Michel Nazet, spécialiste de géopolitique, est diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (IEP Paris). Actuellement professeur en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus à Paris. Auteur de La Chine et le monde au XXe siècle. Les chemins de la puissance et Comprendre l’actualité : géopolitique et relations internationales, Paris, Ellipses.
L’expression "route de la soie" est revenue au premier plan de l’actualité lorsque les Chinois ont fait connaître au printemps 2011 leur intention de réaliser un projet de connexion routier et ferroviaire entre la Chine et l’Europe qu’ils ont baptisé « nouvelle route de la soie.
M. Nazet en présente ici un éclairage géopolitique, à partir de sa conférence donnée au 6e Festival de Géopolitique de Grenoble.
LA « ROUTE DE LA SOIE » [1] était un faisceau d’itinéraires commerciaux transcontinentaux, sans doute ouvert par la Chine vers 138 avant J.-C. à l’époque de l’empereur Han Wudi afin de trouver des alliés contre les Xiongu, un peuple de nomades conquérants [2]. Cette route, qui reliait la Chine (Xi’an) aux rives de la Méditerranée (Antioche en Syrie) par un chemin relativement direct traversant l’Asie centrale et l’Iran, fut doublée, au début de l’ère chrétienne, par une voie maritime secondaire dont le point de départ fut Guangzhou (Canton) puis Quanzhou au XIIIe siècle [3]. La politique d’isolationnisme et de fermeture des Ming (XVe siècle), l’émergence de l’empire Ottoman après la chute de Byzance en 1453, l’ouverture des routes maritimes des Grandes découvertes au XVIe siècle entraînèrent sa disparition progressive.
Son souvenir a été réactivé, dans un premier temps à la fin du XIXe, avec le développement des trains transcontinentaux puis par le succès des thèses de Mackinder. Mais l’expression est surtout revenue au premier plan de l’actualité lorsque les Chinois ont fait connaître au printemps 2011 leur intention de réaliser un projet de connexion routier et ferroviaire entre la Chine et l’Europe qu’ils ont baptisé « nouvelle route de la soie ».
La route de la soie a toujours été longue et périlleuse [4] et la nouvelle n’y déroge pas.
La nouvelle route de la soie, terrestre et maritime, est néanmoins redevenue une réalité depuis au moins deux décennies en raison de l’intensification du trafic pétrolier entre le Moyen-Orient et la Chine et de l’intensification des exportations chinoises vers cette région et vers l’Europe.
On peut en lire le tracé dans les nouvelles lignes de tubes [5], de routes, de chemins de fer desservant l’Asie centrale. On peut la lire aussi dans la fréquentation de l’axe maritime qui relie le golfe d’Aden et le Golfe arabo-persique aux mers de Chine via le détroit de Malacca (près de 50 % du trafic de conteneurs). On peut la lire encore [6] dans la part croissante de la région Asie dans le commerce mondial. On peut la lire enfin dans l’essor d’Emirates qui, fondée en 1985, est la compagnie aérienne (30 millions de passagers par an) qui connaît la plus forte croissance au monde.
Le phénomène devrait se révéler pérenne [7] pour au moins trois raisons convergentes.
La première tient à l’intérêt des pays arabes et d’Asie centrale pour le consensus de Pékin qui prône la croissance économique et la stabilité politique.
La deuxième tient à l’essor des fonds souverains arabes qui sont toujours orientés vers l’Occident mais prennent de l’ampleur et sont conduits à investir dans les pays islamiques à forte croissance, comme la Malaisie et l’Indonésie.
La troisième tient à l’émergence géographique d’un couloir islamique qui va de l’Afrique de l’Est à la Chine… À l’horizon 2020 Dubaï a ainsi pour objectif de devenir le premier Hub du monde et Emirates de transporter 70 millions de personnes…
L’intérêt de la Chine pour la nouvelle route de la soie tient à deux raisons complémentaires. La Chine, qui est à l’étroit sur sa façade maritime, veut se rapprocher de ses partenaires asiatiques, centrasiatiques, européens. Elle veut aussi rééquilibrer ses territoires par une politique d’aménagement du territoire efficace.
Faire passer les échanges de 400 milliards de dollars (295 milliards d’euros) en 2012 à 1 000 milliards en 2020, c’est à dire demain.
. À Astana, à l’occasion de la réunion de l’organisation de coopération de Shanghai en septembre 2013, le Président Xi Jinping [8] a ainsi proposé la mise en place d’une « zone économique (ou ceinture) de la Route de la Soie » qui unirait l’Europe, la Chine, l’Asie centraledans un marché de plus de 3 milliards d’individus. Sa mise en place pourrait passer par cinq axes : le renforcement des liens politiques et économiques, le renforcement des liaisons routières et des échanges commerciaux, l’amélioration des échanges monétaires et des relations entre les peuples et les individus. Ce projet a été complété par le même Xi Jinping lors du sommet du Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) qui s’est tenu en octobre à Bali (Indonésie) avec la proposition [9] de l’ouverture d’une nouvelle route de la soie maritime dont l’ambition avouée est de faire passer les échanges de 400 milliards de dollars (295 milliards d’euros) en 2012 à 1 000 milliards en 2020. Pour ce faire, la Chine propose une accélération de la « connectivité mutuelle » sous forme de réseaux routiers, de chemins de fer et de télécommunications que Pékin aidera à financer. Comme avec la Chine tout va toujours très vite, le projet d’une construction de voie express de 213 km entre Kashgar (Xinjiang) et Erkeshtam (Kirghizistan) d’un coût de 660 millions de dollars a été finalisé. Cet axe routier devrait passer ensuite par le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Iran et la Turquie alors que deux autres liaisons routières entre la Chine et l’Europe sont en projet, la première passant par le Kazakhstan et la Russie, et l’autre traversant le Kazakhstan via la Mer Caspienne… Par ailleurs, des lignes de fret entre la Chine et l’Allemagne via la Russie sont en service [10], préfigurant des lignes de TGV transcontinentales annoncées [11] mais peut-être plus utopiques.
Le coût financier de l’opération comme la situation géopolitique de la plupart des pays situés entre l’Europe et l’Asie, devraient malgré tout être de sérieux freins au projet.
Les efforts à accomplir en matière d’infrastructures de base (routes, ponts, aéroports, installations d’approvisionnement en eau et en électricité, mise en place de systèmes d’irrigation et d’assainissement) sont considérables aussi bien pour les pays d’Asie centrale que pour les trois pays du Caucase qui se trouvent dans leur prolongement, alors qu’en Chine même, le volontarisme pourrait, comme à Ordos en Mongolie [12] intérieure, rencontrer ses limites.
. Par ailleurs, les pays d’Asie centrale, comme ceux du Sud Caucase, véritables « éclats d’Empire », connaissent tous, en raison de leur passé, des difficultés internes ou externes qui rendent difficile leur intégration dans la mondialisation [13]. Y subsistent aussi des questions identitaires (brassage, mosaïque ethnique) qui ne facilitent pas leur nation building alors que toutes ces régions ont à faire face à des problèmes sociaux considérables : retard économique avec un poids très important de l’agriculture comme du secteur informel (narcotrafics), pauvreté de masse persistante, déficiences des infrastructures éducatives, sociales… et cela sans même évoquer l’état des infrastructures de transport ou la corruption endémique. Enfin, parce que la question du territoire national n’y est que rarement réglée, les structures régionales sont évanescentes. Aujourd’hui, seules les structures régionales proposées par la Russie comme la Communauté économique eurasienne (réunissant le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan) conjuguées à des projets soutenus par la Chine dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) maintiennent une coopération régionale minimale qui laisse cependant de côté l’Ouzbékistan et le Turkménistan.
Sans doute parce que nous sommes dans une région pivot, voire dans le Rimland [14], un nouveau Grand Jeu [15] se déploie entre Européens, Américains et Russes dans ces « Balkans eurasiens » [16].
Les Européens sont présents par leur projet de Transport Corridor Europe-Caucasus-Asia (TRACECA) depuis mai 1993 [17] même si ce programme a largement échoué à transformer les flux régionaux et la connectivité souhaitée entre les pays du Caucase et ceux de l’Asie centrale. La révision de la politique de voisinage et le partenariat oriental signé en 2009 pourraient toutefois permettre des améliorations.
De leur côté, suite à la « Stratégie de la Route de la Soie » (1999), les États-Unis ont un projet régional qui consiste à stabiliser l’Afghanistan, après leur départ de 2014, dans un projet dit de « nouvelle route de la soie » visant à faire de ce pays la plaque tournante du commerce régional reliant l’Occident et l’Extrême-Orient et autour duquel graviteraient l’Asie centrale, les pays de Transcaucasie, la Mongolie…. l’Asie du Sud… Les projets phares des États-Unis : le gazoduc TAPI (Turkménistan- Afghanistan- Pakistan- Inde) et le CASA-1000 (exportations de l’électricité kirghize et tadjike vers l’Afghanistan et le Pakistan) n’avancent cependant que très lentement en raison des incertitudes de l’après 2014.
Enfin, les Russes, dans le prolongement de la stratégie poutinienne de faire de la Russie le point d’équilibre de l’Eurasie [18] travaillent à la création d’une Union eurasiatique regroupant autour d’eux toutes les régions ayant appartenu à l’ex-URSS (Transcaucasie et Asie centrale). Les États-Unis, comme les Chinois [19], ont dit tout le mal qu’ils pensaient d’une telle initiative qui vise à recréer une configuration territoriale proche de celle de l’ex-URSS…
Le projet de route de la soie, s’il s’appuie sur la part de rêve d’une route mythique qui a pourtant bien existé pendant plus d’un millénaire, est un chantier qui sera non seulement indispensable dans le cadre de l’achèvement de la mondialisation mais, s’il n’est pas sapé par les conflits de toutes natures, peut permettre un rapprochement entre les cultures et les civilisations [20]. Il sera long à concrétiser, à l’échéance de plusieurs décennies, et sans doute très coûteux. Il est d’ores et déjà un enjeu de puissance entre la Chine et les États-Unis alors que l’Union européenne a sa propre vision d’un projet qui devrait un jour relier les deux pôles du continent eurasiatique entre lesquels non seulement la Russie se verrait bien en trait d’union mais est actuellement en train d’avancer ses pions dans une configuration, qui est pour être un écho de celle du XIXe siècle, pourrait se révéler inquiétante.
Rien n’interdit cependant que sa concrétisation se réalise sous le signe d’une relative coopération. Les Chinois ont lancé divers signaux dans cette direction. Ils ont pu souligner que dans le cadre de la Ceinture économique de la Route de la soie, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et la Communauté économique eurasiatique (CEEA) pourraient travailler ensemble sans exclure pour autant les projets régionaux américains [21]. Xi Jinping lui-même pouvait ainsi déclarer à l’automne 2013, à la veille du Sommet de Bali, que la Chine avait « une attitude d’ouverture face à quelque mécanisme que ce soit capable de favoriser l’intégration économique ». Le Premier ministre Li Keqiang ajoutait à la même époque pour présenter la nouvelle politique chinoise vis-à-vis de l’ASEAN, lors de la foire-exposition Chine-ASEAN de Nanning, que la Chine était « prête à discuter des échanges et des interactions » entre le RCEP [22] et d’autres accords-cadres. Cette ouverture chinoise [23]s’est aussi accompagnée d’une attitude nouvelle dans les médias officiels vis-à-vis du Trans-Pacific Partnership (TPP) décrit auparavant par les Chinois comme l’avatar économique de la stratégie du "pivot" américain vers l’Asie et plusieurs experts chinois ont été jusqu’à évoquer l’opportunité pour la Chine de rejoindre le TPP…
Avril 2014-Nazet / Diploweb.com
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4e de couverture
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[1] Expression due au géographe allemand Ferdinand von Richtofen (1833-1905).
[2] Cf. Luce Boulnois, La route de la soie, Dieux, Guerriers et marchands, Olizane, Genève, 2001.
[3] Cf. Claude Chancel et Michel Soutif, Les prémices de l’Eurasie : la route de la soie, Festival de Grenoble le 6 avril 2014.
[4] Cf. les Voyages d’Ibn Battûta (1304-1377).
[5] Cf. La carte des hydrocarbures en Asie centrale in Marlène Lauruelle, Sébastien Peyrouse , Éclats d’empires, Asie centrale, Caucase, Afghanistan, Fayard, 2013, p. 229.
[6] Cf. l’étude du CEPII, La géographie du commerce mondial, 1967-2011.
[7] Cf. Ben Simpfendorfer, La nouvelle route de la soie, Autrement, 2011.
[8] Le Quotidien du peuple du 25 octobre 2013.
[9] Jack Thomson, Asie du Sud-Est, La Chine fait les yeux doux à l’ASEAN, Afrique Asie, 21 décembre 2013.
[10] Cf. Le train Duisbourg- Chongquing, nouvelle route de la soie, Le Parisien, 29 mars 2014.
[11] Cf. Urumqi, le Grand Ouest in Le temps de la Chine, Félix Torres Editeur, 2013.
[12] Cf. Gabriel Grésillon, Ordos, la ville chinoise où les grues se sont arrêtées, Les Échos, 7 novembre 2012.
[13] Cf. Marlène Lauruelle et Sébastien Peyrouse, opus cité.
[14] Cf. N. Spykman, The Geography of the Peace, 1944.
[15] Expression due à Arthur Conolly (1806-1842) et popularisée par R. Kipling (Kim, 1901).
[16] Cf. Z. Brzezinski, Le grand échiquier, Pluriel, 1997.
[17] Cf. Universalis, Caspienne, géopolitique.
[18] Cf. Conflits n° 1, avril-mai-juin 2014.
[19] Pékin repousse le projet russe d’Union eurasiatique, Ria Novosti, 14 novembre 2013.
[20] Cf. le discours de Xi Jinping à l’UNESCO le 27 mars 2014.
[21] Cf. Brice Pedroletti, La Chine est plus ouverte aux initiatives économiques américaines en Asie, Le Monde, 7 octobre 2013.
[22] Le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) est un accord de libre-échange entre la Chine et l’ASEAN mis en place depuis le 1er janvier 2010.
[23] Plusieurs pays de la zone sont adhérents aux deux traités.
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