"Nous vivons une révolution à la fois politique, économique et géopolitique. Les repères semblent flottants, mouvants et incertains. Cela créé une inquiétude psychologique. D’un autre côté, nous vivons la période géopolitiquement la plus favorable à la Pologne depuis la fin du XVIIe siècle. Aussi devons-nous profiter de ce temps exaltant pour construire vite et bien."
Pierre Verluise : Comment les Polonais vivent-ils l’adhésion de leur pays à l’Union européenne ?
Henryk Woźniakowski : Il faut distinguer deux niveaux, celui de la classe politique et les sensibilités des masses populaires. Ces deux niveaux ne sont généralement pas en relation. Ils se situent chacun par rapport à l’histoire, mais pas toujours de manière consciente et décodée. Les stéréotypes abondent.
Il importe de distinguer ces deux « étages », aussi bien en ce qui concerne les relations à l’Union européenne qu’avec l’Ukraine ou la Russie.
Le poids du passé est – pour ces deux niveaux – plus lourd en Pologne que dans les autres pays Occidentaux. Pourtant, cette « histoire » fait rarement l’objet d’une approche scientifique, peut-être parce que la période soviétique a été manipulatrice de l’histoire.
Le XIX e et le XX e siècles sont très présents dans le subconscient des Polonais d’aujourd’hui. Le vécu des partages de la Pologne, l’occupation nazie, la dictature communiste sont des références quotidiennes. Un point commun à ces trois périodes : l’absence d’un Etat polonais indépendant. L’expérience de la non souveraineté a plusieurs résultats. D’abord, l’observateur constate une quête d’indépendance qui s’exprime en dehors du politique : dans l’espace religieux, la vie culturelle, la réflexion éthique. Ensuite, l’historien observe un fort courant nationaliste après la Première Guerre mondiale. Ce courant n’a jamais emporté la majorité mais il pèse sur la vie politique.
A partir de 1945, la période communiste a fonctionné comme un frigidaire, congelant les attitudes dans leur posture antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Les représentations ont donc peu évolué durant la période 1945-1989. Après la chute du Rideau de fer, les attitudes sont ressorties du frigidaire telles qu’elles étaient en y entrant, donc sérieusement décalées par rapport au monde contemporain. Il en a résulté de très fortes tensions dans le cadre d’une maturation très rapide dans un contexte de transition économique et sociale. La place de l’Eglise par rapport à l’Etat a ainsi fait l’objet de discussions âpres.
P.V. Aujourd’hui, comment ces conditions pèsent-elles sur la mémoire collective et le positionnement de la classe politique ?
H.W. Cela se traduit de plusieurs manières.
D’abord, j’observe un attachement viscéral à la souveraineté et à l’indépendance nationale reconquises voici moins de quinze ans. Il en résulte des doutes, des craintes et des questions quant à la perte d’une partie de la souveraineté polonaise via l’adhésion à l’Union européenne. Bien qu’en échange, la Pologne obtienne par là même une parcelle de la souveraineté de l’UE. Il n’empêche que cette question suscite une tension évidente, même chez les Polonais qui ne peuvent pas être taxés de nationalisme.
Ensuite, je constate une forte méfiance vis à vis des institutions politiques quelles qu’elles soient. Il importe de savoir que les Polonais restent encore très méfiants vis à vis de leur propre Etat. Alors que la période soviétique est terminée depuis plus d’une décennie, nous n’avons toujours pas brisé la barrière entre « nous » et « eux », l’Etat. Ce schéma de type communiste reste en vigueur. Il est vrai que certains partis politiques ne font rien pour susciter la confiance. Le gouvernement de L. Miller – post-communiste – a perdu beaucoup de son autorité pour cause de corruption. Des responsables de haut rang sont impliqués dans des affaires politico-criminelles qui nourrissent cette manière de voir. Par ailleurs, les procédures administratives ne cessent de changer, par exemple en matière fiscale, ce qui déroute les citoyens. Voici pourquoi beaucoup de Polonais sont devenus méfiants à l’égard du gouvernement de L. Miller (2001 – 2004).
L’Etat reste perçu comme une force d’oppression étrangère au citoyen. Résultat, le niveau de légitimité émotionnelle de l’Etat demeure faible.
P.V. Comment l’adhésion à l’UE a-t-elle été placée dans le débat politique ?
H.W. Heureusement, depuis 1989 tous les gouvernements ont été plutôt pro-européens, s’accordant sur l’idée que la raison d’Etat exige l’intégration de la Pologne à l’UE. Le référendum pour valider ce processus s’est globalement bien passé, les 7 et 8 juin 2003, bien que le gouvernement ait été en difficulté à ce moment.
En février 2004, plus de 60% de la population polonaise déclare nettement sa volonté d’intégrer l’UE. 22 à 23% sont résolument opposés. Ces résultats – un peu moins bons qu’au moment du référendum – résultent de la légitimité en baisse du gouvernement. Plusieurs partis d’extrême droite – dont la Ligue des familles polonaises - , Loi et justice, et un parti de type poujadiste appelé Samoobrona (Autodefense) produisent un discours très critique à l’égard des institutions communautaires.
La position du gouvernement de L. Miller a été encore amoindrie par les négociations avec l’UE. Les négociations de Copenhague (2002) ont été présentées comme un marchandage à la fois détaillé et rude. Reste que l’Europe de Jean Monnet et de Robert Schumann a disparu derrière des questions de quotas et de périodes transitoires. Les aspects techniques ont caché l’idée européenne de solidarité au service d’un espace de coopération et de paix. Le sommet de Copenhague a été présenté comme le combat de la Pologne contre les membres de l’UE15 et non comme la construction d’un espace de connivence. Tous les partis politiques polonais se sont inscrits dans cette perspective conflictuelle. Résultat, le public a perçu ces négociations comme mettant en jeu l’intérêt national contre l’UE. Les rares voix exprimant une autre sensibilité ont été peu entendues. Les pays candidats comme les pays déjà membres ont tous une part de responsabilité.
Par la suite, le processus de la Convention a inquiété beaucoup de Polonais sur deux points : les modalités de vote au Conseil et une référence à la chrétienté dans un préambule constitutionnel. Le gouvernement de L. Miller a été piégé par sa faiblesse. L’opposition ayant lancé l’appel : « Nice ou la mort », le gouvernement s’est attaché à défendre à tout prix le compromis institutionnel du traité de Nice. En décembre 2003, L. Miller n’a donc pas présenté de proposition de compromis, à cause de sa non légitimité émotionnelle. L’échec de ce sommet européen est – pour la partie polonaise – le résultat d’une instrumentalisation interne d’un débat de politique « étrangère » communautaire.
Début 2004, la presse polonaise a commencé à assouplir les positions et le débat se développe. Le terrain d’un compromis s’élabore peu à peu. [1]
La question d’une référence à la chrétienté dans le préambule ressortira à un moment ou un autre, d’abord parce que la majorité des Polonais y est attachée, ensuite à cause de la position du pape Jean-Paul II. [2] Là encore, les hommes politiques des pays candidats comme des pays déjà membres ont fait des erreurs, peut-être davantage à l’Ouest.
P.V. Quelles sont les relations entre la Pologne et les pays Occidentaux ?
H.W. Début 2003, le Premier ministre polonais a signé la lettre des huit, sans prévenir – voilà son erreur - Paris et Berlin. Ce qui a suscité une vive réaction du Président de la République française, Jacques Chirac. Ses propos ont été très mal vécus en Pologne. Cette affaire a beaucoup dégradé l’atmosphère de l’intégration européenne et l’image de la France en Pologne. Il semble pourtant souhaitable de mettre en œuvre une forme d’alliance entre la France, l’Allemagne et la Pologne.
Les Allemands et les Français peinent à comprendre le soutien polonais à la guerre en Irak, mais il faut le mettre en perspective historique. Le souvenir de la conférence de Téhéran (1943), l’insurrection de Varsovie (1944), la conférence de Yalta (1945)… restent vivaces dans les esprits polonais.
Les résistants polonais ont été membres de la coalition contre l’Allemagne nazie, mais ils ont été laissés seuls face à Staline, en toute connaissance de cause. Nous n’avons pas oublié l’époque communiste, ni les flirts entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Nous gardons encore en mémoire les relations parfois ambiguës entre la France et l’Union soviétique.
Face à ces petits jeux, les Etats-Unis ont été durant la Guerre froide les seuls opposants valables à l’impérialisme soviétique. La position polonaise a été mal comprise, c’est dommage, d’autant que chacun sait que tous les gouvernements doivent composer avec leur opinion publique.
P.V. Le thème de l’Union européenne est-il instrumentalisé en Pologne ?
H.W. Oui, la faible légitimité émotionnelle du gouvernement polonais est pour certains un argument de poids en faveur de l’intégration communautaire. Peut-être Bruxelles parviendra-t-elle à imposer des standards au bénéfice de l’intérêt général, notamment en matière de lutte contre la corruption.
De son côté, le gouvernement a tendance à charger Bruxelles de la responsabilité de décisions que la rigueur économique impose, par exemple dans le domaine budgétaire. Il s’agit d’un artifice et d’un abus contreproductif sur le long terme.
P. V. Comment comprenez-vous les relations avec votre environnement géopolitique oriental ?
H.W. Il faut relever une nette amélioration des perceptions mutuelles avec la Lituanie, la Biélorussie, la Russie et l’Ukraine. Cependant, les régions orientales de la Pologne craignent que l’intégration communautaire induisent une fermeture de la frontière nuisible aux activités commerciales. Alors que les Ukrainiens n’avaient précédemment pas besoin de visa pour venir en Pologne, il leur faut depuis 2004 demander et obtenir un visa. La frontière est maintenant davantage surveillée pour préserver les intérêts de l’Union européenne, notamment en matière de criminalité économique.
Les Polonais souhaitent pour certains intégrer l’Ukraine et peut-être un jour la Biélorussie à l’Union européenne. Parce que l’Ukraine a fait partie de la Pologne antérieure aux partages. Alors que l’Ukraine orientale a pris au XVII e siècle une orientation pro-russe, l’Ukraine occidentale a conservé la mémoire des rebellions et des guerres civiles, ayant comme but jamais achevé l’indépendance nationale. Leur souvenir a été entretenu par la littérature et l’historiographie. En effet, l’historiographie polonaise considère qu’une des raisons de l’affaiblissement de la Pologne a été la mainmise de la Russie sur l’Ukraine.
Au-delà de cette référence historique, ce projet a un objectif géopolitique à moyen terme : créer une ceinture de protection entre la Pologne et la Russie.
En fait, ces idées puisent une part de leurs racines dans des analyses produites dans les années 1960 par le rédacteur en chef de la revue Kultura, Jerzy Giedroyc. Pour l’anecdote, la rédaction avait son siège en région parisienne, à Maison Laffitte. Les dirigeants contemporains de la Pologne se réclament de cet héritage géopolitique. Leur objectif est de constituer aux frontières orientales de la Pologne une couronne de pays indépendants – si possible intégrés dans l’Union européenne – pour faire tampon avec la Russie. Ce qui - en fin de compte - contribuerait a l’amélioration souhaitable des relations entre la Pologne et la Russie.
Un exemple des problèmes : début 2004, la Russie – qui reste notre principal fournisseur de gaz – a stoppé la fourniture de gaz à la Biélorussie, qui se trouve entre nous. Résultat, la Pologne a fait les frais de cette guerre du centre à la périphérie de son empire. Beaucoup de Polonais considèrent que le gouvernement de L. Miller est coupable de ne pas avoir précédemment poursuivi les négociations avec la Norvège pour diversifier notre approvisionnement énergétique. Une fois la Pologne membre à part entière de l’UE, comment le Conseil européen réagira-t-il devant ce genre de pratique à notre encontre ? Acceptera-t-on que Moscou mette ainsi en difficulté un pays membre de l’UE ?
P.V. Que pensez-vous des relations privilégiées que certains Allemands souhaitent développer avec la Russie ?
H.W. Par le passé, l’alliance entre Berlin et Moscou a été à la source des pires mésaventures polonaises. La Pologne craint donc a priori une alliance entre l’Allemagne et la Russie passée sans notre participation. Une fois la Pologne entrée dans l’Union européenne, notre relation à l’Allemagne sera vécue autrement. Les représentations héritées de l’histoire peuvent se dissiper à long terme. Il faudra encore beaucoup d’initiatives politiques imaginatives et fructueuses pour que la mémoire de Katyn et des déportations au Goulag que nous gardons dans chaque famille soit équilibrée par les images positives.
Par ailleurs, il faut bien dire que les Polonais ne comprennent pas la russophilie de beaucoup de Français.
P.V. Rencontrez-vous en Pologne, comme dans d’autres pays, une difficulté à informer au sujet de l’Union européenne ?
H.W. Il existe dans les pays post-communistes une difficulté spécifique puisque nous vivons une transition permanente depuis la fin des années 1980. Nous sommes constamment confrontés à l’inconnu, à l’incertitude, à de nouvelles règles.
Nous faisons donc l’expérience d’un déficit cognitif à la fois permanent et inévitable. Pour avoir été porte-parole adjoint du premier gouvernement de la transition, je sais d’expérience que tous les efforts pour expliquer à l’avance ce qui va se passer sont vains. Parce que la majorité de la population n’est pas en mesure d’absorber un propos théorique. Il en résulte de très fortes craintes qui ne peuvent être dépassées que par des espoirs. Une fois l’économie de marché effectivement mise en place, chacun en a vu le côté pratique et les craintes se sont dissipées. Il en ira de même avec l’intégration à l’Union européenne. En dépit des efforts du gouvernement, de l’UE et des Organisations non gouvernementales, le déficit cognitif est resté une réalité. Après quelques années d’intégration effective, cela ira mieux.
Ce nouveau changement se produit dans une société troublée par une transition permanente et inachevée. Nous vivons une révolution à la fois politique, économique et géopolitique. Les repères semblent flottants, mouvants et incertains. Cela créé une inquiétude psychologique. D’un autre côté, nous vivons la période géopolitiquement la plus favorable à la Pologne depuis la fin du XVIIe siècle. Aussi devons-nous profiter de ce temps exaltant pour construire vite et bien.
Manuscrit clos le 14 mai 2004.
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