Lyautey au chevet de l’Afghanistan ?

Par Mokrane OUAREM, le 23 mars 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Capitaine de corvette, stagiaire au Collège interarmées de défense (anciennement Ecole de Guerre), promotion Maréchal Lyautey (2009-2010)

« Mc Chrystal, le Lyautey américain », tel est le titre d’un article [1] paru récemment dans un grand quotidien français. La quête d’une nouvelle stratégie en Afghanistan s’est accompagnée d’une redécouverte de grands chefs militaires qui se sont distingués dans la guerre contre-insurectionnelle. L’amour-propre national ne peut qu’en être flatté. Pourtant, ne dit-on pas que les grands auteurs sont faits pour être cités et non pour être lus ? Dans le domaine de la stratégie militaire, l’histoire a montré avec acuité que la lecture hâtive et rétroactivement erronée de Clausewitz a contribué à changer radicalement le visage de la guerre héritée de l’Ancien Régime. ‘La recherche impérative de la bataille décisive’ a entraîné l’Europe dans deux guerres mondiales totales…

Dans cette perspective, on peut se demander dans quelle mesure l’esprit de la stratégie ‘lyautéenne’ de la contre-insurrection est appliqué en Afghanistan.

Il convient rapidement de cadrer cette analyse. Les enseignements du maréchal Lyautey doivent être resitués dans leur perspective historique. La mission du maréchal Lyautey était d’asseoir le ‘protectorat’ français sur les colonies et mettre en valeur le potentiel économique du pays conquis. Pourtant, on ne peut lui dénier un certain idéalisme. Il était convaincu de sa mission civilisatrice, et la survivance encore aujourd’hui de sa mémoire au Maroc en témoigne. La tâche du général Mc Chrystal est sans conteste plus ardue. Il hérite d’une situation complexe avec des contraintes immenses et, quoi qu’on en dise, avec des moyens limités.

On peut objecter que le théâtre afghan est radicalement différent du Maroc ou de Madagascar. Pourtant, la lecture attentive de Lyautey permet de dégager quelques principes immuables qui pourraient entrer en résonance avec la situation actuelle de ce pays.

« Gouverner avec le mandarin »

Au moment où le général Lyautey est appelé au chevet du Maroc en 1912, la situation est explosive. Le pays est agité, l’autorité du roi et de son administration (le Machzen) est très détériorée par la corruption et le clientélisme. Le ‘docteur’ Lyautey, avec son grand sens politique, son sens de l’opportunité et sa grande culture historique prescrit un traitement qui se révèle particulièrement efficace. Il oblige le sultan Moulay-Hafid, dont l’autorité était discréditée, à abdiquer. Aussitôt, il place sur le trône son frère, Moulay Youssef. Ce dernier est foncièrement et culturellement « légitime » pour prendre sa succession. Tout l’art de Lyautey a consisté alors à le faire accepter par les chefs de tribus.

Par ailleurs, plutôt que de détruire avec ostentation le Machzen dans sa forme traditionnelle, il constitue de nouvelles ‘directions’ qui font double emploi avec les organes traditionnels. Puis peu à peu, elles se substituent à lui ( de l’importance de sauvegarder la face…).
On pourrait multiplier les exemples qui illustrent le talent politique du maréchal Lyautey.

Au-delà de l’exemple, du ‘mode opératoire’, c’est l’esprit qu’il convient de retenir.

Le maréchal Lyautey est cultivé, féru d’histoire, curieux et respectueux des traditions locales. Il prescrit un remède en rapport avec le mode de gouvernance traditionnel du pays. Ce qu’il prescrit à Madagascar est radicalement différent de ce qu’il a préconisé au Maroc. Mais l’esprit ou le ‘génie’ de cette démarche est le même : gouverner avec le mandarin !

« Unicité de commandement »

Disciple du général Gallieni au Tonkin puis à Madagascar, le maréchal Lyautey retient la nécessité de constituer des commandements à chef militaire unique sous lequel se subordonnent des sous-commandements civils et militaires. Militaires et administrateurs civils travaillent intelligemment sous un commandement unique. Une fois la zone durablement pacifiée, il s’agit d’opérer le transfert à un commandement régional civil. L’armée n’est plus cantonnée dans un rôle offensif : elle doit développer également son « aptitude organisatrice et administrative ».

Cette méthode a fait ses preuves au Tonkin, à Madagascar puis au Maroc. Chaque fois qu’elle n’a pas été respectée, les « insurgés » ont profité du manque de réactivité dans la décision pour gagner du terrain et attiser l’instabilité.

Le maréchal Lyautey a popularisé ce concept mais il l’a également poussé plus loin au service d’une mission civilisatrice plus globale. Tout en combattant les insurgés au Maroc, il construit des routes, des ports et une capitale administrative dans une vision globale et cohérente. Il arpente les champs de bataille comme il inspecte l’avancée des chantiers engagés avec la même exigence de résultats envers civils et militaires placés sous son commandement.

L’esprit de cette démarche réside bien dans l’économie des forces et des moyens. Toutes les ressources militaires et financières sont placées sous un commandement unique qui les affecte en fonction d’une vision globale cohérente faisant la chasse au moindre gaspillage. On trouve aujourd’hui cette notion sous le vocable « d’approche globale » ou « intégrale ».

« La tâche d’huile »

A Madagascar puis au Maroc, le Maréchal Lyautey applique la doctrine de la progression par « tâche d’huile ». La pacification, l’occupation durable reposent sur la combinaison de la force et de l’action civilisatrice. Il faut progresser par étapes, exploiter aussitôt l’avantage acquis, rassurer les populations, restaurer l’ordre et rouvrir le fameux « marché ». Puis, de manière presque simultanée, pousser la pacification à la marge par cercles concentriques.

Mais la réussite de cette doctrine est gourmande en effectifs. Il faut apporter une sécurité permanente à la population. Rien ne sert de construire des forts, assurer la présence de jour auprès de la population et la laisser entre les mains des insurgés la nuit. Résonne alors étrangement le témoignage des villageois kabyles pendant la guerre d’Algérie, pris en tenaille entre l’armée française le jour et les combattants du FLN la nuit…

Au plus fort de la rébellion d’Abdel-Krim au Maroc dans les années 20, les effectifs militaires sont montés jusqu’à 150 000 hommes. En Algérie dans la fin des années 50, ils étaient plus de 800.000…

*

Fort d’une expérience opérationnelle solide, le général Mc Chrystal cumule, selon son entourage, d’autres qualités comme l’humilité, la curiosité et la détermination. Mais a-t-il réellement toutes les cartes en main pour conduire une action ‘globale et intégrée’, inspirée du génie du maréchal Lyautey ?

Il est permis de souhaiter que les nations engagées dans ce conflit ainsi unissent leurs efforts afin de lui en donner les moyens…

Copyright mars 2010-Ouarem


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[1« Mc Chrystal, le Lyautey américain », par Arnaud Girard, Le Figaro, 4/12/2009

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