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du continent. Voyons donc dans notre deuxième partie, l’état de la pensée stratégique sur le continent africain.
A l’heure où sur les continents américain, européen et asiatique, on assiste à une vulgarisation et un véritable essor de la pensée stratégique [17], l’Afrique, à l’exception de quelques pays comme l’Afrique du Sud et le Nigéria, semble être aux abonnés absents dans ce domaine crucial pour son avenir et son développement. Un état des lieux de la situation nous permet de constater que sur le continent noir, les questions de stratégie occupent une place peu significative. En effet, la léthargie dans laquelle la pensée stratégique africaine baigne en ce moment, s’explique par plusieurs facteurs, alimentés par des préjugés et des appréhensions que l’organisation militaire et la société civile africaines entretiennent l’une envers l’autre. Il faut souligner que ce sont ces deux univers, qui, à priori, devraient favoriser l’émergence de la pensée stratégique en Afrique.
Pendant longtemps, les civils et les militaires africains ont entretenu des relations antagoniques. Pourtant, dans des pays comme la Côte d’Ivoire, pour des raisons géopolitiques, le Président Houphouët-Boigny nommait des officiers militaires à de hautes fonctions dans l’administration. En agissant ainsi, l’ancien président ivoirien entendait rapprocher davantage ces deux univers, qui jouaient un rôle capital dans l’équilibre et la paix sociale en Côte d’Ivoire. Le journaliste Guy André Kieffer soutenait que, « Houphouët-Boigny avait parfaitement compris cette tension entre société civile et société militaire. Il y a répondu de plusieurs manières : tout d’abord en dotant l’armée d’un statut privilégié (…) ensuite en lui donnant un rôle dans le fonctionnement de l’Etat ». [18] Sur le continent africain, le fossé entre les civils et les militaires s’est davantage accentué avec les nombreux coups d’Etats dont bon nombre de pays africains ont été le théâtre. En fait, dans les pays ayant déjà connu un ou plusieurs putschs, les militaires se sont le plus souvent attribués le rôle de justiciers et n’ont pas hésité à s’octroyer le monopole du sentiment patriotique. Ceux-ci ont par ailleurs souvent accusé les civils de haute trahison et surtout d’avoir failli à leurs missions. Par contre, dans certains pays n’ayant pas connu de coups d’Etats, les intellectuels qui incarnent la société civile, seraient parfois perçus par les militaires comme étant des individus, qui à force de dénoncer les failles d’un système, pourraient susciter des révolutions et troubler l’ordre établi. Ces intellectuels seraient donc considérés par les militaires comme des éléments « dangereux et subversifs pour la stabilité de leurs pays ». A l’inverse, les militaires seraient vus par une partie de l’intelligentsia africaine comme une corporation « aux aptitudes intellectuelles limitées » et qui obéït aveuglement. Ainsi, selon ceux-ci, les militaires ne discutent pas. Ils ne font qu’obéir aux ordres qu’ils reçoivent. Pour une partie des intellectuels africains, l’armée, loin de protéger la population, serait une machine essentiellement putschiste. Voilà autant de préjugés qui, pendant des décennies, ont régi les relations entre civils et militaires dans plusieurs pays africains.
Il faut souligner que sur le continent, la pensée stratégique et la réflexion sur la défense nationale ont toujours été considérées comme des domaines exclusivement réservés à l’armée. De ce fait, les militaires ont très souvent exclu tout débat sur la défense nationale et ou la stratégie avec la société civile. Ceux-ci ont toujours considéré que « cette thématique était avant tout leur objet exclusif. Et c’est cet accaparement, devenu un réflexe monopolistique sur la pensée stratégique et la défense nationale, qui, à leurs yeux, semble fonder leur spécificité militaire ». [19] Or, la vérité est que, contrairement aux idées reçues et d’un point de vue historique, anthropologique et épistémologique, les civils ont toujours joué un rôle capital dans la production stratégique. Thierry Widemann et Pascal Reysset font remarquer que : « C’est vraisemblablement davantage dans la mise au point de techniques de chasse que dans les conflits avec ses semblables que les hommes du paléolithiques ont commencé à élaborer des manœuvres pouvant être à l’origine de la pensée stratégique ». [20]
Tous les facteurs que nous avons cités plus haut, constituent des pesanteurs qui ont empêché et continuent d’entraver l’émergence de la pensée stratégique sur le continent africain. Dans un tel contexte, nous sommes d’accord avec Louis Ropivia pour constater qu’il existe très peu d’ouvrages sur l’art militaire, la défense nationale, la stratégie ou la sécurité écrits par des africains. Ce qui manque donc à l’Afrique, comme l’écrivait le professeur Joseph Ki-Zerbo, c’est une pensée stratégique et globale avec des objectifs précis. Or, le paradoxe c’est que sur le continent, nombreux sont les intellectuels (universitaires, diplomates, hauts fonctionnaires d’Etat, etc.) qui, formés dans des Universités occidentales, se sont familiarisés avec des études relatives à la pensée stratégique pendant leurs formations universitaires. Il convient de souligner que l’émergence d’une pensée stratégique africaine devrait absolument être fondée sur la recherche pluridisciplinaire. Une méthode qui tient compte de plusieurs domaines qui concourent à la sécurité et au développement des Etats et des peuples.
Bien qu’elle se soit essentiellement développée dans un contexte militaire, la pensée stratégique n’est concevable que dans une approche pluridisciplinaire. Elle ne pourra donc émerger véritablement sur le continent qu’à condition que les civils et les militaires travaillent en synergie. D’ailleurs, d’un point de vue démocratique, le militaire n’est-il pas toujours subordonné au civil ? Cette collaboration entre militaires et civils doit être fructueuse. Elle devrait être fondée sur des valeurs de convergence et de complémentarité. La recherche doit donc être considérée à la fois comme le moteur et le fondement du développement de la pensée stratégique sur le continent africain. Pour cela, il faut privilégier l’approche pluridisciplinaire. Cela veut dire qu’étant donné qu’elle est applicable à tous les secteurs d’activités, la pensée stratégique doit faire l’objet de recherche tous azimuts. Elle doit être le centre d’intérêt de plusieurs disciplines comme la géopolitique, la science politique, l’économie, les relations internationales, la sociologie, la sécurité, la défense, la diplomatie, etc.
Considérée comme un instrument d’aide à la décision politique, au service d’intérêts des Etats, la pensée stratégique en Afrique doit avant tout, être cohérente, durable et globale. Outre le domaine militaire, elle doit prendre en compte les domaines politique, diplomatique, économique, commercial, culturel et historique propres aux pays africains. Cela voudrait dire que désormais, les stratèges militaires et les stratégistes civils sont appelés à collaborer en vue du rayonnement de leurs Etats respectifs et d’une façon plus générale du continent africain. La recherche pluridisciplinaire constitue le socle de la stratégie globale dans la mesure où, elle permet d’aborder de façon transversale, les questions qui touchent aux intérêts des Etats africains. Selon Marc-Louis Ropivia, « la mise en œuvre d’une pensée stratégique nationale, fondée sur la notion de stratégie globale (…) suppose désormais la mise en relation de toutes les structures nationales d’intelligence (universitaires, politiques et militaires) afin d’échanger l’information stratégique nécessaire à la rationalisation de la décision politique et à la sauvegarde des intérêts vitaux de l’Etat ». [21] Le développement de la pensée stratégique sur le continent, à travers la recherche pluridisciplinaire, implique la définition de concepts et de méthodes, qui permettent de concevoir entre autre des doctrines de politique étrangère et de défense nationale. L’approche pluridisciplinaire combine donc des compétences militaires, sécuritaires et civiles. Elle permet à la pensée stratégique de s’inscrire dans la durée et d’être abordée avec philosophie et universalité, qui seules permettent d’affronter avec succès le tribunal du temps. [22] Dans cette perspective pluridisciplinaire, la pensée stratégique devrait tenir compte des réalités géopolitiques du continent et être enracinée dans la culture des différents pays africains. En gros, la recherche pluridisciplinaire donnera son identité à la pensée stratégique.
Dans une Afrique de plus en plus confrontée aux conflits armés internes, qui ont tendance à se régionaliser, et face aux menaces de tout genre, la pensée stratégique devrait permettre aux pays africains d’envisager des solutions axées sur la sécurité globale. Ainsi, grâce à la recherche pluridisciplinaire, elle pourra s’articuler autour de la défense nationale, la sécurité publique, la protection des entreprises, la sécurité environnementale, etc. Selon Kofi Annan, ancien secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies (ONU), « Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est un système global de sécurité collective qui permette d’appréhender toutes les menaces, anciennes et nouvelles, et les problèmes de sécurité de tous les Etats, riches et pauvres, faibles et forts ». [23]
Le développement de la pensée stratégique en Afrique doit passer par une coopération interétatique et se manifester par des échanges entre secteurs publics et secteurs privés. Cela permettra de décloisonner la pensée stratégique, de la sortir du domaine militaire et de la situer au cœur de plusieurs domaines. Cette approche permettra aussi aux Etats africains de mieux appréhender, d’anticiper et de gérer les crises militaires et non militaires, de coordonner les renseignements préventifs, de déceler les signaux faibles et de suivre au plus près, l’évolution des dangers et menaces qui guettent le continent. La recherche pluridisciplinaire doit être la condition sine qua non de la construction et du développement de la pensée stratégique sur le continent africain. Elle doit guider toutes les productions intellectuelles qui émergeront dans ce contexte. La Côte d’Ivoire pourrait servir de plaque tournante à l’essor de cette pensée stratégique en Afrique. (Cf. Encadré en pied de page)
Conclusion
Au terme de notre plaidoirie, nous retenons qu’après s’être échappée des champs de bataille, la pensée stratégique a connu à la fois une évolution sémantique et une révolution structurelle. Elle est désormais intégrée dans plusieurs secteurs d’activités et se définit dans une perspective globale. A l’heure où la mondialisation bat son plein, la pensée stratégique suscite plus que jamais un engouement certain. Pendant qu’elle fait l’objet de recherches et de débats dans les milieux intellectuels américains, européens et asiatiques, elle est en pleine crise sur le continent africain. Cette crise est due à la léthargie dans laquelle cette pensée est plongée depuis des décennies. En effet, jusqu’à présent, c’est un domaine qui souffre du monopole de l’univers militaire sur le continent. Nous pensons donc que dans ce monde en pleine mutation, le moment est venu pour les pays africains de développer leur pensée stratégique et de l’intégrer dans leurs différentes politiques de défense, de sécurité, etc. afin de mieux faire face aux différents défis mondiaux. Pour cela, la pensée stratégique doit être décloisonnée et s’étendre à la société civile. Elle doit faire l’objet d’une recherche pluridisciplinaire afin qu’elle soit envisagée sous plusieurs angles. A cet effet, la Côte d’Ivoire pourrait jouer un rôle de pionnier dans le développement de la pensée stratégique sur le continent en y mettant en place, un Institut de Stratégie et de Défense dont l’objectif serait de divulguer cette pensée à travers la recherche et la formation. Il est vrai que la pensée stratégique n’a pas une valeur marchande dans l’immédiat. Elle est un investissement sur le long terme. L’Etat ivoirien et les partenaires au développement devraient donc apporter un appui technique et financier conséquent dans la mise en œuvre de ce projet. L’Union africaine devrait aussi encourager et soutenir ce projet afin qu’il voit le jour car nous sommes persuadés que la création de l’Institut de Stratégie et de Défense sur les bords de la lagune Ebrié constituera une étape majeure dans la renaissance africaine.
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La Côte d’Ivoire, pionnier de la pensée stratégique en Afrique
Par Jean-Jacques Konadje
LA pensée stratégique ne pourra émerger sur le contient africain que dans un cadre qui lui est propice. Il faut qu’un pays africain soit porteur de ce vaste projet et qu’il se propose d’être la locomotive d’une réflexion, qui à n’en point douter, contribuera de façon capitale au développement et à la stabilité du continent. Nous pensons donc que la Côte d’Ivoire peut faire office de plaque tournante pour le développement de cette pensée stratégique. En effet, de par sa position géopolitique sur le continent, la Côte d’Ivoire pourrait jouer un rôle de pionnier dans le cadre de l’implantation et de la divulgation de la recherche et des études stratégiques en Afrique. Longtemps considérée comme un havre de paix, la Côte d’ivoire a incarné la prospérité, le développement et la modernité africaine. Pays aux potentiels économiques énormes, la Côte d’Ivoire a toujours été considérée comme la locomotive de l’Afrique de l’Ouest. Elle représente la base arrière pour la maintenance industrielle de toute la sous-région et le couloir d’approvisionnement des pays enclavés. En tant que membre de plusieurs organisations d’intégration régionale, le pays dispose de plus de 40% du PIB de l’UEMOA (contre moins de 20% pour le Sénégal et 8% pour le Burkina Faso) et de 25% de celui de la CEDEAO. Tous ces atouts ont fait de la Côte d’Ivoire, un pays incontournable avec une longueur d’avance sur les questions relatives à la paix et à la sécurité. Cependant, depuis plus d’une décennie, le pays a été confronté à une série de crises (coup d’Etat, rébellions, crise post-électorale) qui ont détruit le tissu social, porté un frein au développement économique et ruiné l’outil de défense et de sécurité. Une situation qui a eu un impact considérable sur l’ensemble des pays ouest-africains car comme on a coutume de le dire, quand la Côte d’Ivoire s’enrhume, c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui tousse.
Aujourd’hui, le pays a emprunté le chemin de la reconstruction et de la réconciliation nationale. Dans ce contexte post-conflit, la réforme du secteur de la sécurité (RSS) apparaît comme un processus crucial, devant permettre au pays de renouer à nouveau avec la paix, la sécurité et le développement. On comprend donc qu’avec tous ces évènements qui ont jalonné son histoire, la Côte d’Ivoire apparaît à nos yeux comme un pays qui peut se servir de son expérience passé et présente pour lancer la réflexion sur la pensée stratégique en Afrique. Après avoir symbolisé la paix pendant des décennies, le pays a été le théâtre de nombreuses crises ces dernières années.
Pour donner corps à la pensée stratégique en Afrique, la Côte d’Ivoire se doit de mettre en place un cadre institutionnel adéquat dans lequel évoluera ce projet. A ce titre, la création d’un Institut de Stratégie et de Défense s’avère être une étape décisive et un cadre idéal de la recherche, de la divulgation et de l’enseignement de la pensée stratégique sur le continent. Véritable laboratoire d’idées, cet Institut constituera une entité de recherche, d’analyse, de synthèse et de prospective entre toutes les structures qui concourent à la vie, au développement et à la sécurité de la nation. Il s’agit entre autre des Ministères (de la défense, de l’intérieur, des affaires étrangères, de l’économie, de l’environnement, etc.), des différents services d’intelligence stratégique, des structures universitaires de recherche en science politique, géopolitique, relations internationales, etc. Cet institut aura pour objectifs entre autre, de vulgariser et d’insuffler une dynamique à la recherche, aux études en sécurité, en défense et en stratégie. A travers son positionnement, il pourra susciter l’engouement de la pensée stratégique auprès du grand public. De par ses différentes initiatives, l’Institut pourra contribuer à la consolidation de la paix et au développement de la Côte d’Ivoire. Il jouera certainement un rôle prépondérant dans la cohésion sociale en Côte d’Ivoire. Notons également que la mise sur pied de cet institut permettra à la Côte d’Ivoire d’affirmer son leadership et sa puissance régionale et surtout d’avoir une longueur d’avance sur bon nombre de pays africains sur des sujets d’intérêt commun. De par ses initiatives en matière de prospective, l’institut pourra appréhender et anticiper les menaces à la fois internes et externes à la Côte d’Ivoire. A travers un système d’alerte précoce se manifestant par une diplomatie préventive et un système de collecte d’informations, il pourra prévenir les situations de crise et contribuera à mieux protéger les intérêts stratégiques et vitaux des Etats africains, plus particulièrement, ceux de la Côte d’Ivoire. En gros, cet institut sera un cadre de sensibilisation aux grands enjeux stratégiques mondiaux et constituera un instrument de rayonnement pour la Côte d’Ivoire.
Dans son organisation et son mode de fonctionnement, les activités de l’Institut de Stratégie et de Défense devraient s’articuler autour de deux grands pôles : la recherche et la formation. Comme nous l’avons dit plus haut, c’est la recherche qui constituera l’épine dorsale de cette structure. Elle permettra de centraliser les réflexions, d’orienter les différents travaux et de les diffuser via des publications dans la société civile et l’univers militaire. A ce sujet, l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sera d’un apport considérable. Par exemple, l’institut pourrait créer un site internet portail pour avoir plus de visibilité et faire connaître ses travaux. Pour un rayonnement continental et international, les publications devraient être traduites en langue anglaise. Cela permettra une large diffusion auprès d’un public assez diversifié.
En ce qui concerne les formations, elles seront alimentées par les résultats des recherches et seront destinées à un large public, aussi bien civil que militaire, issu de différents pays africains. Les formations pourront se dérouler par exemple sous forme d’ateliers, de colloques ou de séminaires. A ce sujet, l’Institut pourrait signer un partenariat avec l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) de Paris pour organiser la session d’hiver du Forum de l’IHEDN sur le continent africain (FICA). Cette session du FICA à Abidjan pourrait avoir lieu à la mi-novembre et marquera le lancement des activités de l’Institut. Ce genre d’évènements pourrait rassembler des civils et militaires venus d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. L’expertise de l’IHEDN-Paris sera mise à contribution pour la bonne réussite de ce forum en terre africaine. L’Union africaine, la CEDEAO et la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Ministère français des affaires étrangères pourraient apporter un appui financier et technique à l’organisation de ce séminaire de haut niveau.
A la longue, l’Institut pourra développer des formations qualifiantes et diplômantes. Elle pourra par exemple développer des programmes d’études de troisième cycle sanctionnés par des Masters de science politique option défense et stratégie ou géopolitique et sécurité internationale. Ces formations peuvent se faire en partenariat avec des Universités occidentales plus particulièrement, françaises spécialisées dans ces domaines. [24] Elles pourraient déboucher sur des études doctorales. Elles doivent être ouvertes aux étudiants africains et ressortissants des autres continents intéressées par des questions de défense, de sécurité et de stratégie. Dans une perspective de vulgarisation de la pensée stratégique, il serait intéressant que l’institut conçoive et développent des modules d’éducation à la stratégie qui seront enseignés dans les Universités, Ecoles de commerce et grandes écoles africaines. On comprend donc que la recherche et la formation constituent les deux grands piliers de l’Institut de Défense et de Stratégie. L’un ne doit être privilégié au détriment de l’autre. D’ailleurs, limiter les activités d’un tel institut au volet formation serait commettre une grave erreur intellectuelle car, c’est la recherche qui donnera une valeur ajoutée à la structure.
Plusieurs thèmes ayant un lien avec le développement et la stabilité de l’Afrique pourront être développés et faire l’objet d’études au sein de cet Institut de Défense et de Stratégie. L’accent pourrait par exemple être mis sur la polémologie [25] et l’irénologie [26], deux sciences qui devraient faire l’objet de recherches approfondies sur le continent. En effet, c’est un secret de polichinelle d’affirmer que l’Afrique est le continent le plus confronté aux guerres. Selon un rapport de la Banque africaine de développement (BAD), publié en 2008, « le continent africain a connu depuis 1960, plus de 200 coups d’Etats, et 101 chefs d’Etat ont été chassés du pouvoir par la force. Depuis 1970, on a compté au moins 35 guerres en Afrique sub-sahariennes ». Une situation qui fait de l’Afrique, un continent « en quête permanente de paix ». En témoignent le nombre d’Opérations de maintien de la paix (OMP) des Nations Unies, déployées sur son sol. Cependant, il convient de constater qu’à ce jour, il n’existe quasiment aucune recherche africaine ou publication sur les questions de polémologie et d’irénologie. Or, nous sommes persuadés que les dirigeants africains ont besoin de réflexions sur ces questions dans la mise en œuvre de leur politique nationale de défense et de sécurité. Nous pensons donc que la création de l’Institut de Stratégie et de Défense en Côte d’Ivoire, pourrait combler ce vide intellectuel, car la meilleure façon de préparer la paix, de prévenir les conflits, c’est de connaître la guerre d’un point de vue scientifique.
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[1] Selon l’Organisation des Nations Unies, « Tout évènement ou phénomène meurtrier qui compromet la survie et sape les fondements de l’Etat en tant qu’élément de base du système international constitue une menace contre la sécurité internationale. C’est ainsi que nous avons retenu six catégories de menaces qui guettent l’humanité aujourd’hui et dans les décennies à venir : Les menaces d’ordre économique et social (pauvreté, maladies infectieuses, dégradation de l’environnement, etc.) ; les conflits entre Etats ; les conflits internes (guerres civiles, génocide et autres atrocités, etc.) ; les armes nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques ; le terrorisme ; la criminalité transnationale organisée. »
[2] Philippe Hugon, « Conflit armés, insécurité et trappes à pauvreté en Afrique », in Afrique contemporaine, N°218, 2008, p. 33
[3] Jean Bernard Veron, « Conflit, sécurité et développement : un nouveau paradigme, mais pour quels usages », in Afrique contemporaine, N° 218, 2008, p. 9
[4] Philippe Hugon, Op.cit, p. 35
[5] L’atlas géopolitique et culturel du petit Robert des noms propres, Paris, Ed. Le Robert, 2004, p. 114.
[6] André Beaufre, Introduction à la stratégique, Ed. Hachette Littérature, 1998, p. 33
[7] Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir), Dictionnaire de stratégie, Paris, Ed. PUF, 2000, p. 531
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Pascal Reysset et Thierry Widemann, La pensée stratégique, Paris, Ed. PUF, 1997, p. 3.
[11] André Beaufre, Op.cit, p. 29.
[12] Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir), Op.cit, p. 533.
[13] André Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Ed. Hachette Littérature, 1998, p. 10.
[14] Ibid. p. 24
[15] André Beaufre, Op.cit, p. 8
[16] Pascal Reysset et Thierry Widemann, La pensée stratégique, Paris, Ed. PUF, 1997, p. 3
[17] Cette vulgarisation se fait à travers des instituts de relations internationales ou de stratégie, des centres de recherches en géopolitique et géostratégie, des think tank sur les questions de défense et de sécurité, des Universités et Ecoles militaires, ainsi que « l’avalanche » de publications produites par ces institutions.
[18] Guy-André Kieffer, « Armée ivoirienne : le refus du déclassement », in Politique africaine, n° 78, juin, 2000, p. 30
[19] stratisc.org/Strategique_80_Ropivia2.htm (site internet consulté le 20 mars 2012)
[20] Pascal Reysset et Thierry Widemann, Op.cit, p. 8
[21] stratisc.org/Strategique_80_Ropivia2.htm (site internet consulté le 20 mars 2012)
[22] André Beaufre, Op.cit, p. 7
[23] Kofi Annan, Un monde plus sûr, notre affaire à tous, United Nations, 2004, p. VII
[24] Un partenariat avec des instituts et centres de recherches nord-américains (Etats-Unis), Sud-américains (Brésil), indiens, etc. n’est pas à exclure.
[25] La polémologie est l’étude scientifique ou sociologique de la guerre. Elle vise à comprendre les facteurs déclenchants, les causes, les régularités des conflits.
[26] L’irénologie est l’étude scientifique de la paix.
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