L’intervention au Mali a permis de réduire significativement le potentiel des djihadistes opérant au Sahel. Ce succès a été rendu possible par la conjonction d’une prise de décision politique claire et d’un dispositif militaire efficace. Cette opération a toutefois révélé des carences, notamment capacitaires, et mis en avant la nécessité d’apporter un soutien durable à l’armée malienne qui ne pourra faire face, même appuyée par une force onusienne, à une possible reconstitution des groupes djihadistes.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter en avant-première un article de Michel Goya publié sous le titre « La guerre de trois mois : l’intervention militaire française au Mali en perspectives » dans la revue de l’IFRI, Politique étrangère, été 2013. Vous trouverez le sommaire complet de ce numéro en pied page.
DEVANT l’urgence des événements au Mali, la France a rompu avec des années d’hésitations dans l’emploi de la force, pour frapper directement et violemment un ennemi clairement identifié. Contrairement aux idées alors admises, il s’avérait donc que l’action unilatérale était encore possible, dès lors qu’existait une volonté politique permettant d’engager des troupes au sol et de prendre des risques.
La victoire militaire au Mali, pour brillante qu’elle soit, est cependant encore incomplète et surtout limitée. La France a gagné une bataille. Elle n’a pas pour autant stabilisé le pays ni surtout vaincu le djihadisme au Sahel, et il ne suffira pas de le dire pour faire disparaître nos ennemis. Il reste à faire en sorte que cette guerre de trois mois victorieuse ne soit pas un coup d’épée dans le sable, ce qui suppose au moins une vision stratégique de la région et le maintien de capacités militaires adaptées.
L’intervention militaire au Mali, le 11 janvier 2013, est d’abord une surprise stratégique pour les djihadistes qui, en lançant la veille leur offensive vers le Sud du Mali, n’avaient probablement pas anticipé la réaction française. Du côté français, les moyens d’intervention aériens et terrestres étaient pourtant visibles et relativement proches, de la Côte-d’Ivoire au Tchad en passant par le Gabon et le Burkina-Faso, sans parler du dispositif d’alerte métropolitain. Très clairement, nos ennemis n’ont pas cru que la France, c’est-à-dire le président de la République, oserait s’en servir.
Cette erreur d’appréciation doit certainement à une vision d’États occidentaux réticents à s’engager vraiment après l’expérience afghano-irakienne, mais aussi de plus en plus empêchés de le faire par un Conseil de sécurité des Nations unies renouant peu à peu avec les grippages de la guerre froide. L’intervention en Libye en 2011, elle-même très indirecte et non suivie d’une opération de stabilisation au sol, a pu apparaître comme le chant du cygne d’une volonté déclinante. Les atermoiements qui ont suivi face à la guerre civile syrienne semblaient confirmer que l’on avait effectivement atteint un point bas.
Plus localement, et à plus court terme, l’idée qu’aucune puissance extérieure n’interviendrait au Mali pouvait s’appuyer sur un certain nombre de déclarations françaises. Un ancien responsable des opérations des armées françaises n’affirmait-il pas lui-même en juillet 2012 que « les enseignements tirés des opérations en Afghanistan interdisent, de fait, pratiquement toute intervention terrestre menée par les Occidentaux dans un pays musulman [1] » ? Plus important, le président de la République – incarnation de la dissuasion française, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle – déclarait en octobre et en novembre 2012 qu’il n’y aurait pas d’intervention directe au Mali mais seulement un appui à une force régionale [2]. La simple absence d’une unité de protection terrestre, comme cela avait été le cas dans le passé dans plusieurs capitales africaines lorsque les ressortissants et les intérêts français avaient été gravement menacés, semblait visiblement témoigner que nous n’étions pas prêts à « mourir pour Bamako ».
Dans ces conditions, face à une Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) particulièrement lente à se mettre en place et à une armée malienne décomposée, les organisations djihadistes ont pu croire qu’elles bénéficiaient d’une grande liberté d’action pendant quelques mois, liberté dont elles ont voulu profiter. Leur analyse était en partie juste : un point bas avait effectivement été atteint dans la manière de mener des interventions militaires, mais ce point bas était aussi un point d’inflexion.
L’opération Serval et, dans une moindre mesure, l’aide au président ivoirien Alassane Ouattara en avril 2011 consacrent d’abord le retour à une forme classique d’intervention rapide de la France, proche de celle que l’on connaissait durant la guerre froide. Dans un contexte géopolitique de retrait relatif des États-Unis et de poussée croissante de menaces en Afrique, la France a mené 14 opérations de guerre en Afrique de 1977 à 1980, qui ont toutes été des succès militaires. Ces succès résultaient d’un système spécifique reposant sur des institutions autorisant un processus de décision rapide, un consensus sur cet emploi « discrétionnaire » des forces, des unités prépositionnées, des éléments en alerte en métropole, des moyens de transport et de frappe à distance, la capacité à fusionner avec des forces locales et la combinaison tactique du combat rapproché au sol et des appuis aériens.
Ce système permettait aux forces françaises d’éteindre les incendies au plus tôt, sans y consacrer beaucoup de moyens et sans rester sur place outre mesure. L’autorité politique n’étant pas inhibée par les pertes (33 soldats tués en mai-juin 1978 au Tchad et au Zaïre), elle s’immisçait peu dans les opérations. Celles-ci avaient donc de plus fortes chances de succès et, in fine, les pertes restaient limitées puisque la durée des opérations l’était également.
Les opérations françaises ont commencé à perdre de leur efficacité lorsqu’on est sorti de ce système. De la Force d’interposition des Nations unies au Liban en 1978 à l’opération Licorne débutée en 2002 en république de Côte-d’Ivoire, l’armée française a payé cher l’abandon de la notion d’ennemi. De l’engagement en Bosnie au conflit afghan, elle a découvert les limites des opérations en coalition : lenteurs du processus de décision et de mise en place, disparité des cultures militaires, imposition des méthodes du meneur de la coalition, schizophrénie de ses membres, poursuivant à la fois des objectifs nationaux propres et des objectifs communs. Dans le cas afghan, elle a goûté également à la paralysie par l’intrusion politique.
La spirale de l’inefficience militaire
La spirale de l’inefficience militaire a finalement atteint son point bas en avril 2012, avec la conquête du Nord-Mali par les indépendantistes touaregs et les djihadistes, puisqu’on a pu y constater simultanément l’échec de l’approche indirecte américaine d’aide aux armées locales [3] et la stérilité des solutions militaires régionales. Sans l’offensive djihadiste, et après 15 années de renforcement de capacités africaines de maintien de la paix, il aurait fallu pratiquement une année complète pour faire intervenir l’équivalent d’une brigade légère, ce qui aurait sans doute constitué une des projections de forces les moins dynamiques de l’Histoire. Il est vrai que cette projection avait encore été ralentie par la très modeste implication de l’Union européenne (UE), autre faible substitut à l’intervention directe française depuis la fin des années 1990. Rétrospectivement, on ne peut d’ailleurs que constater l’impuissance dont aurait été frappée cette première MISMA face à la puissance, pourtant connue, des organisations djihadistes.
Il aura donc ainsi fallu aller jusqu’au bout d’un processus, jusqu’à son blocage final, pour stimuler l’audace de nos ennemis et, au bout du compte, ne laisser d’autre choix que le retour à une forme classique des interventions militaires « à la française ». La clé de voûte du mouvement étant ici une volonté politique claire, assumant d’emblée l’idée de guerre, et sans intrusion tactique. Ce préalable acquis, le reste du système d’intervention a été prompt à se réactiver.
La surprise stratégique de la décision a pu dès lors se doubler d’une surprise opérative, grâce à la rénovation du dispositif d’alerte en métropole et surtout au maintien du réseau de bases dans la région, renforcé du dispositif des forces spéciales au Burkina-Faso. Cette proximité, et l’aide de nos alliés, ont permis par ailleurs de compenser l’affaiblissement de nos moyens de transport aérien. L’opération Serval a été ainsi l’occasion de valider le premier exemple de mise en commun d’équipements européens. Sans l’existence du commandement européen du transport aérien et l’appui du Canada et des États-Unis, il aurait été plus délicat de disposer des transporteurs lourds indispensables. Après des débuts timides, les États-Unis y ont ajouté un soutien en matière de ravitaillement aérien et un appui en renseignement dronique à partir du Niger. Le volume relativement restreint de l’opération – environ 10 % du contrat opérationnel – a permis de surmonter les rigidités de la nouvelle organisation française du soutien.
Il a été ainsi possible de porter très rapidement un coup d’arrêt à l’offensive en cours au centre du Mali par des moyens aériens tout d’abord, puis en l’espace de quelques jours par la mise en place d’une brigade terrestre. En deux semaines, les forces engagées ont dépassé en volume le plus fort de l’engagement en Afghanistan. Pour des raisons politiques, ou matérielles, aucune armée au monde n’aurait été capable d’une telle prouesse à ce moment-là et à cet endroit.
Le bénéfice de la surprise s’est maintenu avec la prise de risque d’une contre-offensive immédiate, sortant largement des normes établies depuis le conflit afghan de longue mise en condition du personnel et des matériels, le tout en flux tendus logistiques et sous la direction rapprochée, parfois jusqu’au microcommandement, du Centre de planification et de conduite opérationnelle (CPCO).
La rapidité de l’offensive, avec une combinaison inédite de modes d’action (opérations aéroportées, posers d’assaut, logistique aéromobile) en direction de Gao et Tombouctou a permis de libérer la boucle du Niger dès le 28 janvier [2013]. La capacité à enchaîner rapidement les sous-opérations s’est confirmée avec la dissociation de l’opération Serval : un groupement tactique a été chargé de la sécurisation de la région de Gao avec les forces armées maliennes (FAM), alors que le reste de la brigade française occupait les villes du Nord et formait une nouvelle coalition avec les forces tchadiennes, mais aussi des éléments touaregs retournés (diplomatie opérative très souple, mais porteuse de germes de contradictions politiques).
Dans ce type de conflit, où aucun traité ne vient officialiser la victoire, c’est au politique de marquer symboliquement les succès. Tel fut l’objet du voyage du président de la République le 2 février, consacrant la réussite de la première partie de la mission donnée aux armées : la restauration de l’autorité de l’État malien sur l’ensemble du territoire. La deuxième partie, la destruction des organisations ennemies, se limitait alors à la disparition d’Ançar Dine, l’organisation radicale touarègue. Les trois autres mouvements armés djihadistes – le Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et les Signataires par le sang de Mokhtar Belmokhtar – conservaient encore la majeure partie de leur potentiel, en dépit des frappes aériennes.
Les organisations armées non étatiques peuvent être classées en fonction de leur degré d’implantation sociale et de la sophistication de leur armement. Les organisations « telluriques », à forte implantation locale, bénéficient d’avantages multiples (ressources, renseignement, dissimulation et surtout capacité de recrutement) et ne peuvent être contrées que par une approche globale, plutôt centrée sur le contrôle de la population. Face aux organisations exogènes ou « réticulaires », à l’instar de beaucoup de franchises d’Al-Qaida, la destruction des forces peut être recherchée. Cette recherche de la destruction nécessite cependant une manœuvre aéroterrestre plus ou moins complexe, suivant que cet ennemi dispose ou non d’un armement terrestre « anti-accès » (missiles antiaériens et antichars sophistiqués) [4].
AQMI se classe dans la catégorie des organisations ne disposant ni d’un soutien local lui permettant de reconstituer rapidement ses forces, ni d’un armement empêchant les moyens d’appui-feux français d’agir au mieux de leur efficacité. Il ne s’agit pas pour autant d’un adversaire facile. Les combattants d’AQMI sont aguerris, motivés jusqu’au fanatisme et, s’ils ne disposent pas de lance-missiles, possèdent un arsenal redoutable de mitrailleuses lourdes. Logiquement, cet adversaire s’était installé dans la vallée de l’Ametettaï, au nord du massif de Tigharghar, profitant à la fois de la protection des massifs et de la proximité de la grande vallée du Timlési, axe essentiel entre le fleuve Niger et l’Algérie. Plusieurs centaines de combattants djiahdistes ont pu y organiser leur bastion pendant des années, le gouvernement malien fermant les yeux sur leur présence pour concentrer ses efforts sur les rebelles touaregs.
Après avoir localisé cette base grâce à un déploiement inédit de moyens de renseignement et de surveillance, les forces françaises ont accepté le combat rapproché, ce qui a sans doute constitué une nouvelle surprise pour des djihadistes convaincus de la réticence des armées occidentales à cette prise de risque. Après une manœuvre de bouclage menée par les forces françaises et tchadiennes, la zone a été conquise à pied par un groupement d’infanterie légère, fortement appuyé par artillerie et moyens aériens. Preuve a ainsi été faite de la puissance de la combinaison combat au contact/appuis de la troisième dimension. Ces derniers, en particulier par les hélicoptères Tigre, ont assuré la majorité des pertes ennemies ; mais ils ne sont pleinement efficaces qu’avec des combattants pour déceler et fixer l’ennemi, avant de lui porter le coup décisif. Preuve est ainsi faite également que, dans un combat asymétrique, le « fort » ne l’emporte que s’il va aussi sur le terrain du « plus faible » et rivalise avec lui dans le combat rapproché en milieu difficile [5].
Après un mois de combat, du 19 février au 21 mars [2013], et au prix de la vie de deux soldats français et de 26 soldats tchadiens, le bastion d’AQMI au Mali a été détruit, avec tous les équipements qui y étaient stockés ; près de 200 de ses combattants, dont le chef de katiba Abou Zeïd, ont été tués et une vingtaine d’entre eux faits prisonniers. De nombreux renseignements ont également été trouvés qui permettront à différents services de poursuivre la traque. Ce succès ne suffit pas pour proclamer la destruction d’AQMI au Mali, mais il est certain que son potentiel de combat y a été très sérieusement entamé.
La situation dans la région de Gao est plus délicate. Contrairement à AQMI, le MUJAO y poursuit depuis le 5 février un combat asymétrique, fait de multiples actions d’éclat combinant attaques suicides, infiltrations et tirs de harcèlement. Ces attaques ponctuelles témoignent à la fois de la motivation des membres du mouvement, assez éloignée de l’image de groupe de bandits parfois présentée, de la persistance de leur présence et donc aussi de l’incomplétude de l’opération Serval. Classiquement, le MUJAO mène une campagne de communication appuyée par des actions de combat, là où la France fait l’inverse. Son recrutement local, y compris dans les ethnies songhaï et peule, et régional, notamment en Mauritanie, peut lui permettre de prétendre au leadership régional à la place des Algériens d’AQMI. Le MUJAO détient aussi un otage français.
Face à cette menace, les forces alliées franco-maliennes dans la région du fleuve Niger, les Touaregs (toujours ennemis de l’État malien) du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) plus au nord dans la région de Bourem et le bataillon nigérien près de la frontière à Ménaka s’efforcent de contrôler le terrain et de mener des opérations offensives de nettoyage. Le MUJAO y a subi des coups, notamment à Imenas où, le 2 mars, plus de 50 rebelles ont été éliminés au prix de la vie d’un soldat français. La zone est cependant encore loin d’être définitivement pacifiée.
Pour autant, comme la visite du président du 2 février, celle du ministre de la Défense le 7 mars a voulu marquer politiquement la fin d’une nouvelle sous-opération. La phase d’intervention est considérée comme terminée et celle de la stabilisation commence, tandis que les forces françaises engagent leur repli.
Après trois mois de combats, la mission assignée par le chef des armées – rétablir la souveraineté de l’État malien sur l’ensemble de son territoire et y détruire les organisations terroristes – est donc considérée comme accomplie. Cela induit-il pour autant une normalisation de la situation et la fin de l’engagement militaire français ?
Les forces alliées, et avant tout françaises, ont repris le contrôle de la totalité des villes tenues par les rebelles depuis janvier 2012, mais avec seulement 12 ou 13 bataillons français ou africains, il n’est pas possible de contrôler étroitement un territoire deux fois grand comme la France.
Sur les six organisations qui faisaient face au gouvernement malien, les deux organisations touarègues ont pratiquement disparu, comme Ançar Dine, ou se sont associées aux forces françaises, comme le MNLA ; AQMI a subi des pertes sévères et semble désorganisé ; le MUJAO, et sans doute aussi le groupe de Mokhtar Belmokhtar, ont également subi des pertes, mais dans des proportions moindres. Ces résultats militaires remarquables ne sont cependant pas décisifs et comportent plusieurs incertitudes.
AQMI a subi des coups sévères
Si AQMI a subi des coups sévères, il dispose à proximité d’un front où l’ex-Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) peut enfin justifier pleinement son adoubement par Oussama Ben Laden. Il faut donc s’attendre très probablement à des actions offensives de sa part. Celles-ci peuvent encore avoir lieu au Mali, s’il reste à AQMI des forces dans le massif des Ifoghas et s’il est possible de les renforcer ou les renouveler. La surveillance aérienne, la tenue des villes de la région par les forces alliées, le quadrillage accru de l’armée algérienne dans le Sahara et la coopération des Touaregs réduisent néanmoins les possibilités de manœuvre dans ce secteur. Le mode d’action le plus probable pour AQMI consiste donc plutôt dans des opérations contre les Français, dans l’ensemble de sa zone d’action. Par ailleurs, AQMI détient toujours six otages français après le décès probable de l’un d’entre eux. Ces otages sont désormais vraisemblablement hors du Mali.
La deuxième incertitude concerne les organisations armées des Touaregs. La France coopère ouvertement avec le MNLA, alors que celui-ci, déclencheur des événements en janvier 2002, est toujours en guerre contre le gouvernement malien. Ançar Dine a disparu, mais ses combattants n’ont pas tous été éliminés, loin s’en faut. Certains ont rejoint le MNLA ou le nouveau Mouvement islamique de l’Azawad, d’autres poursuivent sans doute le combat, peut-être avec AQMI. Cette alliance avec le MNLA illustre certaines difficultés du « combat couplé ». La coopération des Touaregs est une des clés de la sécurisation du Nord-Mali et même de la région. Toutefois – outre qu’elle suppose de s’associer avec d’anciens ennemis (beaucoup d’entre eux ayant combattu avec Mouammar Kadhafi), dont des islamistes radicaux –, cette alliance irrite surtout les gouvernements alliés de la région.
L’action du groupe de Mokhtar Belmokhtar, indépendant d’AQMI depuis la fin 2012, est floue dans ce paysage tactique. Proche du MUJAO, il combat peut-être à ses côtés mais certains témoignages tendent à montrer que non seulement M. Belmokhtar, un temps donné pour mort, est toujours vivant, mais qu’il se serait réfugié en Algérie. Une organisation qui a été capable d’organiser la prise d’otages du site gazier d’In Amenas peut surprendre à tout moment.
Face à ces groupes encore très actifs, les forces locales sont faibles. Les contingents de la MISMA sont arrivés rapidement sur le territoire malien, mais le plus souvent sans équipement et sans financement suffisant. De fait, l’action de la MISMA se limite au contingent tchadien à Kidal – lui aussi en recherche de financement et rattaché depuis peu à la MISMA –, au contrôle de Ménaka par le bataillon nigérien et à une présence sur les axes routiers du Sud. Quant aux forces armées maliennes, elles sont désorganisées. Tout au plus peuvent-elles mettre en œuvre huit petits bataillons très mal équipés et mal encadrés. Sans appui français, les FAM sont clairement incapables de sécuriser le fleuve Niger, sans même parler du massif des Ifoghas. La Mission européenne de formation de l’armée malienne a commencé son travail de 15 mois de formation de quatre bataillons de 650 hommes. Avec une UE au moins aussi réticente à financer et armer l’opération European Training Mission (EUTM) que la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec la MISMA, la reconstitution de l’armée malienne risque de prendre beaucoup de temps.
Quant à la force de l’Organisation des Nations unies (ONU) annoncée pour englober et remplacer la MISMA, son intérêt principal, outre d’élargir le champ des contributeurs, est surtout de transférer aux Nations unies le financement des opérations. Ce soulagement financier se paierait d’une moindre efficacité tactique, les forces onusiennes étant incapables de mener des opérations offensives. On les voit mal, même avec un mandat du chapitre VII et un volume de plus de 12 000 hommes (qu’il reste à réunir), résister longtemps à un adversaire résolu. On peut espérer qu’AQMI se détourne d’un adversaire aussi peu gratifiant, mais ce ne sera sûrement pas le cas du MUJAO. Le secrétaire général des Nations unies a d’ailleurs admis implicitement l’inefficacité de cette force en demandant la présence d’une force parallèle, qui en l’occurrence ne peut être que française. Tous ces mouvements de forces sont censés s’effectuer alors que débute un processus électoral devant initier la normalisation politique, lui-même source de tensions.
Plus largement, ces atermoiements militaires démontrent que la vraie force des organisations non étatiques armées réside surtout dans la faiblesse des États qu’elles affrontent. Or ceux-ci ne sont pas faibles parce que leurs armées le sont ; c’est l’inverse qui est vrai, et les tendances ne sont pas favorables.
Autant AQMI et ses alliés bénéficient des réseaux sombres de la mondialisation (armes légères en abondance, parasitage des trafics en tous genres), autant les États locaux ont vu leurs moyens d’action publique se réduire. Cela vaut pour les instruments de sécurité, mais aussi pour une action sociale qui laisse le champ libre aux organisations privées islamiques. Pire, les financements extérieurs, licites (aide du Fonds monétaire international [FMI]) ou non (drogue), ont tendance à accroître nettement une corruption endémique qui, par contraste, rend l’offre des organisations islamistes, dure mais honnête, de plus en plus séduisante. Dans une zone sahélienne où la population risque de doubler d’ici à 20 ans, les recruteurs du MUJAO ou de tous les groupes qui sont amenés à naître ou à se transformer n’auront aucun mal à trouver des volontaires. Le coup d’État militaire de mars 2012 au Mali doit se considérer aussi comme une tentative locale de réaction contre cette dérive générale.
Pour autant, ces pays du Sahel, Mali compris, disposent de ressources importantes dans leur sous-sol. Leur exploitation peut être une chance, à condition de parvenir à réserver une partie notable des revenus à la consolidation des structures étatiques et à l’assainissement des administrations.
À court terme, et sans préjuger des évolutions du monde arabe tout proche, l’apaisement des tensions avec les Touaregs est une condition sine qua non de la victoire contre les djihadistes. À long terme, recensements, plans cadastraux, systèmes de retraite, éducation, juges et administrateurs suffisamment bien payés pour être honnêtes, élections transparentes sont les meilleurs instruments pour couper les racines de mouvements qu’armées et polices pourront mieux affronter grâce à de vraies rentrées fiscales. Dans l’incapacité de créer ce cercle vertueux et sans États forts, la guerre contre les djihadistes sera une guerre de Sisyphe.
La France a prouvé la persistance, un temps oubliée, de sa capacité d’intervention rapide et de sa capacité à mener des opérations de haute intensité et d’une grande complexité sur plusieurs mois. Comme toutes les opérations, celle-ci a mis en évidence des lacunes mais aussi des renforcements.
Un million d’euros de surcoût par jour
Cette « nouvelle intervention rapide » en Afrique est financièrement un peu plus coûteuse que les précédentes, de l’ordre d’un peu plus de 1 million d’euros de surcoût par jour pour l’emploi d’une brigade aéroterrestre contre moins de 1 million pour l’ensemble des opérations extérieures françaises de 1978 – du fait, en grande partie, des coûts d’emploi élevés des matériels les plus sophistiqués. On notera aussi que presque la moitié de ce surcoût provient du transport logistique, et on peut imaginer ce que la proximité des bases africaines a permis d’économiser en la matière [6]. Ces opérations sont aussi moins coûteuses humainement, du fait d’un meilleur système de protection des combattants, mais aussi des savoir-faire tactiques acquis en Afghanistan. Le rapport de pertes entre amis et ennemis n’a jamais été aussi favorable aux soldats français depuis 100 ans. Outre les insuffisances matérielles bien connues, et anticipées – affaiblissement de la capacité de ravitaillement en vol et de transport aérien, réduction rapide de la flotte d’hélicoptères, retard pris dans la constitution d’une flotte de drones de surveillance et de combat, vieillissement d’une grande partie du parc terrestre –, l’opération Serval a également mis en évidence des lacunes organisationnelles, comme la rigidité du soutien logistique et la difficulté à mettre en place une structure de commandement totalement cohérente sur le théâtre.
On s’étonnera enfin de la faible médiatisation et, ce qui est lié, de la faible compréhension par le public de cette opération. Cette sous-exposition et cette sous-explication, qui prolongent en les accentuant celles des opérations de reconquête de Tombouctou et Gao, ne sont peut-être pas étrangères à l’érosion du soutien de l’opinion publique.
Il reste maintenant à démontrer la capacité française à poursuivre les opérations dans la durée, car il ne faut pas se leurrer : le combat initié au Mali s’inscrit dans un affrontement de longue haleine. Dans des conditions assez proches, il aura fallu trois ans d’engagement au Tchad pour y rétablir provisoirement la sécurité. À l’époque, la force de la France reposait sur une intégration assez réussie de tous ses moyens d’action sous un commandement unique. La diplomatie ne se focalisait pas sur le repli le plus rapide possible des forces françaises, mais sur la manière de réunir les pays de la région dans un même combat, de dissocier le mouvement local de ses sponsors et d’aider à la résolution des problèmes ethniques locaux. Elle participait, avec les militaires qui, de fait, fournissaient la quasi-totalité du personnel engagé, à la restructuration parallèle de l’administration et de l’armée locales. De son côté, un contingent moyen de 2 500 hommes a conduit le combat jusqu’à ce qu’on soit certain que l’armée locale était capable de prendre le relais. Cela se passait quelques années seulement après la guerre d’Algérie, bien plus traumatisante pourtant que le « syndrome afghan ». L’opinion publique était alors beaucoup plus réticente à ce type d’engagement qu’aujourd’hui où, malgré une chute rapide dans les sondages – qui interroge –, une majorité de Français soutient l’opération Serval.
Conservant le souvenir du sort de ses bataillons « Casques bleus », la France a pris soin de préserver l’autonomie de sa force résiduelle au Mali, de la valeur d’un groupement interarmes, par rapport à la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Cette force, associée aux forces spéciales de l’opération Sabre et au dispositif de frappe régional, mènera-t-elle une action indépendante de lutte contre les organisations djihadistes, à la manière de l’opération américaine Liberté immuable, au risque d’irriter profondément l’Algérie, acteur clé de la sécurité de la région ? Pourra-t-on se désintéresser de cette force ONU, dont on ne peut que prédire les difficultés, au risque de connaître un destin « afghan », l’efficacité de l’armée nationale afghane en moins ?
Après avoir gagné la guerre de trois mois, il est désormais urgent de définir une stratégie française pour la région et d’intégrer à sa réalisation des moyens de puissance autres que militaires. Cela nécessitera la préservation des attitudes et des moyens qui ont permis le succès initial, afin de pouvoir le rééditer. Cela impliquera aussi, de la part de l’échelon politico-militaire, des qualités de résilience et de confiance dans les exécutants, qui ont parfois fait défaut dans le passé.
Copyright été 2013-Goya/Politique étrangère-IFRI
Politique étrangère , été 2013, vol. 78 – Sommaire
Diplomatie : les choix d’Obama II
Introduction. Laurence Nardon.
Obama II : quel avenir pour l’alliance transatlantique ? Robin Niblett.
Les États-Unis vers l’indépendance énergétique ? Laurence Nardon.
Washington et le Proche-Orient : le jeu des nuances. Chady Hage-Ali.
La nouvelle posture militaire américaine en Asie. Corentin Brustlein.
De Clinton à Obama, les États-Unis et l’Afrique. Jennifer G. Cooke.
Les minerais d’Afrique, entre conflits et développement
Introduction. Thierry Vircoulon.
Le secteur minier est-il porteur de développement en Afrique ? Louis Maréchal.
Certifier les ressources minérales dans l’Afrique des Grands Lacs. Thierry De Putter et Charlotte Delvaux
Le secteur minier en RDC : quelle transformation pour quel développement ? Didier de Failly.
Repères
La nouvelle « science électorale » américaine. Clémence Pène.
Le renouvellement de la Commission militaire centrale chinoise. Delphine Richard.
Libres propos
La guerre de trois mois : l’intervention française au Mali en perspectives. Michel Goya.
L’euro, une utopie monétaire. Pierre-Henri d’Argenson.
Lectures
Pour une histoire des relations internationales, sous la direction de Robert Frank. Thomas Gomart.
The Russian Origins of the First World War, de Sean McMeekin. Georges-Henri Soutou.
. Voir plus sur le site de l’IFRI
[1] J.-P. Gaviard, « Intervention militaire en Syrie : quelles possibilités ? », Le Monde, 2 juillet 2012, disponible sur : lemonde.fr/idees/article/2012/07/02/une-intervention-militaire-en-syrie-est-possible_1727201_3232.html.
[2] Voir : egaliteetreconciliation.fr/Hollande-novembre-2012-En-aucun-cas-la-France-n-interviendra-au-Mali-15998.html.
[3] M. Kandel, « Obama et Bamako : l’implication discrète mais croissante des États-Unis en Afrique », Le Huffington Post, 7 avril 2013, disponible sur : huffingtonpost.fr/maya-kandel/obama-et-bamako-limplication-discrete-etats-unis-afrique_b_3020562.html.
[4] Sur les implications tactiques de cette différenciation, voir D.E. Johnson, Hard Fighting : Israel in Lebanon and Gaza, Santa Monica, CA, RAND Corporation, 2011.
[5] I. Arreguin-Toft, How the Weak Win Wars. A Theory of Asymetric Conflict, New York, Cambridge University Press, 2005.
[6] Sur la question des coûts des opérations, voir M. Goya, Res militari. De l’emploi des forces armées au xxie siècle, Paris, Economica, 2e éd., 2011, p. 142-144, et « Mali : l’ONU va déployer 12 600 Casques bleus », LesEchos.fr, 24 avril 2013.
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