Les accords de paix israélo-égyptien de Camp David ont sanctuarisé la péninsule du Sinaï en tant que « zone tampon » entre ces deux pays. La démilitarisation de la région, garantie par ce traité depuis 1979, est pourtant remise en cause par une instabilité sécuritaire croissante depuis la révolution égyptienne de 2011, comme en témoigne l’attentat du 20 novembre 2013 ayant coûté la vie à au moins 10 soldats égyptiens. Les informations sur l’origine et les revendications des groupes terroristes opérant au Sinaï sont floues et souvent contradictoires. Récemment qualifié par certains analystes de « nouvel Afghanistan du djihadisme international », le Sinaï est avant tout au cœur d’enjeux locaux dans lesquels ses voisins palestiniens et israéliens ont un rôle de premier ordre à jouer.
« Relations internationales » : cette rubrique du Diploweb.com analyse un thème précis à travers différentes publications dans une autre langue que le français, issues de revues ou d’instituts spécialisés dans les relations internationales. L’objectif est ici de présenter une étude approfondie d’un sujet ayant fait l’objet d’un traitement médiatique particulier durant les dernières semaines. Cette édition présente des publications en langue anglaise : Brookings Institution, Egypt Independant, Haaretz
LE think tank américain Brookings Institution, dirigé par Strobe Talbott, qui fut secrétaire d’état adjoint de l’administration Clinton durant 7 ans, a créé en 2002 un département dédié au Proche-Orient, le Saban Center for Midlle East Policy, qui entend « promouvoir la paix israélo-arabe » tout en « préserv[ant]les intérêts américains au Moyen-Orient » [1]. Cet institut consacre son rapport d’octobre 2013 à la question sécuritaire dans le Sinaï, dont le règlement constituerait l’opportunité « d’une coopération inattendue entre l’Egypte, Israël et le Hamas » [2]. Derrière ce titre volontairement utopique, son auteur Zack Gold, ancien analyste à l’Institut international pour la Recherche sur le Terrorisme, s’attache tout d’abord à étudier précisément les causes de l’embrasement de la péninsule en évitant les clichés simplificateurs de la « poudrière régionale » et du « jeu de dominos » des printemps arabes.
Il revient notamment sur les relations conflictuelles qu’entretient traditionnellement la population locale du Sinaï avec le pouvoir central égyptien. Les Bédouins, qui constituent la majorité des 700 000 habitants de la péninsule, font régulièrement état de leur sentiment de constituer des citoyens de seconde zone, fortement discriminés dans l’accès à l’emploi, que ce soit dans le secteur touristique des villes balnéaires du sud du Sinaï ou dans l’ « appareil sécuritaire régional », c’est-à-dire la police et l’armée. Ces dernières, qui sont les principales cibles des attentats depuis le renversement de Hosni Moubarak en février 2011, cristallisent le mécontentement des populations locales depuis bien plus longtemps. Lorsque Zack Gold mentionne les nombreux « abus policiers » et « violations des droits » des civils, il fait ainsi référence à la violente répression orchestrée par les autorités égyptiennes à la suite des attentats de Taba et de Sharm el Sheykh en 2004 et 2005, et dénoncée l’année suivante par l’ONG Human Rights Watch [3] comme une campagne d’ « arrestations de masse » et de fréquents recours à la torture.
Les Bédouins
C’est dans ce contexte de stigmatisation de l’ensemble des habitants du Sinaï que s’est forgé un antagonisme entre les Bédouins et ceux qu’ils nomment eux-mêmes « les Egyptiens » [4], c’est-à-dire la population du delta du Nil. Les chefs tribaux ont longtemps constitué un relais de la politique sécuritaire du gouvernement dans la péninsule. La rupture de ce lien est aujourd’hui considérée par de nombreux observateurs comme une des causes majeures de la montée en puissance des groupes terroristes, qui bénéficieraient de complicités parmi la population bédouine.
C’est cependant Gaza qui est pointée du doigt par les militaires au pouvoir depuis le renversement du président Morsi le 3 juillet 2013. En effet, les chefs d’état major, suivis par les médias hostiles aux Frères Musulmans, préfèrent « inculper le Hamas », allié de la confrérie et ainsi « lier les islamistes égyptiens […] aux crimes perpétrés », note Zack Gold. Ainsi les militaires, qui n’ont eu cesse de reprocher à Mohamed Morsi son manque de fermeté « face au terrorisme salafiste-djihadiste », considèrent aujourd’hui que les Frères Musulmans sont directement impliqués dans ces attentas.
Si une augmentation des attentas dans le Sinaï a bien été constatée depuisle départ de Morsi, ce double discours des militaires sur le terrorisme dans la région semble incohérent compte tenu des divergences entre le Hamas et les groupes djihadistes invoqués. En revanche, ces accusations ont d’une part permis aux militaires de discréditer l’action de Morsi durant son mandat, puis de justifier la traque de ses partisans à partir du mois de juillet 2013.
L’éventualité d’une instrumentalisation des actes terroristes dans la péninsule est renforcée par le « blackout médiatique [5] » imposé par l’armée à propos de ces évènements, écrit le reporter Drew Brammer dans la version anglaise du quotidien égyptien Al-Masry Al-Youm. Dans cet article intitulé « Sinaï : peut-on dire la vérité ? », il s’interroge sur les raisons de l’arrestation de son confrère Abu Draa qui était devenu « célèbre depuis qu’un de ses reportages dans le Sinaï avait reçu un prix ». Peu de temps après avoir fait état sur les réseaux sociaux d’un « raid militaire ayant ciblé des habitations de civils dans la région », ce journaliste s’est vu condamné par une cour militaire à une suspension de ses activités pendant une période de 6 mois pour avoir « diffusé de fausses informations ».
L’armée refuse en effet de mentionner d’éventuelles victimes civiles dans la campagne qu’elle mène contre les activistes ayant trouvé refuge dans ce vaste territoire de 60 000 km2. Lors d’une conférence de presse le 19 septembre 2013, le colonel Ali, porte-parole de l’armée, faisait ainsi état de 125 morts du côté des militaires depuis janvier 2011, et de 134 victimes parmi « les miliciens », aussi parfois désignés comme « Palestiniens » [6]. Selon Mouna Elzamlout, une reporter locale interrogée par Drew Brammer, il est aujourd’hui très compliqué de contredire la version officielle : le pouvoir « utilise Abu Draa pour intimider l’ensemble des journalistes ». Ces derniers « ont peur de publier quelque chose qui serait perçu comme antimilitaire », poursuit Brammer.
Le poids des images
De plus, l’opinion publique semble se satisfaire en partie de cette situation. Les images des 25 corps des policiers froidement abattus le 19 août 2013 suite à une embuscade près de la frontière avec Gaza, ont particulièrement choqué dans tout le pays. Mohannad Sabry, spécialiste du Sinaï, regrette dans le journal en ligne Al-Monitor que les représentants des tribus bédouines n’aient pas été « plus loin que la [simple] condamnation » [7] de cet attentat. Selon lui, l’attitude de spectateur adoptée par les Bédouins « a ouvert la voie » à la recrudescence des actes terroristes alors que les « activistes craignaient jusque-là l’autorité des tribus locales lourdement armées ». Celles-ci avaient même prouvé qu’elles étaient capables de « remplir un rôle de médiation avec les forces de sécurité », notamment au cours de la libération au mois de mai 2013 de 7 militaires pris en otage.
Mais les Bédouins sont aujourd’hui vus dans le reste de l’Egypte comme tirant profit de cette zone de non-droit pour développer leurs activités de trafic vers Gaza par les tunnels de contrebande et surtout vers Israël.
L’Etat hébreu achève en 2013 la construction d’une barrière de sécurité le long de sa frontière avec l’Egypte, notamment pour endiguer l’afflux d’immigrants illégaux venus du Soudan et de la Corne de l’Afrique, via les réseaux de passeurs bédouins. Cet édifice est également emblématique de la volonté affichée d’Israël de circonscrire les problèmes sécuritaires dans le Sinaï au territoire égyptien, alors même que la région a servi plusieurs fois de base à des incursions meurtrières sur son sol.
Une coopération entre les services israéliens et égyptiens ?
Les militaires israéliens sont en effet très inquiets de la récente montée en puissance de certains groupes terroristes opérant à quelques kilomètres de la frontière. Comme le préconise le rapport publié par la Brookings Institution, le pouvoir égyptien a donc aujourd’hui tout intérêt à coopérer avec l’Etat hébreu dans sa lutte contre ces activistes. Une affirmation largement confirmée en coulisses des deux côtés. Selon des sources anonymes de l’armée israélienne citées par Al-Monitor, « la coopération [entre les services de renseignement des deux pays] dépasse tout ce dont on a pu rêver sous Moubarak » [8]. On constate même un alignement des responsables de Tsahal avec le diagnostique des militaires égyptiens. Interrogé par le quotidien israélien Haaretz, le général Padan attribuait les attaques dans le Sinaï à des groupuscules djihadistes « affiliés au réseau terroriste international d’Al-Qaïda » [9] et recevant de l’aide logistique et matérielle de la part des Comités de Résistance Populaire à Gaza. Le général Gilad a même été plus explicite en félicitant l’armée égyptienne pour leur « campagne contre le terrorisme », indiquant que « ce qu’ils font est très impressionnant » [10] tout en niant toute implication directe d’Israël. Une référence à peine masquée au bombardement sur le sol égyptien ayant tué 5 activistes présumés le 9 août 2013 et attribué par de nombreux observateurs et certaines sources militaires égyptiennes à un tir de drone israélien.
La « collaboration inattendue entre l’Egypte, Israel et le Hamas » promue par Zack Gold semble donc être déjà effective entre les services israéliens et égyptiens. C’est en revanche loin d’être le cas concernant le mouvement palestinien. Le soutien de l’Etat hébreu au nouveau gouvernement du Caire sur ce dossier avalise les accusations proférées par les militaires egyptiens contre le Hamas. Une complicité pourtant contradictoire avec le soutien présumé que recevraient les activistes du Sinaï de la part de la mouvance djihadiste internationale : comme le soulignait dès 2011 Daniel Byman, analyste au sein du Saban Center for Midlle East Policy, un rapprochement du Hamas avec Al-Qaïda est fortement improbable en premier lieu parce que le mouvement palestinien aurait beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner [11].
Sur le plan régional, les prises de position égyptiennes et israéliennes autour de la question sécuritaire de la péninsule du Sinaï confirment ainsi l’isolement diplomatique du Hamas depuis la chute des Frères Musulmans en Egypte.
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Note de la direction
Ce numéro de la rubrique « Relations internationales » présente des articles en langue anglaise mais le Diploweb.com est ouvert à des contributions de qualité qui présenteraient en d’autres langues des articles de référence sous l’angle des relations internationales. Dans tous les cas, l’objectif est de proposer une présentation honnête d’un thème qui s’impose dans d’autres langues que le français. Il s’agit d’un exercice de « décentrage » à la fois classique et nécessaire en géopolitique.
[2] http://www.brookings.edu/~/media/research/files/papers/2013/10/22%20sinai%20egypt%20israel%20hamas%20gold/22%20sinai%20hamas%20egypt%20israel%20gold.pdf
[4] http://www.crisisgroup.org/~/media/Files/Middle%20East%20North%20Africa/North%20Africa/Egypt/61_egypts_sinai_question.pdf
[6] http://www.nytimes.com/2013/09/16/world/middleeast/egypts-military-claims-gains-against-militants-in-sinai.html?_r=0
[8] http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2013/11/egypt-gaza-hamas-israel-security-cooperation-sinai-crisis.html?utm_source=&utm_medium=email&utm_campaign=8603
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