"La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi", Pierre Conesa, éd. Robert Laffont

Par Gérard CHALIAND , le 2 novembre 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Géopolitologue, spécialiste des conflits armés. Gérard Chaliand est régulièrement professeur invité dans de nombreuses universités étrangères (Harvard, Montréal, Berkeley,…). Il est auteur de plus de 30 ouvrages, dont une quinzaine traduits.

Gérard Chaliand présente le livre de Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi. Préface de Michel Wieviorka, Robert Laffont, 2011. Le prêt à penser politique contemporain trouve ici un miroir sans complaisance.

PIERRE CONESA est un esprit original. C’est-à-dire qu’il pense tout seul, exercice relativement rare, bien qu’il ne soit pas interdit, sinon par le souci de ne pas déplaire au pouvoir, aux appareils, à ce qu’on nomme l’ « esprit du temps » qui est, bien souvent, celui de la tyrannie de l’opinion publique.

Eviter l’émotion, garder l’esprit critique

La fabrication de l’ennemi est un exercice de lucidité politique fondé sur l’axiome selon lequel il ne faut pas, sans examen critique, adhérer à la propagande de son propre camp. Celle-ci étant masquée, drapée de sentiments vertueux et vouant l’autre aux gémonies. C’est ce processus de diabolisation de l’ennemi que ce livre analyse. Constat rigoureux, écrit avec un talent pamphlétaire chargé d’humour, il force parfois le ton, mais comment être autrement entendu ?

Sans ménager, ce qui va de soi, les dictatures, Pierre Conesa examine sans indulgence les « deux poids deux mesures » si souvent utilisés par les démocraties qui se prétendent les plus moralement respectables. En chemin, il rappelle que l’idée reçue, d’ailleurs fort récente, selon laquelle celles-ci seraient, par nature, pacifiques, est largement détrompée par les faits. Les démocraties peuvent aussi se faire la guerre, il suffit, à cet égard, que leurs intérêts soient suffisamment antagoniques.

Pierre Conesa ne manque pas de signaler la capacité des anciennes victimes à devenir des bourreaux, ce dont témoigne, dans la plupart des pays nouvellement indépendants, l’oppression des minorités ethniques ou religieuses.

Typologies de l’ennemi

L’ouvrage traite de l’ennemi en tant qu’objet politique et montre comment, de part et d’autre (la guerre de 1914-1918 est à cet égard exemplaire) on démonise l’Autre. C’est évidemment plus facile encore lorsqu’il y a une différence raciale. A cet égard, les propagandes américaines et japonaises durant la guerre du Pacifique sont toutes deux d’un racisme exemplaire.

La typologie de l’ennemi est particulièrement intéressante dans le cas des guerres civiles, ces conflits particulièrement cruels du Même au Même.

D’autres catégories sont décrites avec brio, comme celle de l’ennemi caché qui a une longue tradition fondée sur le complot comme explication de l’histoire. Cette perception continue, notamment en Orient, à avoir nombre d’adeptes. Encore que, dans des pays qui ne comptent guère d’analphabètes, les accusations portées contre les empires ou les axes du mal ont pu, encore récemment, rencontrer une adhésion notable et qu’il était couteux de les réfuter aux États-Unis, pays hautement démocratique.

Pierre Conesa sait de quoi il parle. Il manie, dans ce livre, un gros matériau politique sur plusieurs continents. Il a été l’un des directeurs de la Délégation des Affaires Stratégiques (DAS) du ministère de la Défense dont il a pu mesurer les pesanteurs avant de devenir le directeur général de la Compagnie Européenne d’Intelligence Stratégique. En matière d’analyse des ruses de « perversion de masse », il n’en est pas à son premier essai. [1]

Avec La fabrication de l’ennemi, Pierre Conesa donne un très salutaire ouvrage critique qui devrait rencontrer un large écho, à condition qu’on ait envie de l’entendre. Le prêt à penser politique contemporain trouve ici un miroir sans complaisance.

Copyright Novembre 2011-Chaliand/Diploweb.com


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Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi. Préface de Michel Wieviorka, Robert Laffont, 2011.

"La fabrication de l'ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi", Pierre Conesa, éd. Robert Laffont

Présentation par l’éditeur

Comment les hommes en viennent-ils à se massacrer légalement ?

« Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ! », avait prédit en 1989 Alexandre Arbatov, conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev. L’ennemi soviétique avait toutes les qualités d’un « bon » ennemi : solide, constant, cohérent. Sa disparition a en effet entamé la cohésion de l’Occident et rendu plus vaine sa puissance.

Pour contrer le chômage technique qui a suivi la chute du Mur, les États (démocratiques ou pas), les think tanks stratégiques, les services de renseignements et autres faiseurs d’opinion ont consciencieusement « fabriqué de l’ennemi » et décrit un monde constitué de menaces, de risques et de défis.

L’ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. On peut dresser une typologie des ennemis de ces vingt dernières années : ennemi proche (conflits frontaliers : Inde-Pakistan, Grèce-Turquie, Pérou-Équateur), rival planétaire (Chine), ennemi intime (guerres civiles : Yougoslavie, Rwanda), ennemi caché (théorie du complot : juifs, communistes), Mal absolu (extrémisme religieux), ennemi conceptuel, médiatique...

Comment advient ce moment « anormal » ou l’homme tue en toute bonne conscience ? Avec une finesse d’analyse et une force de conviction peu communes, Pierre Conesa explique de quelle manière se crée le rapport d’hostilité, comment la belligérance trouve ses racines dans des réalités, mais aussi dans des constructions idéologiques, des perceptions ou des incompréhensions. Car si certains ennemis sont bien réels, d’autres, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels.

Quelle conséquence tirer de tout cela ? Si l’ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s’agit moins au final d’une affaire militaire que d’une cause politique. Moins d’une affaire de calibre que d’une question d’hommes.

Voir un extrait et se procurer l’ouvrage sur le site des éditions Robert Laffont Voir


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[1La persuasion de masse (collectif), Plon, 1991, Agora, 1992.

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