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Liu Xiaobo prix Nobel de la paix 2010, ou de l’influence de la Chine

Par Patrice GOURDIN, le 22 décembre 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Auteur de "Géopolitiques", Paris, Choiseul, 2010

Que nous apprend la tentative du gouvernement chinois d’appeler au boycott de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix 2010 au démocrate emprisonné Liu Xiaobo ? Un examen au cas par cas fait ressortir plusieurs axes de convergence : politiques, économiques et stratégiques.

L’ATTRIBUTION, le 8 octobre 2010, du prix Nobel de la paix au démocrate emprisonné Liu Xiaobo ulcéra le gouvernement chinois. Ce dernier se déconsidéra par la censure qu’il appliqua à l’information et par la campagne injurieuse qui s’ensuivit, par ses tentatives maladroites en vue d’annuler la cérémonie de remise et par l’interdiction faite au récipiendaire (ou à l’un de ses représentants) de se rendre à Oslo. Seul le régime nazi avait procédé de la sorte, à l’encontre du journaliste pacifiste Carl von Ossietzky, couronné en 1935, alors qu’il était interné dans un camp de concentration. Cela se passe de commentaire.

L’épisode illustre le dilemme la Chine : prêts à tout pour conserver le monopole du pouvoir, les dirigeants ne peuvent sortir le pays du sous-développement qu’à condition d’intégrer la communauté internationale et d’en accepter peu ou prou les règles. Assurément, la Chine ne se trouve pas seule dans ce cas, mais son poids et ses prétentions sur la scène mondiale confèrent à ces contradictions une importance exceptionnelle.

Cette nouvelle incartade offre une occasion de mesurer et d’analyser l’influence de la Chine. En effet, non contente de protester et d’exiger l’annulation de la décision, elle lança un appel au boycott de la cérémonie de remise du prix qui eut lieu le 10 décembre 2010. Si l’on tente de faire le point à partir des informations - en partie contradictoires - parues dans la presse, sur les 65 pays ayant une représentation diplomatique à Oslo (seuls invités), 17 pays répondirent positivement (l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, la Colombie, Cuba, l’Égypte, l’Irak, l’Iran, le Kazakhstan, le Maroc, le Pakistan, les Philippines, la Russie, le Soudan, la Tunisie, l’Ukraine, le Venezuela et le Vietnam) et 3 biaisèrent (l’Algérie et le Sri Lanka jouèrent sur les délais de réponse, tandis que la Serbie n’envoya pas son ambassadeur). Un examen au cas par cas fait ressortir plusieurs axes de convergence : politiques, économiques, stratégiques.

Des États en délicatesse avec la démocratie et les droits de l’Homme

Depuis 1978, Pékin s’est progressivement plié à une partie des normes économiques en vigueur dans le monde. En revanche, la répression exercée en permanence tant contre les partisans de la “cinquième modernisation“(la démocratie) que contre les minorités refusant de se saborder (Ouïgours, Tibétains), parfois au prix de bains de sang (place Tien An Men en 1989, Tibet en 2008, Xinjiang en 2009), témoignent du refus d’appliquer les normes internationales en matière de démocratie et de droits de l’Homme. Or, Pékin est signataire de plusieurs accords internationaux (notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, qui prévoit des garanties juridiques) et sa propre Constitution stipule (article 35) que les citoyens « disposent de la liberté de parole, de presse, de réunion, d’association, de défilé et de manifestation ». Un amendement de 2004 ajoute explicitement la défense des droits de l’Homme (article 33).

S’il est un dénominateur commun à pratiquement tous les pays (seules les Philippines semblent détonner) qui suivirent l’appel de Pékin, c’est bien celui du déficit en matière de démocratie et de droits de l’homme. Ils partagent tous plus ou moins ouvertement la conviction que la démocratie pluraliste authentique est une « subversion du pouvoir de l’État », motif officiel pour lequel Liu Xiaobo fut condamné à 11 ans de prison, le 25 décembre 2009.

Figurent en tête de ses soutiens les dictatures-sœurs, elles aussi dirigées par un parti communiste : Cuba et le Vietnam. Face à la déferlante de libéralisation politique survenue entre 1989 et 1991, elles se retrouvèrent orphelines de l’Union soviétique et se tournèrent vers Pékin. La brève guerre de 1979 à la frontière sino-vietnamienne semble bien loin. Si la Russie rompit officiellement avec son régime marxiste à la fin des années 1980, elle conserva une partie du personnel politique, policier, militaire, judiciaire et administratif de l’ère soviétique et la culture de gouvernance qui allait avec. Vladimir Poutine apparaît d’ailleurs bien plus à l’aise avec ses homologues chinois qu’avec les dirigeants européens ou nord-américains. Il défend les mêmes thèses “culturalistes“ au sujet de la démocratie et des droits de l’Homme : cette forme de gouvernement et ces valeurs seraient spécifiquement occidentales et non pas universelles. La même remarque vaut pour les anciennes républiques socialistes soviétiques du Kazakhstan et d’Ukraine. Le populiste de gauche Hugo Chavez, grand admirateur de Fidel Castro et engagé dans une dérive autoritaire, rattache le Venezuela à cette catégorie de pays.

Les régimes d’inspiration marxiste ou héritier d’États communistes ne détiennent pas le monopole des atteintes aux libertés et à la dignité de l’être humain. L’Arabie Saoudite, l’Iran, le Pakistan, le Soudan se réclament de diverses interprétations radicales de l’islam, dont l’incompatibilité avec les droits de l’Homme n’est plus à démontrer. L’Afghanistan, l’Algérie, l’Égypte, l’Irak, le Maroc et la Tunisie instrumentalisent la menace islamiste radicale, au demeurant bien réelle et qu’ils contribuent à nourrir par leur malgouvernance. La Colombie et les Philippines justifient les graves entorses parfois commises par la guerre qu’elles mènent contre des oppositions armées internes.

L’existence de mouvements sécessionnistes multiplie les atteintes : Kabyles en Algérie, Kurdes en Irak et en Iran, Baloutches en Iran et au Pakistan, Bédouins en Égypte, Sahraouis au Sahara occidental annexé par le Maroc, Moros aux Philippines, Tchétchènes en Russie, Tamouls au Sri Lanka, populations du Sud au Soudan. Sur tous ces dossiers, Pékin bloque, ralentit ou édulcore les initiatives du Conseil de Sécurité de l’ONU, au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures. Solidarité très intéressée puisqu’il s’agit d’éviter une forme de jurisprudence qui pourrait s’appliquer un jour au Tibet et au Xinjiang. Parfois, la Chine fournit même des armes et/ou une aide militaire (Sri Lanka ou Soudan, par exemple).

Des partenaires économiques importants

Membre de l’Organisation mondiale du commerce depuis 2001, la Chine est devenue un acteur essentiel de l’économie mondiale. Elle mène avec constance une politique de sécurisation de sa dépendance extérieure (accès aux ressources naturelles et débouchés pour ses produits manufacturés). Cependant, nombre de ses principaux partenaires condamnèrent son attitude vis-à-vis du Comité Nobel.

Tous les pays solidaires entretiennent d’étroites relations économiques avec la Chine. En premier lieu, on retrouve ses principaux fournisseurs d’hydrocarbures : l’Arabie Saoudite (actuellement premier exportateur de pétrole vers la Chine), l’Iran, le Kazakhstan, la Russie, l’Algérie, le Soudan, le Venezuela. L’Irak, l’Égypte et la Colombie ne lui procurent encore que de faibles quantités, mais ils s’insèrent dans une politique de diversification des sources d’approvisionnement. Certains, comme la Russie ou le Kazakhstan, lui vendent également divers minerais. Le Maroc fournit des phosphates et l’Afghanistan lui a adjugé des concessions, notamment pour exploiter son immense gisement de cuivre d’Ainak. Quant à l’Égypte, aux Philippines, à Sri Lanka et à la Tunisie, ils deviennent des destinations de plus en plus prisées des touristes chinois, ce qui contribue à leur essor économique.

En retour, tous les boycotteurs importent des produits chinois en quantité, Pékin s’efforçant d’éviter les balances commerciales bilatérales trop déficitaires à son détriment. Toutefois, ils n’absorbent qu’une faible part de ses exportations et ses principaux clients n’hésitèrent pas à la condamner : les États-Unis, l’Union européenne, le Japon ou la Corée du Sud.

Par ailleurs, les pays “solidaires“ bénéficient d’une part substantielle des investissements chinois et d’une part de l’aide publique que Pékin octroie. Mais les premiers demeurent limités au regard de ceux des pays industrialisés, tout comme la seconde (d’ailleurs impossible à évaluer avec précision). Pékin n’hésite pas à investir dans les pays présentant des risques très élevés, comme le Soudan, l’Afghanistan ou l’Irak. Mais il s’agit d’un pari à long terme et d’un choix en partie par défaut : la Chine ne semble guère capable de concurrencer les nations riches dans les États sur lesquels elles jettent leur dévolu. Elle s’assure des escales sur les routes maritimes indispensables à ses échanges en finançant des aménagements ou en acquérant des droits dans plusieurs ports, dont ceux de Gwadar (Pakistan), et Hambantota (Sri Lanka). De plus, la Chine cherche à échapper à sa dépendance vis-à-vis des seules voies maritimes. En conséquence, elle multiplie les partenariats pour (ré)ouvrir des routes terrestres : du port pakistanais en eaux profondes (dont elle supporte la plus grande partie du financement) de Gwadar jusqu’au Xinjiang en passant par le Karakoram, ou de la péninsule indochinoise au Yunnan, par exemple.

Observons que ni les trois principales puissances économiques latino-américaines (Brésil, Mexique et Argentine), ni les poids lourds africains (Afrique du Sud, Nigeria) ne se montrèrent solidaires des Chinois, en dépit d’importants flux d’échanges et de capitaux avec eux. L’attitude, analogue, de l’Inde, du Japon et de la Corée du Sud, tient en partie aux contentieux qui les opposent à Pékin : territoriaux pour les deux premiers, stratégique pour la troisième (menace nord-coréenne).

Des partisans d’un autre ordre mondial

Deux convergences stratégiques se détachent clairement : la recherche d’un monde multipolaire et la lutte contre le terrorisme islamiste.

Le discours de la Chine en faveur de la multipolarité et du multilatéralisme, assorti d’une application très partielle de ces principes, dissimule mal sa volonté de briser l’organisation unipolaire du monde dont bénéficient les États-Unis depuis 1991. Cela encourage plusieurs pays à se rapprocher d’elle. Dans la majorité des cas, il s’agit, pour conserver le pouvoir et/ou (re)construire la puissance, de contrer les projets américains de généralisation de la démocratie et de bénéficier de l’appui chinois pour ce faire. La Russie s’inscrit dans cette logique, en dépit de la méfiance que lui inspirent les ambitions d’un voisin qui pourrait se muer en rival. L’Iran compte également sur elle pour asseoir ses ambitions de puissance régionale contre les alliés de Washington au Proche-Orient. Avec Moscou, elle seule peut soutenir le Venezuela dans son défi à la prépondérance américaine en Amérique latine. Elle est l’une des rares à fermer les yeux sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les dirigeants du Soudan. Mais l’on trouve également des États proches de Washington dont l’attitude peut aussi découler de la volonté de se détacher de son influence exclusive. L’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Irak, le Maroc, les Philippines semblent dans ce cas.

La coopération dans la lutte contre le terrorisme musulman radical rassemble plusieurs pays solidaires de la Chine. En premier lieu, les membres (Russie, Kazakhstan) de l’Organisation de coopération de Shanghai-OCS, créée en 1996 à cet effet, et les observateurs (Iran, Pakistan). Mais aussi tous ceux qui, proches ou à l’écart de l’OCS, affrontent le même ennemi : l’Afghanistan, l’Algérie, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Irak, le Maroc, les Philippines ou la Tunisie.

Le poids des fournitures d’armements à des pays qui éprouvent des difficultés à s’en procurer (l’Iran et le Soudan, en particulier) et/ou qui souhaitent diversifier leurs sources d’approvisionnement (l’Arabie Saoudite, le Venezuela, par exemple) semble important. Elle n’hésite pas à vendre des armes balistiques à des pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran qui risquent d’en faire un usage jugé dangereux par la communauté internationale. Elle pourrait avoir aidé le Pakistan à devenir une puissance nucléaire militaire. Cela vaut bien une absence à Oslo.

Plus original, le recours à la Chine comme contrepoids à une puissance autre que les États-Unis. Ce fut le cas du Pakistan dès les années 1960 : la rupture sino-soviétique lui offrait l’occasion d’une alliance de revers contre l’Inde (proche de l’URSS). Cette configuration survécut à la fin de la Guerre froide et demeure très active. Le Népal, dont l’ambassadeur en Grande-Bretagne est également le représentant en Norvège, afficha sa solidarité avec Pékin avant tout parce qu’il y trouve un contrepoids à l’emprise de l’Inde. Pour ce qui concerne le Kazakhstan et l’Ukraine, la volonté d’échapper à l’étreinte exclusive de la Russie entre vraisemblablement en ligne de compte.

À la limite d’être contre-productive, l’attitude de la Serbie fut particulièrement indélicate. Même si Milosevic n’est plus au pouvoir, nombreux sont les Serbes qui éprouvent du ressentiment envers les États-Unis, le seul pays qui s’opposa efficacement (même si ce fut avec retard) au sanglant projet de Grande Serbie. Ceux-là se souviennent du soutien de Pékin et les dirigeants serbes actuels doivent en tenir compte, d’où leur décision initiale de rallier le boycott. D’ailleurs, à cette occasion, Belgrade rappela que sa diplomatie repose sur quatre piliers : l’Union européenne, les États-Unis, la Russie et... la Chine. Mais la Serbie n’a pas d’autre perspective d’avenir que l’adhésion à l’Union européenne, ce qui lui impose d’en adopter les valeurs, d’où l’envoi d’un représentant “particulier“ à Oslo : au lieu de son ambassadeur, un « ombudsman » (médiateur) désigné par le Parlement pour s’occuper des questions relatives aux droits de l’Homme.

Ce bref survol offre quelques indications intéressantes sur l’état de la puissance chinoise. Elle se sentait à l’évidence trop faible pour ignorer purement et simplement la décision de Comité Nobel : elle ne pouvait pas ne pas faire quelque chose. Elle lança donc un mot d’ordre de boycott de la cérémonie d’Oslo, mais il ne fut suivi que par moins d’une vingtaine d’États sur les 65 conviés : faible capacité de faire faire. Elle ne parvint pas à empêcher la majorité des pays concernés de faire ce qu’ils avaient décidé : y assister. Ce fut le cas, notamment, des plus importants, comme les membres de l’Union européenne, le Japon, les États-Unis ou le Canada, ainsi que les principaux “émergents “ (l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud). Or, ce sont également ses principaux partenaires économiques. Leçon de réalisme politique : la Chine n’est pas encore une grande puissance, son fiasco d’Oslo le montre. Cette “humiliation“ suscitera sans nul doute du ressentiment, mais enseignera également à Pékin qu’il lui reste du chemin à parcourir avant d’être en mesure d’exercer un pouvoir de persuasion sur le reste du monde. Tant que celle-ci ne sera pas devenue démocratique et respectueuse des droits de l’homme, elle risque de ne pas séduire les peuples libres, qui sont, également, les... plus puissants. La petite délégation de chercheurs et d’universitaires qu’elle envoya, début décembre, afin « d’évaluer l’image de la Chine en France et en Europe et comprendre comment elle peut être améliorée » devrait rendre la même conclusion. Néanmoins, celle-ci a peu de chance d’être entendue à court terme, car la question de fond, la seule qui compte pour la caste dirigeante, est celle de son maintien au pouvoir.

Manuscrit clos le 20 décembre 2010

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Plus

. Patrice Gourdin, Géopolitique : sources et bibliographie indicative Voir


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