Kadhafi est parti, mais la violence et la terreur sont restées. L’unité nationale de façade qu’imposait le dictateur n’a jamais atténué les vieilles tensions tribales et régionales. Conflits qui resurgissent aujourd’hui radicalisés, sur fond de processus démocratique paralysé et d’ascension jihadiste.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter une carte et un article extraits du n°65 d’Alternatives internationales, décembre 2014, pp. 48-51.
TROIS ANS après la chute du régime Kadhafi (1969-2011), la Libye apparaît plus divisée que jamais. Si la situation y est régulièrement qualifiée de « chaotique » par les grands médias français, elle relève pourtant d’une logique qui trouve son origine dans la sociologie et l’histoire de ce pays jeune dont la naissance comme État indépendant ne date que de 1951. La monarchie constitutionnelle libyenne voit alors le jour sous la forme d’une fédération des trois grandes entités qui existaient en tant que provinces autonomes sous l’Empire ottoman (1299-1922) : la Cyrénaïque à l’est, la Tripolitaine à l’ouest et le Fezzan au sud. Des entités que la colonisation italienne (1911-1943), puis l’occupation franco-britannique (1943-1951) avaient conservées. La découverte du pétrole au début des années 1960 et la volonté du roi Idriss, originaire de Cyrénaïque, de disposer d’un pouvoir centralisé pour assurer la gestion des revenus de l’or et la modernisation d’un pays qui compte alors parmi les plus pauvres de la planète, l’amènent – malgré l’opposition sévèrement réprimée de la Tripolitaine – à transformer en 1963 la fédération en un État unitaire. C’est donc une Libye à l’identité nationale incertaine, dominée par les rivalités entre tribus, villes et régions, et dont l’appareil militaro-sécuritaire et l’exploitation du pétrole ont été confiés à des conseillers et entreprises britanniques et américains, qui en 1969 connaît le coup d’État du colonel Kadhafi, originaire de l’ouest du pays. Le nouveau régime (Jamahiriya) affirme les principes de souveraineté nationale (fermeture des bases militaires étrangères, nationalisation du pétrole…) et affiche une volonté de construction d’un État moderne dépassant les clivages traditionnels tribaux et régionalistes. Si cette rhétorique nationaliste et révolutionnaire qui sera déployée pendant 42 ans a indéniablement contribué à la construction d’une identité nationale libyenne, la pratique politique de Kadhafi, fondée sur le clientélisme et l’exploitation des rivalités tribales et régionales pour asseoir son pouvoir et celui de ses affidés, n’ont fait qu’entretenir voire renforcer les divisions au sein de la société libyenne.
Contrairement à ses voisins tunisiens et égyptiens où les moments révolutionnaires de 2011 ont abouti sans affrontements majeurs aux départs des dictateurs, la chute du régime Kadhafi survient au terme d’une insurrection, puis d’une guerre civile de huit mois avec intervention militaire directe de l’OTAN. Cette guerre et l’ingérence d’acteurs extérieurs aux côtés des opposants armés ravivent des lignes de fracture traditionnelles que le régime autoritaire de Kadhafi avait entretenues tout en les maintenant sous contrôle, et en ouvrent de nouvelles. Ce conflit qui a tant dérouté les stratèges de l’OTAN est marqué par la multitude des fronts et l’absence d’unité entre les différentes composantes de l’insurrection, tant au plan politique que militaire.
Ils n’étaient pas plus de 30 000 à avoir pris les armes contre le dictateur.
Sitôt le lynchage du colonel Kadhafi le 20 octobre 2011, de multiples affrontements limités éclatent sur la quasi-totalité du territoire entre milices locales, souvent pour le contrôle de territoires ou des revenus des trafics transfrontaliers, sur fond de différends tribaux anciens et de règlements de comptes entre « révolutionnaires » réels, tardifs ou autoproclamés (le ministère des martyrs estime aujourd’hui leur nombre à 200 000, en réalité ils n’étaient pas plus de 30 000 à avoir pris les armes contre le dictateur) et anciens kadhafistes ou considérés comme tels. Le nouveau gouvernement n’ayant d’autre choix que de s’appuyer sur des miliciens pour supplanter l’armée et la police qui se sont disloquées pendant la guerre de 2011, ce sont en général les milices les plus puissantes originaires de Misrata, Tripoli, Benghazi et Zintan, étrangères aux différends concernés, qui sont envoyées sur place pour limiter le niveau de violence. Avec des succès très inégaux.
C’est donc sur fond d’affrontements locaux récurrents que se déroulent, le 6 juillet 2012, les élections du Congrès national général (CNG), première assemblée élue de la Libye post-kadhafiste. Si le bon déroulement relatif de ce scrutin, qui voit un taux de participation de plus de 60 % dans un tel contexte d’insécurité et dans un pays sans État, peut laisser croire que le processus de construction démocratique est en bonne voie, les réalités du pays vont démontrer le contraire. Le CNG est rapidement divisé par ses clivages entre villes et régions, et paralysé par l’opposition croissante en son sein de deux grandes factions s’appuyant chacune sur de puissantes milices. La première – majoritaire - souvent qualifiée d’« islamiste » par ses adversaires et les médias occidentaux regroupe, autour du parti des Frères Musulmans bien implanté en zone urbaine, les représentants de Misrata, troisième ville du pays et siège des plus puissantes milices de Tripolitaine. Se présentant comme le garant de la « pureté révolutionnaire », elle fait adopter, en mai 2013 dans des circonstances controversées, la loi dite « d’exclusion politique » interdisant à tout cadre de l’ancien régime d’occuper un emploi officiel. La seconde faction s’est constituée autour de l’Alliance des forces nationales, regroupement de partis auto qualifiés de « libéraux » crée par Mahmoud Jibril, homme d’affaires, un proche de Sayf alislam Kadhafi (fils du dictateur) fortement impliqué dans l’ancien régime avant de rejoindre l’insurrection en 2011. Nombre des responsables de l’Alliance, ayant occupé des fonctions officielles sous le régime Kadhafi, sont touchés par la loi d’exclusion. Cette faction dispose du soutien des puissantes milices de la ville de Zintan qui, comme les milices de Misrata, ont joué un rôle important durant la guerre de 2011. Bien que méfiantes les unes envers les autres, les puissantes milices soutenant chacune des deux factions coexistent alors « pacifiquement » et veillent à ne pas empiéter sur le territoire des autres, leurs « mentors politiques » étant conscients qu’un affrontement entre elles mettrait un terme au processus politique engagé et plongerait le pays dans la guerre civile ouverte. Si la grille de lecture d’un clivage idéologique entre « islamistes » d’une part, et « libéraux » ou « nationalistes » d’autre part, a régulièrement été mise en avant par les médias étrangers, la réalité est plutôt celle d’une lutte pour le pouvoir entre deux factions dont les chefs manipulent des « identités primaires » (clan, tribu, ethnie…) plus ou moins idéalisées, et l’esprit de corps des milices qui les soutiennent, pour les mobiliser contre leurs adversaires. La question de la laïcité n’est en effet pas pertinente en Libye, tous les acteurs s’accordant sur le fait que la charia devra constituer la source principale (mais pas exclusive), de la future Constitution et du droit.
Un clivage entre « urbains » et « ruraux ».
Une autre grille de lecture plus pertinente est celle du clivage entre « urbains » et « ruraux ». La première faction regroupe en effet grossièrement les populations se réclamant d’une tradition urbaine affirmée, la seconde étant constituée majoritairement de populations dont les racines rurales bédouines prédominent sur leur identité citadine. Kadhafi ayant fait des tribus d’origine bédouine du centre et du sud de la Libye l’axe de son pouvoir au détriment des grandes villes, le conflit actuel entre les deux camps recoupe l’opposition récurrente en Libye entre centre et périphérie. C’est dans ce contexte de paralysie du CNG, d’absence d’État et de violences locales que le 16 mai 2014, le général Heftar (ancien commandant du corps expéditionnaire libyen au Tchad en 1983, puis exilé volontaire aux Etats-Unis jusqu’en 2011), lance son opération « Dignité » avec pour objectif affiché « d’éradiquer les Frères musulmans et les islamistes », tous qualifiés par lui de « terroristes extrémistes ». L’offensive est lancée à Benghazi contre les puissantes milices qui ont constitué le fer de lance de l’insurrection de 2011 et disposent de ce fait d’une forte légitimité « révolutionnaire ». Dirigées par des chefs se réclamant du courant salafiste nationaliste et non pas des Frères Musulmans) et partisanes d’un État libyen unitaire, ces milices aguerries et bien armées sont alors en voie d’intégration dans les structures étatiques naissantes (armée, police). En Tripolitaine, les milices de Zintan rallient l’offensive du général Heftar et donnent l’assaut au CNG le 18 mai, mettant ainsi un terme au processus de construction politique amorcé deux ans auparavant.
L’offensive du général Heftar n’a donc pas permis de rétablir l’ordre en Libye, mais l’a au contraire précipitée dans une véritable guerre civile entre deux camps.
Le général Heftar, sans doute inspiré par le coup de force du maréchal Sissi en Égypte, transforme ainsi les différents affrontements limités et relevant avant tout d’enjeux locaux qui prévalaient jusqu’alors, en un affrontement bipolaire entre deux camps s’étant chacun désormais fixé pour objectif d’éliminer l’autre. Le premier camp, celui des pro opération « dignité », qui regroupe schématiquement la faction « anti-islamistes » évoquée précédemment, comprend en outre des unités militaires constituées de cadres et de soldats de l’ancien régime, des membres de tribus du djebel Akhdar, les miliciens autonomistes de Cyrénaïque, les milices de Zintan en Tripolitaine et celles de Toubous de la région de Koufra. Dans le deuxième camp, celui des anti-Heftar, réunis sous la bannière de l’opération « Aube de Libye », on trouve principalement les grandes brigades « révolutionnaires » de Benghazi, Tripoli,Misrata, Zawiya, Gharian, Zliten et Zwara, ainsi que celles de la tribu des Machachiya rivale traditionnelle des Zintan, et les Berbères du djebel Nefoussa. De leur côté, les régions et tribus qui avaient soutenu le clan Kadhafi durant l’insurrection de 2011 veillent pour l’essentiel à ne pas prendre position. Après six mois de combats, la situation militaire a tourné à l’avantage des anti-Heftar qui contrôlent désormais la quasi-totalité de la Tripolitaine. Les Zintan, dont les milices ont perdu la bataille de Tripoli, ont dû se replier dans leur fief montagneux du djébel Nefoussa. Malgré la profondeur stratégique dont ils bénéficient vers le grand Sud, les bonnes relations qu’ils entretiennent avec certaines tribus de cette région (notamment des groupes touareg) et leur contrôle de trois champs de pétrole du Fezzan, ils ne disposent plus de la capacité de peser militairement en Tripolitaine. Dans l’est du pays, à Benghazi, les anti-Heftar ont pris l’avantage, mais les combats se poursuivent. L’offensive du général Heftar n’a donc pas permis de rétablir l’ordre en Libye, mais l’a au contraire précipitée dans une véritable guerre civile entre deux camps. Elle a en outre contribué à rapprocher les différentes milices d’obédience islamiste des groupes plus radicaux d’Ansar al-Charia, implantés surtout à Benghazi, Derna et Syrte, et qui rejettent tout processus électoral au profit des modes de consultation traditionnels des sages et des anciens (choura) seuls conformes à la charia selon eux. Enfin cette offensive a précipité l’internationalisation de la crise libyenne. Outre leur soutien politique et médiatique au général Heftar, l’Égypte et les Émirats arabes unis sont intervenus directement dans le conflit libyen : bien que les deux pays ne l’aient pas reconnu, il est avéré que des appareils émiriens ont bombardé le 18 août des positions anti-Heftar à Tripoli avec le soutien de l’Égypte qui leur a ouvert ses bases et son espace aérien. En renforçant les extrémistes des deux camps, toute intervention étrangère ne fait pourtant que renforcer la logique de guerre civile. Une guerre qui en s’installant dans la durée risque en outre de laisser une marge de manœuvre accrue aux quelques groupes jihadistes qui, eux, refusent le cadre national. Des groupes pour le moment très minoritaires et isolés géographiquement (Derna).
La tenue des élections de juin 2014 n’a donc fait que verrouiller le différend entre les deux camps.
C’est dans ce contexte que s’est déroulée l’élection d’un nouveau parlement le 25 juin 2014 (18 % de participation). Prévu pour siéger à Benghazi, il s’est finalement installé à Tobrouk dans une zone sous contrôle des milices soutenant le général Heftar. Sur un effectif élu de 188 députés (sur 200 théoriques), seuls 112 siègent, certains élus originaires de zones opposées au général Heftar le boycottant. Ce parlement a élu un gouvernement en septembre qui devrait s’installer dans la ville de Bayda. Parallèlement, à Tripoli, passé sous contrôle des troupes d’ « Aube de la Libye » le 23 août, les membres de l’ex-CNG ne reconnaissant pas la légalité du nouveau Parlement qu’ils accusent – à juste titre – de s’être rallié au général Heftar en s’installant à Tobrouk, se sont réunis à nouveau pour élire leur propre gouvernement « de salut national ». La tenue des élections de juin n’a donc fait que verrouiller le différend entre les deux camps. D’autant que la reconnaissance par la communauté internationale (à l’exception de la Turquie, du Soudan et du Qatar) comme seul interlocuteur du parlement de Tobrouk, pourtant élu avec une très faible participation et qui ne contrôle que 10 % du territoire libyen, risque de conforter les plus radicaux des deux camps dans leur rejet de tout dialogue. Le 6 novembre, la Cour suprême libyenne a invalidé le scrutin, décision rejetée par l’assemblée de Tobrouk. Le prolongement de la guerre, alors qu’aucun des camps n’est en mesure d’étendre son contrôle sur l’ensemble du territoire comporte un risque important de faire évoluer le pays vers un pourrissement « à la somalienne » – à défaut de conduire à une partition officielle du pays qui n’est demandée, à ce stade, par aucun des belligérants.
Copyright pour la carte et le texte, Alternatives internationales, n°65, décembre 2014, pp. 48-51
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