Relations franco-allemandes : retour à la raison ?

Par Jérôme VAILLANT, le 29 mai 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur de civilisation allemande contemporaine à l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui

Il apparaît urgent que la France et l’Allemagne, après des mois d’errances cessent de cultiver leurs différences et leurs divergences pour retrouver, au-delà de celles-ci, le terrain d’une entente qui reste possible dès l’instant que des deux côtés il y a la volonté politique d’y parvenir. Dans l’intérêt bien compris de chacun.

LA SCENE en a étonné plus d’un, en France, mais aussi, il est vrai en Allemagne chez quelques sociaux-démocrates qui se sentaient déjà en campagne électorale [1]. Pour le 150e anniversaire de la fondation du SPD, le président fédéral, Joachim Gauck, le président du Bundestag, Norbert Lammert, et la chancelière, Angela Merkel, étaient au premier rang des invités dans la grande salle du Gewandhaus de Leipzig où le parti social-démocrate fêtait l’événement. Serait-il imaginable en France que Jean-François Copé honore de sa présence le Parti socialiste pour un événement semblable ? se demanda-t-on sur biens des stations de télévision en France. Déconcertante Angela ! « La patronne des conservateurs chez les sociaux-démocrates ! » [2] Quelle affaire en effet aux yeux d’un pays qui vit de plus en plus replié sur son territoire hexagonal, à la recherche de ce qui sauvera peut-être le « modèle français ». Sans doute eût-il fallu ajouter qu’au PS on n’aurait pas eu l’idée d’inviter le président en exercice de l’UMP. Mais est-ce bien cela qui s’est passé le 23 mai 2013 à Leipzig ? Ce n’était bien évidemment pas la présidente de l’Union chrétienne-démocrate qui avait été invitée, mais, comme tout le monde l’a bien compris en Allemagne, la représentante du gouvernement fédéral, une institution respectée par le SPD quel qu’en soit le chancelier ou la chancelière à sa tête. On n’exclura pas qu’il ait pu y avoir également, de part et d’autre, des intentions cachées comme celle de démontrer que chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates sont en mesure de s’entendre, s’il le fallait, pour constituer le prochain gouvernement !

Relations franco-allemandes : retour à la raison ?

François Hollande et Angela Merkel à Leipzig (RFA), le 23 mai 2013. Copyright Présidence de la République française

L’étonnement enregistré en France est révélateur des différences entre les systèmes politiques français et allemand et de la perception qu’on en a dans les deux pays – même s’il convient de relever que, sans être exceptionnel, l’événement n’est pas non plus complètement ordinaire en Allemagne puisque pour son 100e anniversaire, en 1963, le SPD n’avait pas reçu la visite des plus hauts représentants de la RFA.

Quelles différences entre les systèmes politiques français et allemand ?

La France dans l’UE : pourquoi un tel malaise ?

L’Allemagne pratique une démocratie de concordance fondée sur le compromis : le système électoral est une proportionnelle matinée de quelques éléments de scrutin majoritaire pour personnaliser les élections et éviter la dispersion des voix, il induit l’idée que les principaux partis représentés au parlement sont des partenaires potentiels les uns pour les autres et non des opposants irréductibles. Il en résulte une société puissamment intégrée, ce que l’on retrouve dans des rituels bien arrêtés tels que l’allocution de Noël tenue chaque année à la télévision par le président fédéral tandis que celle du nouvel an est réservée au chancelier (à la chancelière), tout comme se succèdent chaque samedi soir sur la première chaîne de télévision, ARD, les représentants des deux principales confessions pour adresser aux téléspectateurs leur message dominical, « das Wort zum Sonntag ». Pour la journée de deuil national (Volkstrauertag) qui se tient chaque dimanche de l’année deux semaines avant le premier de l’Avent pour honorer les victimes des deux guerres mondiales et du national-socialisme, le rituel veut que le Président fédéral s’adresse aux députés du Bundestag, en présence du chancelier. Il en va ainsi de bien d’autres manifestations officielles dont le rituel, qui devient sans doute chaque année un peu plus désuet, est bien rôdé, preuve globalement du ciment qui continue d’unifier la société allemande.

La France, elle, pratique - on le sait - un régime présidentiel teinté de parlementarisme, son régime électoral de type majoritaire polarise et fonde une opposition classique entre la droite et la gauche, quand bien même leurs divergences pourraient s’être affaiblies avec le temps. Ce régime incline davantage à la confrontation qu’à la recherche du compromis – ce que l’on retrouve au niveau des relations sociales quand des syndicats préfèrent ne pas signer un compromis social dont ils savent qu’il sera de toute façon adopté par les autres.

Le réalisme l’aurait emporté sur la confrontation

Bref, la présence d’Angela Merkel à la cérémonie d’anniversaire du SPD était, malgré la campagne électorale qui s’annonce, dans l’ordre des choses en Allemagne et aurait pu ne pas étonner davantage en France. Mais c’est que François Hollande était aussi à Leipzig et qu’il semblait avoir choisi d’y dire des choses qu’il n’avait pas encore dites en France mais destinait bien à l’opinion française. Lors de sa conférence de presse de la mi-mai 2013, il s’était défendu d’être social-démocrate ; à Leipzig, il a non seulement vanté les mérites d’un parti social-démocrate qui avait réussi en 1959 sa mutation en parti de rassemblement populaire lors de son congrès de Bad Godesberg mais encore ceux du chancelier G. Schröder qui était parvenu, à partir de 2003, à réformer le marché de l’emploi. Certes, F. Hollande n’a pas fait du parti social-démocrate un « modèle » à suivre comme N. Sarkozy l’avait fait de l’Allemagne d’Angela Merkel, il a, en tous cas, réussi à mettre le réformisme social-démocrate dans les têtes en France et à tempérer en Allemagne les craintes que l’on pouvait avoir suite à son offensive sur l’Europe visant à la création d’une gouvernance économique de l’Euroland. Ce faisant il mettait une sourdine aux aspirations du PS à poursuivre « l’objectif » formulé dans le projet sur l’Europe de sa convention nationale « d’organiser la confrontation avec les droites européennes » comprise comme « une confrontation politique entre progressistes et conservateurs partout en Europe. » L’idée de construire un front européen autour de la France, favorable à la croissance, pour contrer ce qui est perçu comme la politique d’austérité de l’Allemagne aurait donc fait long feu parce que le président français aurait compris qu’il lui fallait, même après les élections générales allemandes de septembre 2013, compter avec une Angela Merkel qui pourrait bien reprendre le chemin de la chancellerie à Berlin, à la tête d’une coalition avec le SPD dont les positions sur l’Europe ne sont pas si éloignées que cela des positions chrétiennes-démocrates. Le réalisme l’aurait emporté sur la confrontation, l’idéal de la démocratie sociale chère au SPD emporter sur le rêve si souvent déçu d’un socialisme à la française – déçu entre autres parce que la France ne peut plus depuis longtemps déjà concevoir sa politique économique et sociale sans concertation avec ses partenaires européens. F. Mitterrand, sous la pression de son conseiller économique, J. Attali, l’avait compris en 1983. La crise semble avoir hâté la conversion de F. Hollande à ce qu’il n’a, au fond, jamais cessé d’être – comme son premier ministre Jean-Marc Ayrault - un social-démocrate à l’allemande, favorable au compromis qu’implique l’idée de partenariat social, favorable aussi à l’économie sociale de marché comme le SPD en avait accepté les principes à Bad Godesberg, en 1959.

A ceci près que sachant que la France n’est pas l’Allemagne et les Français pas les Allemands, F. Hollande n’a pas fait sien le slogan du ministre social-démocrate de l’Economie des années 1960, Karl Schiller : « Autant de marché que possible, autant de planification que nécessaire » pour en faire : « Autant de marché que nécessaire, autant de solidarité que possible ». La nuance est importante, mais c’est sans doute à ce prix qu’est devenu possible en France l’abandon d’un discours de confrontation pour retourner à un discours de recherche d’un terrain d’entente qui permette à nouveau au tandem franco-allemand de redevenir le moteur de l’Europe. Rien n’est encore vraiment assuré, mais une évolution semble aujourd’hui possible. L’alerte aura été chaude parce qu’on pouvait craindre, en effet, ces derniers mois, qu’à la recherche d’un compromis entre la France et l’Allemagne se substitue une politique délibérée de confrontation pour forcer l’autre à changer de politique. Il est oiseux de mettre en avant les divergences entre les deux pays en matière de structures territoriales ou de politiques économiques pour faire croire à leur incapacité à s’entendre. Ces divergences ne datent pas d’aujourd’hui, elles n’ont pas, dans le passé, empêché la France et l’Allemagne de proposer à l’Europe les compromis qui l’ont fait naître et se développer. La leçon de ces dernières décennies est que les divergences n’empêchent pas le compromis quand ces derniers mois, d’aucuns ont cherché à accréditer l’inverse, en particulier au sein du Parti socialiste. Celui-ci ne peut plus faire l’économie d’un débat sur la voie du réformisme comme seule alternative au conservatisme de droite comme de gauche.

De quoi s’agit-il ?

Menacée de déclin, la France n’a pas les moyens d’une politique de confrontation, elle a, qu’elle le veuille ou non, toutes les raisons objectives de s’entendre avec l’Allemagne pour remettre ses finances en état et provoquer non pas la croissance de ses déficits publics mais la croissance des entreprises qui seules sont créatrices de nouveaux emplois, souhaitons-le durables. Est-ce à dire que l’on va en revenir en France à un discours moins agressif face à la puissance allemande ? Rien n’est moins sûr, mais il devrait y avoir des infléchissements. Quand il est question de « puissance », il faut distinguer le champ de la politique européenne – devenue un élément de la politique intérieure de ses Etats membres - de la politique étrangère et se garder de tomber dans l’imagerie d’Epinal qu’implique l’attribution à Angela Merkel du titre de « femme la plus puissante du monde » [3]. L’Allemagne a un modèle économique pour l’Europe qu’elle a défendu à Maastricht quand elle a obtenu que soit signé le « pacte de stabilité et de croissance » qu’elle ou la France n’ont jamais dénoncé : stabilité et croissance et non pas stabilité contre croissance ou l’inverse, la question essentielle étant de savoir comment garantir l’une et l’autre. De structure fédérale, l’Allemagne a fait l’expérience qu’un pacte budgétaire ne liant qu’un niveau de compétence n’avait guère de sens, qu’il fallait que les niveaux fédéral, régional et local soient solidairement liés par la rigueur budgétaire : cela l’a conduite à inventer la fameuse « règle d’or » et à demander à ses partenaires européens d’ajouter à ces trois niveaux celui de l’Europe pour coordonner entre elles les politiques budgétaires des Etats nationaux. Consciente que les dettes publiques d’un Etat ne sont acceptables que si elles sont remboursées dès que l’Etat le peut, Angela Merkel ne récuse pas par principe les eurobonds , elle ne les accepte qu’au terme d’un processus d’assainissement financier et non pour faciliter les dépenses des Etats en difficulté. Au risque sinon de compromettre la prospérité des générations à venir et le crédit de l’Etat sur les marchés financiers. Sans doute des mots malheureux, comme celui de Volker Kauder, président du groupe parlementaire chrétien-démocrate au Bundestag, affirmant, lors d’un congrès de la CDU de novembre 2011, que désormais « l’Europe parl[ait] allemand », n’ont guère contribué à la bonne entente entre Etats en entretenant l’idée trop complaisamment reprise par les nationalismes de tous crins et de tous bords que l’Allemagne cherchait à construire une « Europe allemande » alors qu’elle ne cessait de s’en défendre. V. Kauder a été « recadré » en Allemagne par son propre parti.

En matière de politique étrangère, on peut partir de l’idée défendue par Angela Merkel dès son accession à la chancellerie que la politique d’intervention de la Bundeswehr aux côtés de ses alliés et partenaires n’est pas automatique et que toute intervention doit être précédée d’une politique pratique de prévention de crise. Interrogé par Der Spiegel, sur fond de guerre civile en Syrie, Guido Westerwelle, ministre fédéral des Affaires étrangères, a repris cette politique de retenue à son compte le 25 mai 2013, affirmant que pour l’Allemagne « les interventions militaires devaient rester la grande exception ». On trouvera là d’autres sources de désaccords, la France attendant de l’Allemagne qu’elle prenne davantage de responsabilités sur le plan international, comme on a pu le voir en Lybie ou plus récemment, toutes proportions gardées, au Mali. Mais on y verra assurément aussi la preuve tangible que l’Allemagne ne poursuit pas de politique mondiale hégémonique et cherche au mieux à éviter l’isolement que son désengagement pourrait provoquer. Elle met son énergie dans l’économie et le commerce, ce qui fait d’ailleurs que sa participation aux opérations ATALANTA de lutte contre la piraterie maritime n’a jamais été contestée au parlement fédéral.

Pour l’heure, il apparaît urgent que la France et l’Allemagne, après des mois d’errances cessent de cultiver leurs différences et leurs divergences pour retrouver, au-delà de celles-ci, le terrain d’une entente qui reste possible dès l’instant que des deux côtés il y a la volonté politique d’y parvenir.

Copyright Mai 2013-Vaillant/Diploweb.com/Allemagne d’aujourd’hui juin 2013


Plus sur la revue Allemagne d’aujourd’hui, dirigée par Jérôme Vaillant

Les Presses universitaires du Septentrion diffusent la revue Allemagne d’aujourd’hui, éditée par l’Association pour la connaissance de l’Allemagne d’aujourd’hui (ACAA). Revue trimestrielle, elle publie, en règle générale, des numéros de 160 p. comprenant des dossiers thématiques et au moins un numéro spécial par an. Elle traite des grands problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels de l’Allemagne d’aujourd’hui. Elle veille, par ailleurs, à ne pas négliger la dimension historique et à favoriser la comparaison avec d’autres pays. Revue française, Allemagne d’aujourd’hui fait également une large place aux collaborations allemandes et se comprend comme un forum franco-allemand. Revue universitaire, elle s’adresse aux germanistes, historiens, politologues, économistes, aux étudiants comme aux enseignants, aux journalistes et aux décideurs politiques ainsi qu’au grand public intéressé par l’Allemagne.

La revue dispose d’une page Internet sur laquelle sont présentés les sommaires des numéros disponibles et depuis 2000 des résumés en plusieurs langues des principales contributions. Les éditoriaux et certains documents sont reproduits intégralement.

Allemagne d’aujourd’hui est associée par une convention au Centre de Recherche sur l’Allemagne contemporaine (CRAC) de l’Université de Valenciennes et entretient des relations privilégiées avec le Centre de recherche Frontières et Echanges, Sociétés et Cultures des pays de l’Europe septentrionale, centrale et orientale (FRESC) de l’Université Charles de Gaulle – Lille 3, l’Equipe de recherche sur l’Allemagne contemporaine de l’Université Louis Lumière – Lyon 2 et le Laboratoire de recherche sur l’histoire de la RDA et des nouveaux Länder de l’Université de Paris 8.

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[1Cet article sera publié dans le numéro de la revue Allemagne d’aujourd’hui (éd. Septentrion) en juin 2013, sous la forme d’un éditorial pour introduire le Dossier « Retour sur le 50e anniversaire du Traité de l’Elysée », réuni par Jérôme Vaillant. Les intertitres de cette version en ligne sont de la rédaction du Diploweb.com.

[2Cf. en particulier l’émission animée par Yves Calvi, par ailleurs excellente, du 24 mai 2013 « C’est dans l’air » sur France 5.

[3Selon le choix du magazine économique new-yorkais Forbes de mai 2013.

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