Géopolitique de la France. La situation de la France est emblématique des problèmes européens. Malgré des atouts encore considérables, peut-être uniques au monde, elle est en perte de vitesse sinon en déclin. C’est pourquoi son double recentrage, européen et méditerranéen, est essentiel. Il doit lui rendre à la fois ses racines et son élan. La dispersion mondiale actuelle, entretenue depuis des décennies sous de multiples prétextes, fait illusion. En réalité, elle n’est que gaspillage de ressources très limitées.
EN FRANCE, on s’interroge sur la puissance. Notre pays l’a exercée, à sa manière, faite d’un mélange original d’emploi de la force et de l’influence, un exercice de smart power avant l’heure, dicté moins par la réflexion sur l’action que par une absence récurrente de moyens. Certains ont appelé cela la pacification, puis la coopération…
Aujourd’hui où cet exercice est devenu impraticable dans ses formes anciennes, non seulement en raison du déclin physique de la « grande nation » - au sens vital du terme – mais surtout à cause d’un contexte mondial et de règles du jeu qui lui échappent presque totalement, cette question de la puissance devient un problème d’identité. Elle débouche sur une interrogation primordiale : quelle place et quel rôle la France peut-elle tenir au XXI° siècle ?
La question n’est pas si simple et n’est pas seulement politique. Nous ne la résoudrons pas en mettant en œuvre quelques idées avec une bonne dose de volontarisme. Il faut avant tout nous estimer à notre juste valeur et resituer la France telle qu’elle est dans le contexte actuel.
La France du Général de Gaulle a visé très haut – trop haut ? Il est vrai qu’elle était tombée très bas, trop bas. Le désastre de 1940 fut un traumatisme durable. La fierté d’une nation, à travers la défaite d’une armée considérée comme une des meilleures du monde, a été atteinte. La France, dans ses œuvres vives, a été humiliée. Pour tout dire, elle s’est même ridiculisée, à ses propres yeux et à ceux d’autres pays, nombreux et consternés, qui avaient cru en elle. Elle n’est pas près de s’en remettre. Le Général de Gaulle a voulu « faire comme si… », et il a pris le contre-pied de l’histoire en remettant d’autorité la France à la place qu’il estimait être toujours la sienne : parmi les Grands. Mais l’effort – surhumain – conduit pendant les dix années de sa présidence a été excessif et en décalage profond avec l’évolution d’une société qui aspirait, non plus à l’héroïsme vain de ses pères, et vraiment plus à un effort collectif jugé archaïque, mais à l’avènement d’une « normalité », c’est-à-dire à une société d’individus libérés, « faisant société » selon leurs aspirations et non sur ordre de l’Etat. Les errements de mai 1968 ont ruiné les prétentions à la grandeur et le Général de Gaulle est reparti pour Colombey.
Pourtant les symboles de la puissance – politique et stratégique – demeuraient, fièrement brandis et bien visibles ; ils sont toujours en état aujourd’hui, mais la société française et ses dirigeants étaient devenus incapables – par incompétence, par négligence, voire par idéologie – d’en faire l’usage qui leur aurait permis de se maintenir à l’altitude à laquelle le Général avait hissé la France. En redescendant vers les réalités et en changeant de palier, la France se retrouvait à la fois au même niveau que les autres Etats dits « moyens » et dans la zone des turbulences politiques, économiques, sociales qui sont le lot du peloton de ces Etats. En quittant les sommets où règnent les dieux de l’Olympe - et les grandes puissances -, la France se retrouvait confrontée aux contingences des simples mortels que sont les nations moyennes.
Dans cette zone de fréquentation mondiale, le pilotage est très différent de la conduite en haute altitude. Elle demande une attention aux autres et aux circonstances, donc une entraide à la navigation, que le système gaullien n’avait guère favorisée. D’où quelques désagréments mal contrôlés qui ont secoué la maison France dans les deux facettes, désormais conjointes, de sa politique, extérieure et intérieure.
En 2010 la France ne peut plus continuer d’être pilotée dans une zone mondialisée, avec les moyens réduits d’une nation affaiblie tout en poursuivant des objectifs, des idéaux et des manières de faire du temps de sa grandeur, fut-elle largement artificielle. La France doit retrouver une cohérence.
La première exigence – qui correspond manifestement à la politique mise en œuvre depuis deux ans – consiste à effectuer son propre « recentrage ». Qu’est-ce à dire ? La question du « centre » est pour la France le sujet essentiel, tant en politique étrangère que pour son fonctionnement interne.
Géographiquement, la France n’est au centre de rien. A cet égard, elle est tout le contraire de la Chine. Paris en est l’illustration, à égale distance de l’océan et de la plaine rhénane. Notre pays est pourtant très longuement maritime, ouvert sur trois mers par des côtes admirables et de nombreux sites portuaires. Ainsi accessible à l’espace baltique comme au monde méditerranéen, il est la façade atlantique de l’Europe. Notre pays est tout aussi continental, la France profonde et agricole est éloignée et ignorante de la mer, tournée vers le centre européen par les voies transalpines, les couloirs rhénans et danubiens, la plaine du nord. La France n’a pas d’unité stratégique comme la Grande-Bretagne insulaire ou même l’Allemagne aux frontières incertaines. Historiquement elle n’a jamais su choisir entre le « grand large » et le continent. Ou, pour être plus exact, elle a choisi de ne pas choisir. Le XVIII° siècle est éclairant à cet égard, le traité de Paris en 1763 en étant la cruelle et regrettable conséquence.
D’où la tentation gaulliste - le Général ayant été le meilleur exégète de la position stratégique de la France - de dépasser cette difficulté européenne et de déplacer le problème vers le haut, c’est-à-dire vers le monde… « Le problème de la France, disait-il, c’est le monde ! »
En ce début du XXI° siècle, nous sommes revenus à la question stratégique élémentaire que se sont posés tous nos dirigeants depuis la fin de l’Empire d’Occident : où placer le curseur entre le grand large et le continent pour que la France soit cohérente avec sa géographie et finalement en accord avec elle-même ? Tel est le thème central de la politique étrangère française. Et la réponse à cette question n’est pas évidente.
En première approche aujourd’hui, la réponse ne peut être qu’européenne. C’est dire que, la plupart des empires coloniaux et mondiaux ayant été liquidés, le recentrage qui s’impose se situe au plus près, dans notre deuxième cercle, à notre périphérie, celle du continent européen. Mais l’Europe, outre qu’elle demeure une notion incertaine aux frontières floues, a bien des tentations centrifuges : la construction européenne est parvenue à un point de tension où des forces opposées sinon antagonistes cherchent à l’attirer, soit plus à l’Est depuis 2004 et l’intégration des pays ex-communistes, posant des problèmes nouveaux de relation avec l’Ukraine, les pays du Caucase et, en fond de tableau, la Russie, soit plus à l’Ouest selon un tropisme idéologique et économique, avec la volonté affichée de renforcer le lien transatlantique, soit plus au Sud vers la Méditerranée, origine de notre culture occidentale et centre vital où se nouent dialogue et confrontation Nord-Sud. On reconnaîtra là les tropismes auxquels succombent naturellement les trois grands pays européens - Allemagne, Royaume-Uni et France -, aucun d’entre eux n’ayant oublié son long passé de puissance, aucun d’entre eux n’étant disposé à se fondre dans l’anonymat que suppose une Europe à 34.
Pour la France, le recentrage européen est une exigence et une urgence. Un nouvel élan est nécessaire pour que l’Union européenne (UE) - et les pays qui la composent - continuent de jouer dans la cour des grands et maintiennent une part d’influence dans les affaires du monde. L’heure du choix a sonné : soit trouver un compromis durable à trois pour que l’Europe se reconstitue comme un « ensemble régional politique et stratégique » de niveau mondial, à égalité avec les Etats-Unis d’Amérique et l’Asie chinoise ; soit succomber aux tropismes est-ouest-sud et par l’effet centrifugateur, aider à recomposer des ensembles nouveaux, présidant à l’éclatement du monde en multipolarités - un monde atlantique, un monde germano-slave, un monde méditerranéen -, favorisant du même coup la montée en puissance de mondes africain, latino-américain, indien, pacifique, etc.
On voit bien que cette alternative est cruciale : le recentrage européen de la France peut déboucher aussi bien sur un « achèvement » de l’UE en termes politiques et stratégiques que sur son « éclatement » vers des zones d’influence élargies à d’autres régions du monde. La première solution, de stricte obédience, vise à faire une « Europe politique » et à retomber dans le concept classique de « puissance » avec ce que cette idée comporte de pesanteur sur le monde et de rivalité avec les autres puissances. La seconde solution est dévastatrice et explosive pour l’UE actuelle, mais en phase avec l’évolution du monde et, semble-t-il, plus porteuse d’avenir pour la France.
On peut aussi imaginer une troisième solution, de compromis, où l’Europe fonctionnerait à partir de deux cercles : le premier, celui des « trois grands » en accord et liés sur l’essentiel (diplomatie, sécurité, économie) et représentant le « noyau » européen, revenant aux idées fondatrices de l’Europe ; le second, celui des « tropismes » définis ci-dessus, nécessitant une redéfinition complète des objectifs politiques et une restructuration des organisations régionales.
S’agissant du premier terme, celui de la poursuite entêtée de la finalisation d’une Europe politique, il paraît bien compromis même si le traité de Lisbonne a fini par être ratifié par les 27 membres actuels. Certes, de nouvelles institutions renforçant le pouvoir exécutif et surtout inaugurant une plus grande visibilité européenne ne peuvent que faire progresser l’UE dans une voie vertueuse. Mais cela ne règle en rien les questions de fond – d’ordre structurel pour la plupart – sur lesquelles les désaccords entre les divers Etats sont toujours profonds. A cet égard, seul le moteur franco-allemand, s’il n’est pas mis en panne (par sabotage ou indifférence), a les capacités techniques et la puissance d’entraînement politique pour faire bouger ce gigantesque ensemble. Il faut en premier lieu que les circonstances s’y prêtent, ce que la crise actuelle – dont la fin ne sera pas proche tant que ses causes réelles (non pas l’essence mais l’organisation même du capitalisme) n’auront pas été analysées et corrigées – devrait logiquement favoriser.
Si les circonstances critiques actuelles apparaissent aussi comme une opportunité, encore faudrait-il que l’Europe se manifeste fortement sur deux plans essentiels, celui de la « volonté » et celui des « idées ». Or, le déroulement de la crise depuis 2008 l’a démontré, l’UE, à travers ses représentants et ses instances – la Commission pour être clair – est restée étrangement inerte. Les seules initiatives ont émané du couple franco-allemand et, pour dire la vérité, du chef d’Etat français. Ce manque de volonté collective est encore plus flagrant lorsqu’il est aggravé par l’absence d’idées. Que la Commission ne « dispose » pas, puisqu’elle est exécutive, est acceptable, mais qu’elle ne soit pas en mesure de « proposer » est proprement inacceptable. Et la désignation fin 2009 de figures emblématiques – un président et une ministre des Affaires étrangères de l’UE - aussi peu charismatiques n’augure pas d’une représentation beaucoup plus visible de l’Europe sur la scène internationale. Double déficit d’idées et d’autorité qui tend plutôt à renforcer l’euro-scepticisme que la foi dans l’aboutissement d’une Europe véritablement unitaire.
Si l’on veut croire encore à l’avenir de l’UE en tant qu’entité politique, alors il faut s’en remettre au couple franco-allemand et lui rendre sa vigueur d’antan par une intelligente répartition des rôles entre les deux pays : à l’un – la France – la machine à idées, à l’autre - l’Allemagne – leur mise en œuvre. Aucun ensemble politique ne peut exister dans le monde contemporain – complexe, opaque, dangereux – sans un fort leadership et c’est celui-ci que le couple franco-allemand devrait à nouveau assurer comme il le fit du temps du Général de Gaulle et du Chancelier Adenauer. Car l’Europe « molle » actuelle est devenue insignifiante ; contre toutes les lois physiques, elle pèse infiniment moins que la somme des pays qui la composent, comme l’a démontré une fois encore le récent Sommet de Copenhague. Il faut donc, sans aucun doute, jouer à fond la carte des institutions et redonner des couleurs à Bruxelles, mais il faut dans le même temps stimuler l’UE et l’alimenter en idées novatrices. Marcher sur ces deux jambes pourrait permettre de reprendre le cours interrompu d’une véritable construction européenne.
Tout cela est possible, en tout cas imaginable et pas hors de portée des acteurs actuels, à Bruxelles comme à Berlin ou à Paris, mais paraît toutefois peu probable pour au moins trois raisons : primo, les nouveaux représentants européens risquent plus d’ajouter à la cacophonie ambiante que de figurer un leadership européen ; secundo, les relations franco-allemandes sont plus détériorées qu’on veut bien le dire et les apparences risquent de devoir céder à moyen terme devant la réalité financière et économique d’après-crise ; tertio, le changement du monde consécutif au choc de la crise va rebattre toutes les cartes dont la carte européenne, et il faudra alors en tirer les conséquences.
Cette transformation en cours du monde devrait normalement entraîner l’échec et la fin de la mondialisation, du moins sous sa forme « occidentale ». Avec deux conséquences majeures : la montée en influence d’une puissance asiatique – chinoise pour l’essentiel, mais pas seulement, le Japon, la Corée du sud et quelques autres se créant de forts intérêts communs – d’une nature « autre » ; l’affirmation de régionalismes multipolaires dont la tendance est clairement à une fragmentation du monde plus qu’à son unité. L’émergence effective de la Chine comme acteur majeur du XXI° siècle devrait inciter les Européens à s’efforcer de constituer un « tiers ensemble » qui équilibre le jeu des puissances et ne laisse pas les deux grands – Chine et Etats-Unis – face à face. Elle militerait donc pour la première solution de relance d’une Europe-puissance drivée par le couple Françallemagne. C’est compter sans la stratégie américaine qui ne souhaite nullement voir son duopole avec la Chine perturbé par un tiers non maîtrisable et pollué par son voisinage avec la Russie. Les Européens eux-mêmes ne semblent pas tentés par ce rôle de médiateur entre deux acteurs dont l’un leur est proche et familier et l’autre leur paraît lointain et étranger. La suspicion envers une Chine « totalitaire », ultra-nationaliste et peu prévisible selon les critères occidentaux, n’est pas morte, tant s’en faut, en grande partie de la responsabilité d’une diplomatie chinoise maladroite et d’arrière-pensées prêtées, probablement de façon outrancière, au gouvernement de l’Empire du Milieu. Ce tropisme américanophile comme la défiance accentuée envers les visées chinoises justifient par exemple le fort penchant pour une OTAN, pourtant en décalage avec les réalités géopolitiques et affaiblie par ses échecs stratégiques, prélude à la reconstitution d’un « camp occidental » que la fin de la guerre froide avait laissé se défaire. Pourtant l’affaiblissement américain consécutif à l’affaire irakienne et à la crise financière offre une opportunité pour rebattre les cartes mondiales, que renforce encore un Président américain apparemment moins « impérialiste » que son prédécesseur. Si la fin de la guerre froide a entraîné une nette décongélation du monde, la poursuite de ce réchauffement des relations internationales libère de nouveaux espaces de manœuvre ; l’Europe, comme d’autres régions du monde, peut y trouver matière à évolutions.
Sans que la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington en soit pour autant validée, la crise mondiale favorise la cristallisation d’ensembles régionaux – ou de grands pays - qui se définissent par quelques caractères homogènes : langue, religion, population, mode de vie, mais aussi tendances politiques, ressources énergétiques ou capacités économiques. C’est vrai du Moyen Orient et de la Russie, réservoirs de gaz et de pétrole, du Brésil fournisseur de soja et de viande, de l’Afrique productrice de matières premières diverses. Ces quatre ou cinq pays ou ensembles régionaux détiennent en réalité une partie importante, voire essentielle, des matières premières mondiales, sans lesquelles il serait vain de tenter d’envisager la poursuite du développement sous quelque forme qu’on l’envisage. Trois ensembles-puissances et quatre ou cinq ensembles-réservoirs, telle pourrait se dessiner une recomposition du monde au XXI° siècle. Sur de tels critères, ce serait l’affrontement assuré à plus ou moins long terme. Il semble que les Européens, conscients des enjeux et de leur responsabilité face à l’avenir, devraient tenter d’éviter les scénarios catastrophe que seraient le retour à la bipolarisation avec un G2 sino-américain ou la constitution de six ou sept ensembles « civilisationnels » antagonistes. Dans cette époque de crise où toutes les transformations sont encore possibles, il y a place pour une troisième hypothèse, plus novatrice et moins dangereuse.
C’est le second terme de notre proposition, celle de faire émerger une Europe des zones d’influence périphériques, chacune d’entre elles étant ancrée dans l’UE à l’un des trois grands pays européens : une zone germano-slave liée à la Russie, placée sous influence allemande ; une zone nord-atlantique liée aux Etats-Unis, sous influence britannique ; une zone méditerranéenne liée à l’Afrique et au Proche-Orient, où l’influence française serait prépondérante mais partagée et coordonnée avec d’autres acteurs européens comme l’Italie et l’Espagne. La clé qui pourrait rendre envisageable et viable un tel dispositif repose sur les relations triangulaires entre les « Grands européens » : un lien fort sur l’essentiel entre France, Allemagne et Royaume-Uni servirait d’armature à l’ensemble et donnerait un fort effet de levier à chacun d’eux dans leur action vers « l’étranger proche ».
Ce concept de cercles successifs emboîtés l’un dans l’autre – UE comme épicentre ; mondes nord-atlantique, germano-slave et méditerranéen, comme périphéries et autonomies – correspond à la transformation du monde en cours vers un éclatement en zones et une multipolarité régionale. Il répond aussi à la réalité des interdépendances et au souhait général vers l’affirmation de solidarités inter-nationales. Il démine enfin le terrain du bipolarisme en écartant la notion de « camp » et le partage idéologique que recouvre ce terme. Ce faisant, c’est-à-dire en modifiant la distribution des cartes géopolitiques, il soulage la puissance américaine encore dominante d’un leadership devenu insoutenable, supprimant du même fait l’allégeance qu’exigeait celui-ci pour des puissances moyennes européennes, subordination qui plombe encore la situation, brouille les pistes d’avenir, qu’elles concernent l’Europe ou la multipolarité. Enfin, et ce n’est pas le moindre avantage, un tel concept devrait faciliter l’évolution vers une gouvernance mondiale où les ensembles régionaux paraissent être une cote mieux taillée que celle des « grandes puissances » - les cinq membres du Conseil de Sécurité – ou que celle des Etats-Nations avec les presque deux cents Etats de la planète. Outre les trois régions liées à l’Europe et l’Union européenne elle-même, on pourrait envisager de constituer cinq ou six autres pôles d’influence, ce qui conduirait à une gouvernance mondiale « déca-régionale ». On éviterait ainsi ce qui est en train de se profiler à l’horizon, celui de la concurrence de deux G7, celui des « puissances » et celui des « émergents ».
Dans ce type de réflexion d’ordre géopolitique, ce qui semble primordial est la prise en compte du « bouleversement du monde ». Ce facteur est trop souvent négligé par les analystes qui continuent à imaginer le monde de demain fonctionnant selon les critères inchangés nés de la seconde guerre mondiale, voire de plus anciens encore. Ce monde occidental ou occidentalo-centré tel qu’il paraît encore exister est devenu un mirage. Ne pas le voir prépare de sérieuses désillusions, notamment celle qui conduit au déclin, la découverte brutale que notre système est grippé, que d’autres ont pris la place et s’accaparent les marchés. Il y a donc nécessité et urgence à repenser le monde en fonction des cartes existantes et des nouveaux rapports de forces qui s’établissent.
L’idée de puissance au XXI° siècle est une idée mortelle, car elle mène aux faillites et aux désastres. Elle appartient au monde des empires. La notion d’Etat n’est pas dépassée, elle est seulement insuffisante à organiser le monde, car les deux cents Etats sont trop nombreux et inégaux. Entre le bipolarisme des puissances et l’impuissance des Etats, il y a une place à imaginer, puis à créer, celle d’ensembles régionaux cohérents qui aient autant de sens pour le monde que pour leurs constituants. Et ce sont les grands Etats européens, à la fois européo-centrés et mondialisés, qui sont les mieux placés, en raison de leur histoire et des réalités économiques et démographiques actuelles, et qui ont vocation à initier ce phénomène.
L’UE est un acquis certes et il doit être sauvegardé et enrichi. Mais cette union n’a de sens mondial et donc d’influence que si elle tend ses bras dans les trois directions qui lui sont naturelles car dictées autant par l’histoire que par la géographie. Un lien « spécial » et fort entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France doit confirmer la solidité et l’unité de l’UE. En même temps la force de ce lien doit pouvoir autoriser ces trois pays à travailler, en toute harmonie européenne et chacun pour son compte, à l’extension de trois cercles dans leur zone d’intérêt et d’influence traditionnelle. Bien sûr, on objectera que cette vision purement géographique est simpliste et ne tient pas compte des situations spéciales induites par l’histoire : c’est particulièrement sensible en Europe orientale où la plupart des pays, à commencer par la Pologne, ne souhaitent nullement être une fois encore coincés entre l’Allemagne et la Russie. C’est pourquoi la projection vers les trois zones périphériques européennes sous la houlette des « trois grands » ne peut se faire que dans le cadre d’une politique européenne concertée, en accord avec tous les membres.
A contrario, demeurer dans la stricte observance de la construction européenne intra muros, alors que les élargissements successifs sont dans l’ensemble digérés sinon aboutis, est un risque d’enlisement que tous les derniers événements mondiaux rendent de plus en plus préoccupant. Mieux vaut tenter ce qui est sans doute une aventure que de rester dans cet immobilisme ruineux et désolant. L’Europe doit être une création permanente, non seulement pour elle-même mais pour les pays et zones environnants. Pour le dire plus brutalement, l’avenir de l’Europe est plus dehors que dedans. Maintenant qu’elle a épuisé la plupart de ses capacités et qu’elle vieillit inexorablement, l’Europe doit aller chercher son énergie à sa périphérie, là où se rencontrent les mondes, les civilisations, là où se fabrique le XXI° siècle. C’est pour elle, paradoxalement, une question de survie.
Quant à la France, sa situation est emblématique des problèmes européens ; malgré des atouts encore considérables, peut-être uniques au monde, elle est en perte de vitesse sinon en déclin. C’est pourquoi son double recentrage, européen et méditerranéen, est essentiel. Il doit lui rendre à la fois ses racines et son élan. La dispersion mondiale actuelle, entretenue depuis des décennies sous de multiples prétextes, fait illusion. En réalité, elle n’est que gaspillage de ressources très limitées. Celles-ci, concentrées sur quelques objectifs et orientées en fonction de nos intérêts, doivent impérativement s’investir en fonction de nos choix politiques, dans notre zone d’influence, c’est-à-dire dans le bassin méditerranéen.
L’Union pour la Méditerranée est le cadre idoine pour l’application de ce concept. Il a été critiqué et rendu provisoirement inopérable, parce que nous n’en avions probablement pas suffisamment consolidé les bases, celles que devrait former le triangle germano-anglo-français. Vouloir jouer la zone méditerranéenne sans mettre dans le coup ni les Allemands ni les Anglais signifie pour eux que la France se désolidarise et ne s’intéresse à l’Europe que lorsque celle-ci sert ses intérêts. Elle fait croire – et c’est pourtant contraire à la vérité – que la France n’est européenne que par nécessité, qu’elle est opportuniste et donc versatile. Il faut gommer cette impression, rassurer nos partenaires sur nos intentions et relancer l’Union pour la Méditerranée. En faisant cela, nous rendrions un service signalé à l’Europe et à nos partenaires : nous sommes en effet apparemment mieux placés que quiconque pour organiser une vaste zone de développement dans le bassin méditerranéen, y créer une dynamique et un espoir pour les populations du nord de l’Afrique et de l’ouest du Moyen-Orient. Il y a des évidences démographiques qu’il faut enfin prendre en compte. Or, il s’agit là du grand défi des prochaines décennies : nous n’échapperons pas, quelques soient les mesures prises pour en freiner la progression, à la pression migratoire venant à la fois du Moyen-Orient, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Il en va de même du côté oriental où la suprématie économique allemande pèse d’un poids considérable sur le développement des Etats membres est-européens, mais aussi sur celui de l’Ukraine et au-delà sur la Russie. Enfin, il faudra reconsidérer les relations avec les Etats-Unis, eux-mêmes focalisés sur leur versant Pacifique, là où s’exercent désormais les grands enjeux mondiaux. Sur des bases européennes rénovées et ajustées à la conjoncture, les « grands Etats » de l’Union seront en mesure de jouer à nouveau leur rôle dans le destin du monde.
Copyright 2010-Maisonneuve/Agir
Cet article est extrait du n°41 de la revue Agir, "Recomposer l’Europe", Paris, Société de Stratégie, mars 2010. Ce numéro a été réalisé avec le concours de Pierre Verluise.
Plus : La préface et le sommaire du n°41 de la revue Agir Voir
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