Le séminaire "Etudes stratégiques" du 8 avril 2013 (DAS et IRSEM) a été ouvert par un discours du Directeur de la DAS qui doit être connu au-delà du cercle des invités. Voici, en effet, un tableau sans concession de la scène stratégique française et des pistes pour organiser la relève. (Extrait)
[…] Comment nier l’évidence ?
La scène stratégique internationale est désormais largement dominée par les think tanks anglo-saxons et, de plus en plus, des grands pays émergents.
Rarement européens.
La vision dynamique est encore plus critique que cet instantané : au cours des dernières années, l’on a pu constater à l’échelle internationale une multiplication du nombre de think tanks, aux moyens humains et budgétaires parfois considérables, ainsi que des fora internationaux. Leur influence politique est de plus en plus significative. Ils illustrent clairement le caractère concurrentiel de la réflexion stratégique, domaine où l’influence de la France n’est pas à la hauteur de son poids réel sur les plans politique et stratégique.
Cette situation n’est pas nouvelle.
Elle a nourri, au cours des dernières années, de nombreux rapports qui ont fait des propositions visant à mieux structurer le champ de la recherche stratégique française.
Les mesures prises en conséquence par les pouvoirs publics se sont toutefois révélées incapables de faire émerger en nombre des pôles d’excellence à stature internationale, comparables à ceux de nos partenaires étrangers.
En effet, le champ de la réflexion stratégique nationale souffre encore de carences structurelles qui tiennent à la fois à ses caractéristiques propres mais également aux insuffisances de la politique publique en la matière :
Le principal constat porte sur le caractère éclaté et sous-critique du réseau universitaire et des instituts de recherche.
Cette situation est liée en particulier à la modestie des moyens financiers dont ils disposent, doublée d’une forte dispersion, ce qui les empêche de dégager des ressources pour être présents sur des thématiques émergentes ou très spécialisées, alors même qu’elles constituent un moyen appréciable d’acquérir notoriété et influence aux niveau national et international.
A cette dispersion et cette insuffisance financière s’ajoute une difficulté d’ordre culturel. A de rares exceptions près, les milieux universitaires d’une part, et les administrations régaliennes d’autre part sont relativement hermétiques l’un à l’autre, et ce malgré les progrès réalisés au cours des dernières années. En dehors de quelques personnalités reconnues et écoutées, qui font le lien, on constate généralement une grande étanchéité entre « académiques » et « praticiens », qui nuit à la vitalité de la réflexion et à la mise en débat de la politique extérieure, de défense et de sécurité.
Le rayonnement et l’influence au niveau international passent aujourd’hui par une maîtrise de certains vecteurs clés, tels que la participation aux séminaires et conférences internationaux, les publications et sites Internet ou encore la publication d’articles dans les grandes revues internationales, anglo-saxonnes pour la plupart. La multiplication des revues françaises traitant des questions internationales et stratégiques au cours des dernières années ne doit pas cacher le fait qu’elles s’adressent à un public essentiellement national, ce qui n’est pas en soi un problème mais signifie aussi que leur influence sur le débat international est quasi nul. La France ne dispose pas de revue comparable à celles dont disposent les Etats-Unis ou le Royaume-Uni.
Une vision équilibrée des choses impose également de souligner la responsabilité de la puissance publique dans cette situation.
La fragilité du modèle économique des instituts de recherche s’est accentuée au cours des dernières années du fait du désengagement progressif de l’Etat.
Désengagement, que n’a pu, ou voulu, compenser le secteur privé.
Les dispositifs ministériels de subvention ont été démantelés. Par ailleurs, certains ministères ont été amenés à réduire fortement leur budget de recherche du domaine "sciences humaines et sociales".
Cela pèse bien évidemment sur la visibilité financière des instituts, ce qui se traduit par une frilosité à s’engager sur des thématiques nouvelles et à recruter de jeunes talents.
Se pose ainsi de façon de plus en plus critique la question du renouvellement du vivier de chercheurs et spécialistes, tant au sein de la recherche publique que des think tanks.
Cette "relève stratégique" constitue désormais un enjeu fondamental.
En la matière, notre ministère a pleinement conscience de la responsabilité qui lui incombe naturellement :
Les crédits que nous y consacrons représentent – et de très loin ! - le premier budget ministériel.
Son allocation est organisée selon un processus annuel de programmation, piloté par la Délégation aux affaires stratégiques, qui a fait l’objet d’une importante consolidation au cours des trois dernières années.
La réforme de la gouvernance ministérielle en matière de prospective et de recherche stratégique opérée depuis 2010 – incarnée par le désormais fameux "’CCRP" (Comité de cohérence de la recherche stratégique et de la prospective de défense), associant, outre la DAS, l’Etat-Major des Armées, la Délégation Générale de l’Armement, le Secrétariat général pour l’Administration et la Direction de l’Enseignement Militaire Supérieur – a largement profité à cette consolidation. De telle sorte qu’elle est désormais citée en exemple, si je me réfère notamment au dernier rapport sénatorial sur le sujet.
Mais notre effort ne doit pas s’arrêter là.
L’amélioration de notre gestion fut nécessaire mais ne répond pas aux enjeux que j’évoquais précédemment.
Nous devons désormais penser stratégiquement cet outil. L’imaginer comme un tout, cohérent et pérenne. Renforcer le dialogue et les interactions entre l’administration, le champ universitaire et les instituts privés.
C’est pourquoi le ministère de la Défense a décidé de mettre en œuvre une stratégie ad hoc, déclinée autour de six objectifs :
1. Notre ambition première visera à assurer la relève stratégique que j’évoquais préalablement, c’est-à-dire entretenir dans la durée un réseau d’expertise de haut niveau, diversifié.
La situation actuelle se caractérise en effet par un inquiétant phénomène de polarisation fondé, d’une part, sur les "figures historiques" – largement reconnues sur la scène internationale – et, d’autre part, sur le soutien de la Défense aux doctorants, sans pour autant que les "jeunes pousses" intermédiaires – c’est-à-dire les post-doctorants ou les chercheurs entre 3 et 5 ans d’expérience par exemple - bénéficient du soutien suffisant à assurer cette relève stratégique que nous appelons de nos voeux, en qualité et en quantité.
De telle sorte que l’on constate un important phénomène d’"évaporation" des doctorants financés par le ministère dans le domaine des sciences humaines et sociales, incapables de s’insérer de manière pérenne sur le marché du travail national. De nombreux jeunes chercheurs manquent de perspective d’emploi et constituent désormais une sorte de "néo-prolétariat éduqué". L’effort financier apparaît ainsi peu rentable, voire contre-productif lorsque ces doctorants rejoignent les rangs de l’expertise anglo-saxonne et contribue à son rayonnement, au détriment de la réflexion stratégique française, voire européenne.
2. Nous souhaitons également orienter plus finement la recherche stratégique externalisée sur des thématiques prioritaires, de fond et émergentes.
Cet objectif vise à la fois à améliorer la satisfaction de nos besoins, mais devrait également contribuer à faire émerger des "pôles d’excellence" nationaux.
3. J’ai rappelé en liminaire le champ d’étude de plus en plus complexe et pluridisciplinaire auquel nous sommes confrontés. Il nous impose désormais d’élargir sensiblement le spectre de nos interlocuteurs.
Les universités françaises, servies par la diversité de leurs laboratoires, constituent à ce titre des partenaires naturels. Nous devons impérativement renforcer nos liens. Faire émerger des coopérations. Assurer une meilleure prise en compte par le champ universitaire des thèmes d’intérêt de la sécurité et de la défense.
A l’inverse, le ministère doit développer ses capacités d’accueil – de stagiaires de plus ou moins longue durée par exemple – et mettre sur pieds des passerelles d’échanges entre chercheurs.
Je rappelle, à ce titre, que l’IRSEM a été créé afin d’établir un pont entre la Défense et les universités. Nous devons désormais conforter cette spécificité et positionner l’Institut comme le creuset présent et futur de ce partenariat.
A titre d’exemple, la création de chaires serait de nature à permettre l’établissement de passerelles entre le monde académique, les entreprises, les instituts de recherche et la Défense.
De la même sorte, la formalisation d’une filière universitaire consacrée aux relations internationales et aux questions de défense apparaît comme une nécessité au regard de l’académisation déjà en cours au sein de certaines unités de l’enseignement militaire supérieur.
4 & 5. J’évoquais également la compétition internationale qui ne porte plus seulement sur la localisation des sites de production industrielle ou des places financières, mais également sur les idées, le débat stratégique. Accroître la diffusion de la réflexion stratégique nationale constitue la première étape d’une ambition plus globale qui vise à renforcer notre politique d’influence à l’échelle internationale.
Ces deux objectifs complémentaires devront donner lieu à des actions innovantes. En la matière, il ne s’agit en effet pas que d’une question de coûts et de moyens. Certaines expressions ou participations lors de fora internationaux offrent, par exemple, un "effet levier stratégique" plus important que d’autres. Etablir une cartographie de ces rencontres et vecteurs d’influence représente un coût marginal tout en nous offrant la possibilité de penser stratégiquement notre action.
Nous aurons également tout intérêt à jouer sur les complémentarités entre acteurs publics, mais également entre acteurs publics et privés. En l’espèce, un vaste champ s’offre à nous tant les marges de progrès sont importantes.
Concrètement, il sera proposé de développer la présence des auteurs français dans les publications étrangères reconnues pour leur qualité et leur influence et de soutenir l’émergence de vecteurs de communication sur la scène nationale, et surtout internationale, à travers le financement de traductions et le développement de sites Internet bilingues.
Sur un plan national, l’effort de mise en cohérence des structures situées sur le site de l’Ecole militaire pourrait se traduire notamment par l’émergence d’une revue majeure, bénéficiant d’efforts particuliers sur le plan qualitatif et en termes de rayonnement national et international.
6. Nous devons, enfin, rénover la nature des relations contractuelles avec les instituts de recherche privés.
Cette relation se fonde pour l’essentiel sur des contrats adossés au Code des marchés publics. Mais, là encore, nous devons dépasser notre cadre usuel.
A court terme, l’urgence est d’alléger la charge de cette gestion contractuelle, à la fois pour la Défense, mais également pour les instituts, en particulier pour les plus modestes d’entre eux.
Lorsque la gestion administrative et financière prend le pas sur le temps de la réflexion, c’est notre intérêt national qui en souffre.
J’ai rappelé à de multiples reprises la nécessité de penser stratégiquement : cette ambition doit également être déclinée au niveau de nos relations contractuelles.
La mise en place de "contrats cadres" pluriannuels visera à satisfaire cet objectif.
Ces contrats cadre permettraient d’accompagner sur le long terme l’effort de développement des instituts de recherche, de renforcer et élargir leurs compétences et de favoriser la relève via le recrutement de jeunes chercheurs. Ils ouvriraient la voie à l’émergence de pôle d’excellence et de spécialités.
Ces six objectifs devraient être fédérés et mis en cohérence afin d’élaborer la politique ministérielle en matière de recherche stratégique qui nous fait actuellement défaut. […]
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