La puissance : quelles métamorphoses ?

Par Pierre BUHLER, le 3 décembre 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplomate, ancien professeur associé à Sciences Po. Auteur de "La puissance au XXIème siècle, les nouvelles définitions du monde",
Éditions CNRS, 2011. Pierre Buhler s’exprime ici à titre personnel.

Au cours de ces 25 dernières années, la redistribution de la puissance s’est opérée à un rythme inédit. La révolution numérique a conduit à un ébranlement des États, tandis qu’un phénomène classique de "transition de puissance" produit un déplacement l’Occident vers l’Asie du centre de gravité du monde. Ces métamorphoses de la puissance n’en sont qu’à leurs prémices.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article de Pierre Buhler initialement publié sous le titre "Les métamorphoses de la puissance" dans les Cahiers de Friedland, n°11, "Revisiter la carte du monde", 1er semestre 2013, pp. 89-92.

JAMAIS dans l’histoire de l’humanité, la distribution de la puissance dans le monde n’a, en temps de paix du moins, connu une transformation aussi rapide. Et il n’y a pas de précédent d’une mutation qui ait affecté la fabrique même de la puissance dans les mêmes proportions que la "révolution numérique". En l’espace d’un quart de siècle, le centre de gravité du monde s’est vigoureusement déplacé d’un Occident transatlantique vers une Asie en pleine renaissance. Et, dans le même laps de temps, l’irruption des technologies de l’information et de la communication a érodé les apanages de l’État, ces monopoles qui en faisaient l’acteur central et incontesté de l’arène internationale. Ensemble, les forces à l’origine de ces bouleversements, qui sont loin d’avoir épuisé leurs effets, dessinent un paysage radicalement nouveau.

L’ébranlement des États

L’"âge de l’information" a tellement formaté nos modes de pensée et d’action que son impact sur les modalités d’exercice de la puissance étatique, tant dans l’ordre interne, du reste, que dans ses projections internationales, reste largement ignoré.

Une propriété fondamentale de ce paradigme nouveau est l’accessibilité de milliards d’individus et de millions d’organisations à ce réseau de nodes reliés entre eux, sans organisation centralisée et hiérarchisée, qu’est Internet. Non seulement les coûts de reproduction et de transmission de l’information décroissent vers l’infinitésimal, avec une qualité et une fiabilité croissantes, mais Internet permet de traiter cette information en réseau, d’interconnecter sans limites des nodes et même d’intégrer des réseaux entiers.

La puissance : quelles métamorphoses ?

Pierre Buhler lors de la remise du prix Antheios à l’occasion du Festival de géopolitique pour son livre "La puissance au XXIe siècle, les nouvelles définitions du monde", Paris, CNRS Editions, 2011. Crédits photo : P. Verluise

Les conséquences en sont triples avec, à chaque fois, en corollaire, un affaiblissement du contrôle des États.

La mondialisation de la production.

. La première est la mondialisation de la production. L’entreprise multinationale est, grâce à la "révolution numérique", devenue la colonne vertébrale de l’économie mondiale. Quelque 63 000 entreprises transnationales assurent deux tiers du commerce mondial et 80 % de la production industrielle reposent sur un millier seulement de ces entreprises. Même si elles recherchent la sécurité juridique et l’accès aux marchés que seuls des États peuvent offrir, le rapport des forces est à leur avantage.

La financiarisation de l’économie mondiale

. La seconde est la financiarisation de l’économie mondiale, suite à la "dérégulation" entreprise, il y a trois décennies, au Royaume Uni puis aux États-Unis. L’investissement direct à l’étranger (IDE) a ainsi été multiplié par 39 entre 1986 et 2000 alors que, dans la même période, le commerce mondial était multiplié par 3,3 et le PIB mondial par 2,2. Plus significatif, cependant, a été le décloisonnement des marchés financiers nationaux et l’interconnexion des places, autorisant un traitement quasi-instantané, à un coût abaissé, des transactions pour faire émerger progressivement un marché colossal, mondial et libre d’accès. Parcourant instantanément la planète, les mouvements spéculatifs forment des agrégats aux proportions vertigineuses. Au total, le champ de l’économie politique nationale s’est donc rétréci comme une peau de chagrin, conférant une extraordinaire autonomie de ce système vis-à-vis de toute autorité de régulation, État ou banque centrale, aux incidences dévastatrices en termes de bien public, comme l’a montré la crise dans laquelle il a plongé le monde en 2008.

La "révolution numérique"

. La troisième conséquence procède du pouvoir conféré par la "révolution numérique" à des individus de s’agréger dans l’action collective. Hannah Arendt avait capturé, en un raccourci saisissant, l’essence du pouvoir en le définissant comme la capacité humaine à ne pas simplement agir, mais à "agir de concert", une capacité démultipliée par la logique de réseau au point de définir un nouvel espace de pouvoir, en dehors de celui, institutionnalisé et hiérarchisé, de l’État. Et où s’invite une pléthore d’"acteurs" autres que les entreprises : les "organisations non gouvernementales" (ONG), les universités, les think tanks, les églises mais aussi les activistes politiques – la "campagne internationale pour bannir les mines terrestres" a, en 1997, montré le pouvoir de mobilisation d’un Internet encore balbutiant face à la résistance des États – et les internationales terroristes.

La capacité d’action conférée par les technologies de l’information et de la communication à des individus, parfaits inconnus souvent, face à la toute-puissance étatique est considérable. Le téléphone portable et Internet, avec respectivement 4 et 2 milliards d’utilisateurs dans le monde et qui se prêtent mal au contrôle, sont des outils redoutables de dissémination de l’information, par le texte, par la photographie et, avec YouTube, par l’image vidéo. Les affaires WikiLeaks puis Snowden ont, en dévoilant le secret de la correspondance diplomatique américaine ou les actions d’un service de renseignement, apporté l’illustration la plus spectaculaire de cette mutation du rapport de forces entre les individus et l’État.

Déjouant les efforts souvent gauches des appareils de propagande, l’action politique dans les régimes autoritaires en est transformée : prolifération des blogs en Chine, développement du Web 2.0, c’est-à-dire des réseaux sociaux sur Internet – illustrés par les phénomènes Facebook et Twitter… Le rôle décisif des technologies de l’information et de la communication est apparu au grand jour dans les révolutions et soulèvements qui ont ébranlé le monde arabe à partir de décembre 2010, catalysant les éruptions en gestation.

La tectonique de la puissance classique

Longtemps dominé par les trois pôles du monde occidental, les États-Unis, l’Europe, le Japon (la Trilatérale), le paysage est devenu plus complexe, avec l’apparition dans l’arène de puissances émergentes – Chine, Inde, Brésil, Mexique, Afrique du sud, Indonésie, Turquie et, bien sûr, Russie, revenue en force après une décennie de relative éclipse –. Mais c’est avant tout vers l’Asie que le centre de gravité de la puissance s’est déporté.

La voie avait été tracée par les "dragons asiatiques" – la Corée, Taiwan, Singapour – avant d’être empruntée par la Chine post-maoïste, puis par l’Inde et, enfin, par le reste de l’Asie du Sud-Est, selon la métaphore fameuse des "vols d’oies sauvages". Avec des recettes à base de réforme économique, de capitalisme à fort contenu étatique le plus souvent, de mercantilisme, mais aussi d’investissement massif dans la formation, l’enseignement et la recherche.

Les taux de croissance époustouflants dégagés dans cette entreprise dessinent un rattrapage à marches forcées des économies plus avancées. Mais lorsqu’ils s’appliquent à ces deux géants démographiques que sont la Chine et l’Inde, ils ne tirent pas seulement des centaines de millions d’individus de la pauvreté, ils redessinent le paysage économique du monde, illustrant la théorie dite de "la transition de puissance" énoncée, il y a un demi- siècle, par A. F. K. Organski : "au fur et à mesure que chaque pays entre dans le processus d’industrialisation", écrivait ce politologue américain, "il amorce un sprint dans la course à la puissance, laissant loin derrière ceux qui n’ont pas encore démarré et comblant la distance avec ceux qui se sont industrialisés avant. S’il s’agit d’un pays de grande taille, ce sprint peut bouleverser l’ordre international existant".

Tirant les conséquences de leur prospérité nouvelle, ces nouveaux venus se dotent sans états d’âme des outils, des attributs, des symboles de la puissance – l’arme nucléaire (Inde), des marines de guerre, des armements sophistiqués, des programmes spatiaux… – en même temps qu’ils contestent énergiquement la prééminence occidentale dans la gouvernance mondiale. Sans certes pouvoir soutenir sur la durée ces rythmes haletants, cette dynamique est appelée à se poursuivre et il est à prévoir qu’au cours du prochain quart de siècle, cette Asie qui constitue aujourd’hui 60 % de la population mondiale, mais compte pour un tiers seulement du PIB mondial, verra cette proportion s’élever à la moitié, continuant de former le principal pôle de croissance.

Le pivot américain est une conséquence du déplacement des centres de gravité vers l’Asie.

La brutalité des rapports entre les États asiatiques, la persistance de différends non réglés, le nationalisme qui affleure partout ont nourri des parallèles entre ces ascensions de puissance et l’Europe de la fin du 19ème siècle, dont l’équilibre avait été bouleversé, avec l’issue que l’on sait, par la trajectoire de l’Allemagne impériale. Mais malgré les prophéties alarmistes, malgré les alertes et les montées de tension, force est de constater que les dirigeants politiques asiatiques s’en sont pour l’heure plutôt tenus à des conduites prudentes. C’est ce constat du déplacement vers l’Asie des centres de gravité qui a conduit la puissance américaine à annoncer, à l’automne 2011, la réorientation vers la région Asie-Pacifique de son dispositif militaire, mais aussi économique et politique. Principaux pourvoyeurs du bien public de la sécurité mondiale, les États-Unis, en proie à un endettement public de l’ordre de 100 % de leur PIB, sont de plus en plus rétifs aux engagements extérieurs.

Quant à l’Union européenne, sa fondation par les "grands brûlés" de cette dérive de la puissance que fut la Deuxième Guerre mondiale a aiguillé sa construction vers une volonté de conjurer les risques de la puissance plutôt que d’en faire un nouveau réceptacle. Ce choix philosophique, l’absence d’outil militaire qui en est le corollaire, mais aussi les mécomptes de l’euro et les difficultés inhérentes à une gouvernance à 28 ne qualifient pas, même si les normes qu’elle produit font autorité dans le monde, l’UE comme un acteur de plein exercice dans le cercle restreint de la puissance. Plutôt qu’avec Bruxelles, Washington, Moscou, Pékin ou New Delhi préfèrent traiter avec Berlin, Paris ou Londres. Au total, ce sont des règles transformées qui, aujourd’hui, ordonnent l’échiquier de la puissance, s’imposant aux puissances établies comme aux aspirants. En conférant à des individus "agissant de concert" le pouvoir de défier la puissance étatique sur un terrain qui semblait jusque-là relever de son monopole le plus incontesté, l’"âge de l’information" revêt une portée comparable à ce que fut, à la Renaissance, la révolution de l’imprimerie. Quant à la puissance dans ses modalités plus classiques, ses fondamentaux sont déterminés par des paramètres tels que l’efficacité économique, la compétitivité, l’innovation, la recherche, l’enseignement supérieur, et qui, lorsqu’ils ne figurent pas au premier rang des politiques publiques, font encourir le risque du déclassement.

Copyright 2013-Buhler/Cahiers de Friedland


Plus

Cahiers de Friedland, n°11, "Revisiter la carte du monde", 1er semestre 2013

4e de couverture

Notre rapport à la géographie est aujourd’hui fondamentalement transformé par la mondialisation et la révolution numérique. Il en résulte une invitation à revisiter la carte du monde : parce que la cartographie du monde est, avant tout, le fruit d’une Histoire qui change et parce que les frontières sont, désormais, à la fois, des réalités tangibles et des faits transcendés par les technologies.

Puisqu’il nous faut prendre le monde comme une région, comme "un objet de géographie globale", selon le géographe Christian Grataloup, les géographies thématiques - celles qui retranscrivent les équilibres ou changements d’équilibres démographiques, économiques, politiques ou encore environnementaux, industriels, etc. - en sont transformées comme jamais et nous amènent à regarder le monde avec d’autres yeux compte tenu des basculements dont il fait l’objet.

Enfin - et ce n’est pas là moindre des évolutions -, si le 18ème siècle avait fait émerger des cartographies du monde par Etat, à la faveur du mouvement des nationalités, le 21ème siècle pourrait bien faire émerger, à la faveur de la globalisation et des innovations technologiques, des représentations du monde mettant en avant la montée en puissance de nouveaux acteurs : entreprises, réseaux voire individus, posant alors de réels défis à la gouvernance mondiale.

Définitivement, il nous importe à tous, et notamment aux entreprises qui font plus que jamais partie des nouveaux explorateurs du monde, de changer nos représentations et de prendre acte de ces mutations. Les auteurs de ce numéro des Cahiers de Friedland nous délivrent là des clefs fondamentales.

Voir une présentation du n°11 des Cahiers de Friedland sur le site de la CCI Paris Ile de France


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