Il faut d’urgence décloisonner la pensée stratégique. On ne peut plus différencier artificiellement entre sécurité externe et sécurité interne. Il faut passer d’une approche sectorielle – essentiellement inter-étatique et militaire – à une approche globale. Il faut donc passer d’un raisonnement centré sur l’affrontement de la menace à un raisonnement centré sur la gestion de crises transverses, transnationales et complexes.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter la contribution de l’Ambassadeur Theodor H. Winkler à la Journée d’étude de l’IRSEM consacrée aux "Nouveaux défis à la pensée stratégique", le 6 octobre 2009, à l’Ecole militaire.
JE diviserai mon propos en deux parties.
Premièrement, les nouveaux défis et les nouveaux acteurs qui vont structurer notre futur.
Deuxièmement, les priorités qui découlent de cette menace en pleine mutation pour la pensée stratégique.
La menace classique du conflit inter-étatique ou entre deux alliances hostiles n’a certes pas disparu. Ne citons comme exemple que le conflit récent entre la Géorgie et la Russie (2008). Mais cette forme de conflit devient de plus en plus l’exception. Elle ne peut plus servir de jalon principal pour l’orientation de notre politique de sécurité, de notre pensée stratégique et de nos efforts sécuritaires.
Nous sommes en effet confrontés à des défis nouveaux, complexes, inter-liés, pluridimensionnels – et surtout très réels. Les mots clés dans ce contexte sont : la criminalité internationale organisée, les migrations illégales, le trafic de drogues et d’êtres humains, la prolifération aussi bien des armes nucléaires que des armes de petit calibre, la radicalisation engendrée par des sentiments nationalistes et fondamentalistes, le terrorisme, la violence urbaine. La menace ne vient plus, pour la plupart des Etats, de l’extérieur mais de l’intérieur, ni des voisins, mais des acteurs sous-étatiques. Le défi n’est plus prioritairement de nature militaire, mais de plus en plus de nature sécuritaire.
Le phénomène va s’accélérer.
D’un côté notre société devient de plus en plus interdépendante et donc vulnérable. L’exemple le plus frappant est dans ce contexte le domaine des technologies de l’information. Dans le « cyber space », nous sommes confrontés à une gamme d’agressions qui va des opérations quasi-militaires – comme les attaques correspondantes contre l’Estonie ou contre la Géorgie – jusqu’aux manipulations multiples du « net » par la criminalité organisée. D’autres vulnérabilités pourraient être citées – notamment dans le secteur énergétique, comme le gaz.
D’un autre côté les tendances séculaires vont accélérer la problématique. N’en citons que quelques uns : les changements climatiques qui vont encourager, sinon obliger, des centaines de millions d’être humains à migrer ; l’explosion de la population urbaine – pas seulement dans nos banlieues – mais aussi dans le Sud, qui nourrit la violence urbaine et confronte des Etats déjà plus riches en problèmes qu’en moyens à des perplexités presque insolubles ; les tendances et les déséquilibres démographiques, qui encouragent la migration globale et représentent pour nos systèmes sociaux des problèmes graves ; le secteur de la santé et notamment le risque de pandémie qui peut rompre le fonctionnement de nos sociétés à tout moment. Citons enfin d’une manière générale les phénomènes multiples de la globalisation et de la mondialisation, qui ne touchent pas seulement les secteurs financier et économique, mais de plus en plus tous les aspects de notre existence physique et psychologique. Car je suis convaincu que le défi le plus sérieux posé par la globalisation est l’écart croissant entre la vitesse du changement et la capacité émotionnelle de l’être humain, et donc de nos sociétés, à s’adapter à ce changement.
Qu’est-ce qui résulte de cette multiplication d’acteurs, de moyens conflictuels et de vulnérabilités ?
Tout d’abord, le rôle de l’Etat devient paradoxalement plus important. Les nouveaux défis demandent une réaction aussi diversifiée et intégrée que la nouvelle menace. Ce n’est que l’Etat qui en est capable. Car le système international reste, malgré ses progrès importants, toujours embryonnaire. C’est particulièrement vrai dans le domaine sécuritaire. L’ONU reste otage du consensus (ou de l’absence d’un tel consensus) de ses membres et du Conseil de sécurité. L’OTAN ne couvre toujours que la dimension militaire classique – malgré les approches partiellement nouvelles en Afghanistan. L’Union européenne n’a guère fait que commencer à se doter de l’éventail d’instruments nécessaires dans le domaine sécuritaire. En Afrique et dans les autres parties du monde le constat est identique. Devant cette absence d‘instruments efficaces globaux, c’est l’Etat et sa capacité à coordonner ses actions avec d’autres Etats et avec des organismes multilatéraux qui est obligé d’assumer la responsabilité.
Or, l’Etat est aujourd’hui sous siège. Le monopole étatique de la force légitime est, dans bien des pays, mis ouvertement en question. Le nombre des « failed states », des Etats « faillis » dominés par des seigneurs de guerre qui construisent leur pouvoir sur des enfants soldats et la criminalité, ce nombre risque d’augmenter – avec des conséquences catastrophiques non seulement pour les populations affectées, mais aussi pour leurs voisins, la stabilité régionale et la sécurité mondiale. Pire, la capacité de l’Etat de gagner la course contre la criminalité organisée et d’autres menaces n’est nullement assurée. Le temps ne joue pas nécessairement en notre faveur. En outre, certaines réactions de l’Etat, tel que le recours croissant aux sociétés militaires privées (les SMP), risquent d’augmenter les dilemmes.
Alors, Sto Djela ? Quoi faire, comme disait V. I. Lénine ?
Je pense qu’il faut comprendre tout d’abord que la menace est devenue sécuritaire au sens large du mot. Les forces armées continuent d’être un pilier important et indispensable dans la formulation de notre réponse – mais seulement un élément parmi bien d’autres. Il nous faut dépasser la pensée unidimensionnelle – au niveau stratégique, opérationnel et tactique – et parvenir à des réponses sécuritaires et intégrées. Pour parer au défi du futur il nous faut penser hors case. Il faut engager une réforme profonde du secteur sécuritaire qui se base sur une vision globale du problème, sur ce que les Allemands appellent une « Gesamtschau ».
Les Nations Unies et l’Union européenne ont fait un pas dans cette direction en reconnaissant qu’il y a une relation directe entre la sécurité, l’établissement d’un Etat de droit et le développement. Sans sécurité il ne peut pas y avoir de développement – comme inversement sans développement la sécurité ne peut pas être assurée à long terme. Ceci implique une nouvelle forme de coopération sur le terrain. De la Somalie et des autres foyers de crise en Afrique à l’Afghanistan, une approche qui combine des éléments militaires, sécuritaires et civils est un impératif.
Ceci implique une nouvelle approche dans la planification et dans l’entrainement militaire et sécuritaire. Les différents acteurs sécuritaires – des forces armées à la police, la gendarmerie et les gardes frontières – ne peuvent pas coopérer efficacement s’ils se rencontrent pour la première fois sur le théâtre des opérations. Il faut non seulement une planification intégrée, mais une compréhension profonde des doctrines d’engagement et des possibilités respectives ainsi qu’un entrainement commun – donc une approche aussi révolutionnaire qu’autrefois le passage à la notion d’opérations combinées. Cette transition doit être complétée par la capacité de coopérer dans la conceptualisation de l’approche, dans sa mise en œuvre et sur le terrain avec les acteurs non-gouvernementaux ad hoc.
Cette capacité d’intégration dans l’approche sécuritaire doit s’étendre aussi au secteur privé. Je pense ici aux défis comme ceux posés par le « cyber space » ou les pandémies. Dans le secteur de la santé une analyse de la menace à long terme doit se combiner avec des arrangements durables avec l’industrie pharmaceutique. Assurer la sécurité informatique est impossible sans la coopération stratégique entre Etat et segments-clé de l’industrie des technologies de l’information.
Une autre facette : l’importance des services de renseignements va croitre – et ainsi va augmenter la nécessité de pouvoir diversifier et fusioner les informations de renseignement, entre agences de renseignement, entre Etats, voire avec les agences privées et l’information ouverte.
Non moins important : nous pouvons plus nous permettre de tolérer des approches institutionnelles séparées ou seulement partiellement intégrées. Un exemple : il est impératif que les Nations Unies et l’Union européenne adoptent des concepts compatibles et/ou complémentaires dans leurs opérations de maintien de paix et dans leurs approches liées à la réforme du secteur de sécurité.
Il faut en somme décloisonner la pensée stratégique. On ne peut plus différencier artificiellement entre sécurité externe et sécurité interne. Il faut passer d’une approche sectorielle – essentiellement interétatique et militaire – à une approche globale. Il faut donc passer d’un raisonnement centré sur l’affrontement de la menace à un raisonnement centré sur la gestion et la mitigation de crises pluridimensionnelles, transverses, transnationales et complexes.
Je considère, dans ce contexte la création de l’Institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire (IRSEM) comme un pas important et significatif. La nouvelle institution fusionne des approches et encourage dès lors la pensée intégrée. Je ne peux que féliciter la France pour cette initiative et souhaiter le meilleur à l’IRSEM sous la direction de mon ami Frédéric Charillon.
Copyright octobre 2009-Winkler
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Présentation de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire Voir
Le site du Geneva Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), dirigé par Theodor H. Winkler Voir
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